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calme de la persévérance qui produit les choses durables. Il sait donner un million, dix millions pour fonder; il lésine sur une dépense de détail de dix piastres, d'une piastre pour compléter et entretenir. Il est plus préoccupé de jouir et d'éblouir que de consolider. Ainsi, par exemple, il consacra vingt mille francs à l'achat d'une assez belle collection de préparations anatomiques; mais on fut cinq ans à lui arracher l'argent des vitrages indispensables pour la loger, et il a fini par donner des armoires en menuiserie, si mal faites et si mesquines, qu'elles déshonorent la collection, d'ailleurs fort endommagée.

Alors, du moins, les écoles n'avaient à subir que les effets de cette fâcheuse disposition d'esprit; aujourd'hui, c'est contre un mauvais vouloir très prononcé qu'elles ont à disputer leur existence. La solde des élèves est payée plus irrégulièrement que jamais. Au moment où nous visitâmes l'école de médecine, ils n'avaient point touché un para depuis seize mois; tous les professeurs et employés, sans excepter les domestiques, étaient dans le même cas, et l'on réglait une année seulement à ceux dont les appointements mensuels n'allaient pas au delà de cent piastres (25 francs.). Les autres devaient encore attendre indéfiniment.

Les écoles n'ont point de budget particulier; rien n'est arrêté, rien n'est fixe; on leur donne à mesure de leurs besoins, et elles sont obligées de s'adresser au ministère pour la plus petite chose. Mais les ministres de Méhémet-Ali ne sont que les principaux commis de ce grand négociant; bien qu'une organisation administrative récente leur ait donné une sorte de liberté, ils n'osent ordonnancer la moindre dépense sans en référer à lui. Nous avons vu, au Caire et dans les provinces, les objets que renferment les magasins de l'État, couverts d'une épaisse couche de poussière venant du dehors, parce qu'on attendait l'autorisation, demandée depuis trois semaines, de rétablir des vitres cassées! Méhémet-Ali a la manie de s'occuper de tout par lui-même, et les directeurs ont des peines incroyables à obtenir les choses les plus indispensables aux études. Il a déclaré qu'il voulait économiser, mais il entend par économiser ne pas laisser sortir

une piastre de ses caisses. Tout ce que l'on ne dépense pas est économisé! Pour vaincre ces difficultés de détail, toujours renaissantes, les Européens directeurs ont besoin de cet amour inné qui attache les hommes aux choses qu'ils ont créées; c'est avec des efforts inouïs qu'ils conservent ce qui reste; ils ne pourront en retarder longtemps la destruction complète.

Comme exemple de l'incurie et du désordre qui caractérisent l'administration de Méhémet-Ali, et de ce qui arrivera lorsqu'il sera parvenu à se débarrasser de tous les Européens, citons un seul fait; il est fabuleux, incroyable, mais authentique. Nous le tenons de la bouche même de celui qui y joue le principal rôle.

Après la peste de 1835, M. le docteur Aubert Roche, qui, pour le dire en passant, avait montré un admirable courage pendant le fléau, reçut ordre, à l'hôpital de Ras-el-Tin, où il était médecin en chef, de brûler la paille qui compose le seul matelas des lits. Le docteur, ravi de renouveler ses paillasses, exécuta l'ordre avec empressement. Mais, hélas! quoiqu'il y eût de la paille aux portes d'Alexandrie, il n'en put obtenir qu'au bout de cinquante-deux jours de correspondance, de prières, de démarches, de sollicitations auprès de l'autorité. Pendant ce temps-là, les malades couchaient par terre, sur des nattes !

Les écoles n'étaient pour Méhémet-Ali que des instruments de guerre; il y renonce aujourd'hui que son rôle d'agresseur est fini, et qu'il a dû perdre l'espérance de conquérir le trône du sultan. Il n'a plus besoin d'armée, il ne veut plus d'école. S'il avait eu le réel désir de régénérer l'Egypte, il aurait profité de la paix pour donner aux établissements d'instruction un nouveau lustre, pour en faire d'actifs agents de perfectionnement, pour y former des hommes distingués qu'il eût répandus dans le pays avec la noble mission d'enseigner. Il aurait employé l'argent que ne dévore plus la guerre à augmenter le nombre des écoles et à redoubler leurs moyens d'influence. Loin de là, il a pris prétexte des affaires de Syrie, non-seulement pour s'arrêter, mais encore pour rétrograder; et l'on peut dire à ce sujet

que les boulets anglais qui ont frappé les murs de Saint-Jeand'Acre roulèrent jusqu'en Egypte. Aussitôt que les derniers traités d'Orient eurent fixé sa fortune et réglé son destin, le grand-pacha réduisit en masse et partout le nombre des élèves au moins de moitié. Pour ne parler que de l'institution de Kosrel-Ayny, de 312 il fut tout d'un coup limité à 130.

