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travail est général en Egypte, où il paraît adopté depuis longtemps, et les hommes spéciaux assurent qu'elles ne s'en trouvent pas mal. De même on ne laisse jamais le sol en jachères. Les fellahs savent par tradition, depuis la plus haute antiquité, ce que la science d'Europe a découvert depuis peu d'années seulement, qu'il suffit d'alterner les cultures pour que la terre produise toujours sans avoir besoin de repos.

Le manque d'animaux de labour gêne beaucoup l'exploitation agricole; mal nourris et mal soignés, employés trop jeunes, excédés de travail, ils ont été décimés par des épizooties terribles. Le vice-roi a fait venir d'Afrique des buffles dont la douceur et la force rendent de grands services, et dont les femelles donnent d'excellent lait; mais ils sont encore en trop petit nombre. Ce ne serait d'ailleurs qu'avec l'aide du temps et d'une bonne administration qu'on pourrait réparer le mal.

Ici se présente, avec des circonstances plus repoussantes, avec un caractère plus hideux que nulle autre part, le monstrueux spectacle qu'offre la société telle qu'elle est encore constituée partout. Les fellahs, à demi nus, sèment et récoltent du froment pour les riches, et ils ne mangent que du dourah!

3 décembre.

Le vent, toujours contraire, est si fort et si froid, que, malgré les habits de drap, un manteau est très utile, surtout le matin et le soir. Les fellahs sont évidemment bien moins sensibles que nous au froid; nos hommes paraissent à peine s'en apercevoir. Cela doit tenir à l'habitude qu'ils ont de vivre en plein air et d'avoir constamment nus les bras, les jambes, et, on pourrait dire, le corps entier. Toutes les parties de leur corps, raffermies par le perpétuel contact de l'air, supportent plus aisément les intempéries. Le costume des fellahs se borne à une sorte de tunique à manches courtes, qui laisse le cou découvert, descend au-dessous du genou et est serrée à la hauteur des hanches par une corde. Ils marchent nu-pieds et leur tête rasée est couverte d'une calotte en feutre blanc. Les plus pauvres se contentent de la calotte en toile blanche qu'à la ville on met sous le tarbouch. Les gens un

peu plus aisés portent, outre la tunique, une chemise blanche, à longues et larges manches. Lorsqu'ils travaillent, ils relèvent ces manches, et les attachent par leurs extrémités derrière le cou, de façon à laisser les bras libres et nus. Enfin, les hommes qui n'appartiennent pas à la classe des laboureurs, comme les artisans, les petits marchands, par exemple, remplacent la tunique par une longue robe, assez semblable à nos blouses, mais très large, descendant sur les pieds et flottante. Les moins pauvres ont, de plus, un surtout de couleur brune, coupé par devant, fait d'une étoffe de poil de chameau très épaisse, très lourde et très chaude. Ce vêtement est indispensable à cette époque de l'année, où les soirées, les nuits et les matinées sont extrêmement fraîches. La robe et la tunique en toile de coton sont uniformément bleues, et teintes dans le pays. Il n'est guère de village qui n'ait une petite fabrique d'indigo, en plein vent, composée de trois ou quatre jarres en terre cuite, dans lesquelles on prépare la plante que chacun cultive pour ses besoins.

Les femmes fellahs sont toutes, sans exception, vêtues d'une robe large, volante et courte, ouverte sur la poitrine, et attachée par un simple bouton à la hauteur des clavicules. Elles marchent nu-pieds, comme les hommes, et ont toujours la tête enveloppée d'un grand voile de laine légère, dont elles se servent fort adroitement pour se cacher le visage, de façon à n'avoir qu'un œil de découvert. Quant elles ont besoin des deux mains, elles tiennent ce voile dans la bouche; robe et voile sont toujours bleus. Les femmes fellahs n'usent jamais d'autre couleur. Leurs mouvements acquièrent, par l'usage où elles sont de tout porter sur la tête, une souplesse et un équilibre remarquables, et le long voile livré à l'air, joint à la robe flottante, achève de leur donner une très belle tournure. Lorsqu'elles reviennent du Nil, la tête chargée d'une grande jarre d'eau avec une autre plus petite sur une main renversée, on croit voir marcher une statue antique. La moitié du génie des anciens est d'avoir toujours eu de beaux modèles sous les yeux. Ils copiaient la nature.

