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commandé aux chefs de service d'user de cette punition envers leurs inférieurs.

Est-il très surprenant qu'avec un tel régime, les employés, non-seulement commettent des concussions pour vivre, mais encore se livrent à la mendicité. On a vu des écrivains, des militaires demander l'aumône en disant: « Il y a quinze mois que je n'ai reçu de solde, » comme un pauvre ouvrier d'Europe dit : << Il y a quinze jours que je suis sans ouvrage. »Notre compagnon de voyage, M. le docteur Estienne, a trouvé à la citadelle du Caire un soldat en faction qui lui a tendu la main avec le mot backchis (donnez-moi quelque chose). A la porte de la ville on ne visita point nos malles, parce qu'on nous reconnut pour simples voyageurs, mais un douanier vint à nous, sollicitant un backchis. Au surplus ajoutons, pour finir ce chapitre, que cette sorte de mendicité est générale en Egypte. Backchis est assurément le mot le plus usité de la langue arabe vous l'entendez sortir incessamment de toutes les bouches, sur les routes, dans les villes, au milieu des campagnes, depuis Alexandrie jusqu'à Syène; les enfants le bégaient, nous croyons, avant ceux de père et mère. Un fellah suit un jour un voyageur qu'il voit descendre de sa barque à terre, le fusil sous le bras pour aller tirer quelques pigeons; au bout d'une demi-heure il s'arrête et lui demande un backchis.Pourquoi donc? dit l'autre. — Pour vous avoir regardé chasser, répond l'Egyptien. Tout le monde mendie dans ce malheureux pays. Le marchand même dont vous acquittez un compte vous poursuit du cri universel: backchis, backchis! Et si l'on pouvait analyser cette vague rumeur de voix humaines qui s'élève des lieux habités, la domimante sur les bords du Nil serait assurément backchis, backchis.

CHAPITRE II.

Administration de la justice.

Juges et Prisons.

Vénalité des juges.
Le vice-roi viole la loi.
Le garde-magasin qui cherche son

Grand-cadi. Témoins à bon marché. Le pouvoir de ses fonctionnaires est sans limite. voleur.- Aucun tribunal protecteur du faible.-Les pachas font enlever les ouvriers dont ils ont besoin. Méhémet-Ali a conservé le droit de vie et de mort. - Personnes décapitées, lors de la première expédition en Syrie, pour avoir parlé de ce qui s'y passait.

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Fellah pendu pour avoir abandonné son village. Assassinat d'Achmet-Pacha. Sorcière noyée par ordre de Méhémet-Ali. Le pal encore appliqué en 1837. Les agents du vice-roi ont aussi droit de vie et de mort. Le pacha de Syout fait pendre trente fellahs, et en fait décapiter douze, pour une barque pillée. Méhémet-Ali fait bâtonner un colonel devant lui. La bastonnade; elle tue. La question. Effroyable supplice. -La torture est la conséquence logique des châtiments corporels. Les Orientaux, moins cruels que les colons, ne battent pas les femmes. Les galères; elles ne flétrissent pas. —Galériens à l'arsenal d'Alexandrie.- Despotisme oriental.-Prison du Caire, salle des pauvres, salle des riches. Dourah. Les musulmans pardonnent facilement. Petit nombre des prisonniers.

Fatalisme.

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L'administration de la justice ne répond que trop à l'organisation fiscale dont nous avons donné un aperçu dans le chapitre précédent.

Le sultan, de qui émane toute justice, puisque, représentant de Dieu sur la terre, il est tout à la fois chef spirituel et temporel de l'islamisme, envoie chaque année au Caire un grand-cadi dont la juridiction s'étend sur l'Egypte entière.

Le grand-cadi actuel est un vieillard à tête branlante, qui, pour tout dire en un seul mot, ne parle pas même la langue des gens qu'il condamne ou absout; il ne sait pas une syllabe d'arabe, et c'est par drogman que juge le magistrat suprême. On examine les causes afférentes à son haut tribunal dans des chambres d'instruction où chacun se défend ou se fait défendre

par qui il lui plaît1; puis on lui porte la procédure, et il rend ses arrêts le plus ordinairement sans même voir les parties!

Le grand-cadi a sous lui, dans les provinces, les naïbs (espèces de substituts), et dans les villages les cheiks, qui agissent à peu près aussi rationnellement. Ces magistrats, de même que leur supérieur, décident selon leur gré ou leur caprice. Il n'existe point de lois précises: la base de toute doctrine judiciaire est dans les préceptes du Coran, et l'on conçoit qu'ils les interprètent comme il leur convient, qu'ils y trouvent ce qu'ils veulent. Tout le monde sait, au surplus, qu'en Orient les plaideurs rencontrent aux alentours des tribunaux des témoins prêts à déposer de quoi que ce soit à bon marché.

La vénalité des juges turcs est un fait proverbial: la partie la plus puissante ou la plus riche a toujours raison devant eux ; ils ne rendent pas la justice, ils la vendent; et un homme du pays, auquel je demandais si ceux d'Egypte étaient accessibles à la corruption, me répondit : « Ils ne sont accessibles qu'à cela. » Le grand-cadi, bien qu'il ne demeure qu'un an au Caire, y fait toujours une fortune. Le mal a sa principale source, il est vrai, à Constantinople, où le cadiah d'Egypte s'adjuge, pour ainsi dire, au plus offrant; mais le tout-puissant vice-roi n'a rien fait pour y porter remède.