Méhémet-Ali a calculé que la fermeture des écoles ne pourrait nuire à son renom; l'effet est produit; on a appris en Europe qu'il les avait ouvertes, on ne s'inquiètera pas de ce qui en arrive, ou bien l'on accusera les ministres qui n'auront pas su exécuter la volonté d'un prince aussi généreux.

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L'idée d'un canal de jonction entre la mer Rouge et la Méditerranée a de tout temps occupé le monde. Une compagnie française a offert de se charger de l'opération. met-Ali a refusé. Explication probable de cet inexplicable refus. Si les puissances occidentales voulaient unanimement le canal, Méhémet n'y pourrait mettre obstacle. L'Angleterre appuie ses répugnances. Pourquoi l'Angleterre attend une occasion opportune de s'emparer de l'Egypte. En cas d'un envahissement de l'Egypte, il n'y aurait aucune résistance locale. L'armée régulière est déjà anéantie. Etroitesse du sentiment patriotique. La Grande-Bretagne a la vaniteuse ambition de se voir maîtresse de la moitié du globe. Elle excite le vice-roi à construire un chemin de fer inutile d'Alexandrie à Suez. Elle a déjà pris à Aden possession de la mer Rouge. Ses nationaux fondent son influence en Egypte en y répandant de l'argent. Dénoûment des dernières affaires de Syrie, funeste à notre position sur les bords du Nil. La France y a perdu son prestige. Notre commerce éprouve le contre-coup de cet abaissement. Anglais ont pris notre place sur les marchés d'Egypte. Exportations et importations de la France et de la Grande-Bretagne. Commerce général de l'Egypte. La fraudu

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Les

leuse infériorité de nos produits déconsidère partout la manufacture française. Urgente nécessité d'une loi sur les marques de fabrique. Mérite et honorable conduite de nos compatriotes en Egypte. Sollicitude de l'Angleterre pour ses nationaux à l'étranger. Nos diplomates n'acceptent que le côté politique de leur rôle. Leur morgue aristocratique. Les agents anglais entendent mieux leurs devoirs.

Le percement de l'isthme de Suez est encore une des questions où se dessine le plus nettement l'indifférence de MéhémetAli pour la régénération et la fortune de l'Égypte. De tous temps l'idée d'un canal de jonction entre la mer Rouge et la Méditerranée a occupé le monde civilisé. Hérodote dit qu'on y travailla sous Nécos ou Néchao II, fils de Psamméticus, 1650 ans avant notre ère. Aristote rapporte que le creusement fut discontinué quand on sut que la mer Rouge était plus haute que les terres d'Égypte; mais on doit plutôt croire Hérodote, qui attribue

l'interruption des travaux à cette réponse d'un oracle consulté par Néchao II : « Le canal projeté facilitera l'invasion de l'Égypte aux étrangers. » Selon Diodore, Ptolémée II acheva l'entreprise avec des barrières ou des écluses qui maîtrisaient les eaux. Le canal antique était comblé depuis des siècles, lorsque Amrou, le premier conquérant arabe de l'Égypte, recommença à y travailler il y a 1200 ans ; mais il fut arrêté par Omar, qui ne voulait pas, dit Lebeau, « ouvrir l'Arabie aux vaisseaux chrétiens. >> Les sultans revinrent plus d'une fois au désir de couper l'isthme. Le baron de Tott, qui a laissé des mémoires si curieux sur la Turquie, fut chargé de s'en occuper. Ce travail est, on peut dire, une des grandes affaires du siècle, et non-seulement la possibilité de l'exécuter est aujourd'hui démontrée pour tout le monde, mais on est certain, de plus, qu'il ne présente aucune difficulté.

Le Caire et Suez sont sur le même parallèle; la mer Rouge n'est qu'à 10 m. 66 c. au-dessus de la Méditerranée; des écluses empêcheraient donc facilement qu'elle ne se vidât en partie dans notre bassin, et cette circonstance rend, au contraire, le canal d'autant plus facile à faire que l'eau se creuserait, pour ainsi dire, un lit elle-même. Un mémoire présenté il y a peu de temps à Méhémet-Ali, par l'ingénieur français M. Cordier, a établi que l'opération pouvait être achevée en cinq années, avec une dépense de 25 millions de francs, et dix ou douze mille travailleurs pris dans l'armée, ou 75 millions avec des ouvriers salariés. Toutes les études préparatoires avaient été faites et les calculs apurés; en un mot, une compagnie se présentait pour exécuter à ces conditions un grand canal direct de Suez à Peluze (petit port entre Damiette et Rosette), pouvant recevoir des vaisseaux de guerre du plus haut bord, et conséquemment des navires de commerce du plus fort tonnage. Ce canal, de 20 mètres de largeur, 10 mètres de profondeur et 13 myriamètres de long, devait être relié au Caire par un autre canal dont les eaux, prises dans le Nil, auraient arrosé des terres du Delta, que la compagnie s'engageait à défricher.

Le projet était magnifique, la proposition sérieuse, le succès

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