On a beaucoup parlé de la dissolution des femmes fellahs; ce que nous pouvons dire à cet égard c'est qu'elles s'enfuient

toutes quand nous approchons de leurs demeures, et s'éloignent du chemin quand nous les rencontrons. Elles mettent autant d'importance à se cacher le visage qu'elles en mettent peu à se cacher la poitrine; c'est même, pour un Européen, un curieux renversement des lois de la décence. L'éducation, les habitudes générales, développent en elles cette manière de sentir dès leur plus jeune âge. Plusieurs fois nous avons trouvé dans les villages de petites filles, à peu près nues, qui, n'ayant qu'une loque, s'en couvraient la figure, à notre approche, et non pas le milieu du corps. On peut bien juger, par là, que la pudeur est une vertu toute de convention; ce qui ne lui enlève rien de sa grâce ni de sa nécessité; elle charme toujours, quelque part qu'on la place.

Les femmes de toute condition se rougissent les ongles et se font des dessins dans la paume des mains avec une plante tinctoriale appelée henneh. La puissance colorante du henneh est tellement vive, que ce singulier ornement tient trois semaines et un mois sans avoir besoin d'être renouvelé. Autrefois elles se teignaient en noir le contour cillaire des yeux, en prolongeant la ligne un peu plus loin que l'angle de l'œil, pour le faire paraître plus grand; mais cette mode, imitée des anciens et plus étrange que désagréable, commence généralement à passer. Les femmes fellahs, qui ont moins le temps de s'adonner à ces recherches, ont, par compensation, un petit tatouage bleu sur les bras, les mains, le menton et le front. On en voit aussi quelques-unes, parmi elles, qui portent un anneau d'or dans la narine droite. Cet abominable luxe se perd heureusement tous les jours davantage, et devient extrêmement rare, surtout dans la Moyenne et la Basse-Egypte.

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Les pauvres matelots ont encore tiré la cordelle tout le jour, et nous avons péniblement gagné à quatre heures du soir la ville de Beny-Soueff, l'ancien Ptolémaydon (7 myriamèt. du Caire).

Beny-Soueff appartient à la province de Fayoum, qui forme, sur la rive gauche du Nil, une sorte d'appendice attaché à la longue bande de terre qui constitue le pays d'Egypte. Cette province se prolonge assez loin dans le désert, et paraît devoir son existence phénoménale à des marécages. C'est à l'extrémité du Fayoum que le roi Touthmosis III, dit Moris, fit creuser, 1,700 ans avant notre ère, le fameux lac qui porte son dernier nom. Des écluses y retenaient les eaux amenées par le débordement périodique, et les répandaient ensuite dans la BasseEgypte. Il y a tout lieu de penser que Moeris ne fit que profiter des dispositions de la vallée pour oser entreprendre et pouvoir achever ce réservoir de 20 myriamètres de tour, dit-on. Il ne reste plus que le nom et les traces de ce colossal ouvrage. On fabrique aujourd'hui dans le Fayoum beaucoup d'essence de rose assez estimée.

Beny-Soueff, siége du gouvernement de la Moyenne-Egypte, est une misérable petite ville bâtie, non pas précisément en boue, mais en briques crues (mélange de terre et de paille hachée), simplement séchées au soleil. Il n'y a guère de construction en pierre que la maison du gouvernement, un palais que MéhémetAli s'est fait construire pour le cas où il voudrait, en voyage, s'arrêter un jour à Beny-Soueff, et une belle caserne de cavalerie. Entre le palais toujours inhabité et la caserne, sont d'affreuses huttes de boue où logent les femmes des militaires. Le régiment change-t-il de garnison, les femmes abandonnent sans peine leurs tristes demeures, et vont en refaire de nouvelles près de la résidence de leurs maris.

9 décembre.

C'est à grand'peine que nous avons pu nous amarrer ce soir devant Feschné. La navigation de Beny-Soueff à Feschné, par un vent ordinaire, est de douze heures; la nôtre en a duré quarante-huit. Il est vrai que, condamnés à n'avancer qu'à force de bras, nous sommes obligés de suivre les moindres sinuosités du rivage; nous ne pouvons couper aucun angle, et c'est assurément doubler le trajet, car jamais fleuve, comme disent les poètes, ne s'est éloigné de sa source avec plus de regret que celui-ci. En somme, nous avons mis moins de temps pour venir de Marseille à Alexandrie que du Caire ici.

On est allé, ce matin, acheter quelques poules dans un village. L'opération a duré près d'une heure, parce que, pour attraper ces poules à l'entour de la chaumière où elles couraient en liberté, on n'a rien trouvé de mieux que de lancer contre elles une douzaine d'enfans qui ont fini, après de longs efforts, par en atteindre quatre à la course. Nous n'avons pas d'autre nourriture depuis le départ; excepté dans les villes principales, il est impossible de trouver même du mouton.

L'élève des poules est la grande industrie des villages, on pourrait dire la seule; ils en alimentent les villes, où il s'en consomme une quantité innombrable. Les poules se vendent deux piastres (50 cent.); les œufs, le lait, tout le reste est dans la

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