A bien prendre, il n'y a véritablement pas de justice en Egypte; les tribunaux même n'y sont qu'une forme, et encore ne s'occupent-ils guère que d'affaires civiles. Le vice-roi est maître absolu et souverain, il est au-dessus de la loi, et quand il viole telle ou telle règle établie, il dit comme un insensé : « Je l'ai faite, je puis la défaire. » Le pouvoir des gouverneurs, des moudyrs, des cheiks est sans frein, sans contrôle, illimité, et l'administration de ces rudes maîtres, qui ne connaissent d'autre argument que le courbach, entretient et augmente encore l'abrutissement des fellahs et leur stupide soumission. Citons un fait qui s'était passé à Louqsor peu de jours avant notre arrivée à ce village.

1 Il n'y a pas de corps d'avocats en Orient.

Un garde-magasin du gouvernement est volé; il soupçonne deux hommes, il les dénonce, et, bien qu'ils protestent tous deux de leur innocence, bien qu'il ne s'élève aucune charge contre eux, on leur donne à chacun cinq cents coups de courbach pour les engager à avouer. Ils n'avouent rien; on les renvoie purement et simplement, sans qu'ils aient aucune espèce de réclamation à faire. Ils ne songent même pas à en faire, les malheureux! La chose est commune, elle se répète chaque jour, à chaque heure; on s'est trompé, n'en parlons plus. Un autre homme alors est accusé, même épreuve : il est jeté en prison, enchaîné, mis plusieurs jours de suite sous le bâton, et puis relâché, sans qu'il soit possible de reconnaître en lui l'auteur du méfait. Or, il faut considérer que ces affreuses violences ont lieu sur l'unique déposition du garde-magasin, qui cherche ainsi de bonne foi son voleur! Mais il y a mieux dans le cas où il aurait pu, et il est presque permis de dire, où il aurait voulu trouver deux personnes qui attestassent avoir été témoins du vol, voici ce qui serait arrivé: tous les habitants de Louqsor eussent été taxés proportionnellement jusqu'à concurrence de la somme!.... Tel est effectivement le moyen qu'a trouvé le législateur de l'Egypte pour créer l'ordre; il impose à tous les membres des villages la responsabilité des crimes qui s'y commettent, à moins qu'ils ne dénoncent le criminel!

L'arbitraire le plus grossier règne partout; il n'y a point de tribunal où un homme pauvre, lésé par un homme considérable, puisse trouver protection. Le peuple n'a aucune garantie; il appartient à tous les pachas, qui usent de lui à discrétion; il n'a pour son indépendance aucune sauvegarde, pour sa personne et le libre emploi de ses forces et de son industrie, aucune sûreté. Le grand exploite le petit à son gré. « Quand un prince, << un haut dignitaire veut faire construire, dit M. Hamont, «< qui a passé douze années en Egypte, quand il a besoin d'ou<<vriers, de manoeuvres, de menuisiers, de charpentiers, de << maçons, de tailleurs ou autres, des soldats courent les rues, << enlèvent les premiers venus et les conduisent à leurs maîtres, << qui les font travailler sous bonne garde. L'ouvrage fini, les

<< pachas paient ou ne paient pas. Les ouvriers s'en vont, atten«<dent, réclament, attendent encore, et souvent, après deux an« nées de réclamations, ils reçoivent la moitié, les deux tiers de <«< ce qu'ils espéraient toucher. Si le harem d'un pacha, si la fille « de Méhémet-Ali, par exemple, veut établir des divans neufs « dans ses appartements, si elle veut faire confectionner des << habillements, elle ordonne de prendre tous les tailleurs grecs « de la ville; ils sont conduits au palais, bon gré mal gré, et ils << restent là jusqu'à ce qu'il plaise à la maîtresse de les renvoyer; <<<< enfin elle fixe le prix de la journée. Lorsqu'un grand voyage « sur le Nil par un mauvais temps ou que les vents sont <«< contraires, il fait tirer son embarcation par des fellahs ri<< verains, que ses serviteurs saisissent et maltraitent 1. »

Les Egyptiens n'ont pas plus de garantie pour leur existence que pour le reste: elle dépend d'un caprice. MéhémetAli n'a posé aucune borne à la toute-puissance de sa volonté ; il a conservé le droit de vie et de mort sur ses sujets, et il l'a maintes fois exercé avec tout le cynisme d'un pacha du vieux temps. Lors de la première expédition des troupes égyptiennes en Syrie, la prolongation du siége de Saint-Jean-d'Acre donna lieu à des bruits sinistres; on disait au Caire qu'Ibrahim-Pacha avait été complètement défait. Le vice-roi, irrité, prescrivit de mettre à mort quiconque parlerait en public des affaires de Syrie. Il répandit des espions dans la ville, et plusieurs personnes furent décapitées sur la place de Roumelie, au pied de la citadelle, pour avoir laissé échapper de leurs lèvres les noms d'Ibrahim et de Saint-Jean-d'Acre! Il n'y a pas encore deux ans que Méhémet a prononcé la peine de mort, par une simple ordonnance, contre les individus absents de leurs villages, qui n'y seraient pas rentrés dans le délai d'un mois, en fussent-ils sortis depuis leur enfance. Et cette ordonnance n'a pas donné lieu seulement aux investigations les plus vexatoires et à de cruelles bastonnades, elle a été appliquée une fois à la lettre. Un pauvre fellah a été réellement pendu, à titre d'exemple,

1 2e vol., page 363.

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