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CHAPITRE VIII.

Les Fellahs.

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Il n'y a de différence entre les Egyptiens et des sauvages que l'impôt qui les accable. Leur combustible. Aspect repoussant de leurs villages. de bois. L'Egypte n'a pas Aucune espèce de meuble dans la tanière des fellahs. Mortalité que cause la peste parmi eux. Leur extrême misère intéresse la santé générale de l'Europe. Tous les écrivains s'accordent sur leur indicible pauvreté. Le dourah est souvent l'unique aliment du fellah.-Il est quelquefois réduit à se nourrir de feuilles de chardon ou d'un pain fait avec de la semence de coton et de la graine de lin. - Il meurt d'inanition à côté des magasins du vice-roi, gorgés de blé. Il ne sait plus faire vivre ses enfants. trouve pas la moindre parcelle de civilisation dans les villages d'Egypte. La vie se ré. duit là au fait d'exister. - L'excès de la misère détruit en nous les impressions délicates. Splendides palais de Méhémet-Ali. L'apathie du fellah tient aux circonstances où Grossièreté des moyens

il se trouve; sa paresse, à ce qu'il ne retire rien de son travail. de culture. L'armée recrutée au moyen de la presse. Régiment de borgnes.

Abbas-Pacha.

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Corvées.

Curage des canaux.

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Mutilations volontaires. Exactions commises par Vols de fourrage à main armée pour nourrir les chevaux du haras de Méhémet-Ali. Charrues attelées d'un boeuf et d'un chameau ensemble. Les femmes Cinq millions de dot à la fille de Méhémet-Ali. Parade et tragédie. Emigration des fellahs, malgré les mesures violentes prises pour s'y opposer. Dépopulation toujours croissante. Les fellahs voleurs, parce qu'ils

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n'ont rien. Les Turcs et le grand-pacha leur donnent l'exemple. bons et reconnaissants. L'Egypte peut-elle concevoir l'espérance d'être délivrée de Méhémet-Ali ? Elle y gagnera peu de chose si la révolution est faite par un Turc. Ibrahim-pacha est le digne fils de son père. Il est plus organisateur, mais impitoyable. Divers exemples de sa cruauté. L'Egypte est incapable de se sauver par elle-même. Elle ne pourrait être régénérée que par un établissement européen, impossible aujourd'hui.

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En parcourant l'intérieur de l'Egypte, on s'étonne davantage encore que Méhémet-Ali ait pu obtenir un nom glorieux. Rien n'égale la misère du peuple qu'il gouverne depuis quarante ans. Les descendants direct de ces anciens Egyptiens, qui taillaient les obélisques dans les carrières de granit, qui transportaient et sculptaient des colosses monolithes, qui élevaient, avec une

science encore non surpassée, des monuments gigantesques, qui furent enfin une des lumières de la civilisation, sont tombés dans la barbarie la plus caractérisée. Il n'y a aujourd'hui de différence entre eux et des sauvages que l'impôt dant on les accable et le bâton toujours levé sur leurs têtes par un impitoyable despote.

Point d'établissement de cases à nègres dans les colonies, qui présente un aspect plus repoussant que celui d'un village d'Egypte. « Est-ce là vraiment la retraite de votre semblable? la de<< meure d'un être intelligent? demande M. Pariset; quelles rues << étroites, inégales, tortueuses, infectées d'ordures et de tour<< billons d'une poussière suffocante! Quelles maisons! ou plu<< tôt quelles tanières affreuses! Construites de boue, petites, << basses, obscures, humectées par les excréments du père, de «la mère, des enfants, qui se nichent là pour la nuit, pêle-mêle << avec les chats, les brebis, les chèvres, et, quand l'espace le per<< met, avec les buffles, les chameaux, les ânes ou les vaches; en << sorte qu'un si triste habitacle paraît plutôt fait pour la bête « que pour l'homme 1. »

Le tableau n'est que trop fidèle. Il est impossible de se tenir debout dans ces misérables huttes agglomérées sans ordre les unes à côté des autres, élevées de quelques pieds à peine audessus du sol, et couvertes, pour toute toiture, de tiges de dourah ou de feuilles de palmier, à travers lesquelles perce la fumée du foyer, qui remplit et empeste l'intérieur. Les femmes fellahs paraissent prendre à cœur d'augmenter la laideur du coup d'œil. Le bois manquant partout2, elles pétrissent le fumier des bestiaux avec de la paille hachée, et en font de petites mottes minces qui

1 Mémoire sur les causes de la peste, 1837, p. 127.

2 L'Égypte est entièrement dépourvue de bois. On n'y trouve que des dattiers. Elle ne fournit pas une pièce de construction ni de menuiserie; planches et charpentes, tout lui vient du dehors; et le combustible ligneux y est si rare qu'on le vend au poids, par petits morceaux pesés dans des balances à la main. Nous avons vu, à Atkim, un cloutier alimenter sa petite forge avec des noyaux de dattes. Il faut dire cependant qu'on fait du charbon dans la Haute-Égypte avec le gommier, arbuste à épines, qui s'y trouve en assez grande abondance. Ce charbon,

servent de combustible, et dont l'usage est universel parmi les pauvres. Comment sèchent-elles ensuite ces dégoûtantes préparations? En les appliquant tout à l'entour des murailles de leurs terriers!

Çà et là on aperçoit de rares animaux domestiques, maigres, efflanqués, rongés de tiques, le poil hérissé et couverts de plaques d'ordures. Leur présence ne fait qu'ajouter à l'aspect de désolation de ces tristes lieux, où parfois des restes de minarets semblent attester la présence antérieure d'une population moins abrutie.

La pureté du ciel, l'admirable limpidité de l'atmosphère, les flots de lumière colorée dont le soleil inonde ces contrées, l'éclat éblouissant qu'il prête aux eaux du fleuve, les teintes d'un violet brillant, qu'il répand sur les montagnes, ou les torrents de flammes qu'il verse le soir à l'horizon, tout ce luxe de la nature ne rend que plus pénible le spectacle des incomparables misères de la population. On ne trouve dans la hutte d'un fellah aucune espèce de meubles, aucun, à moins que l'on ne veuille appeler ainsi un petit tas de loques amassées dans un coin avec quelques pots de terre. Il vit là, presque nu, accroupi le jour sur le sol où il dort la nuit, et mangeant un peu de dourah, sa principale, et quelquefois, au dire de Clot-Bey lui-même, son unique nourriture. Il n'en a pas toujours en quantité suffisante pour se soutenir; il n'y joint que rarement des lentilles, des fruits confits dans

du reste fort cher, est amené en bas par les bateaux du Nil, dans de grands sacs de natte.

On prétend que le vice-roi a fait planter seize millions de pieds d'arbres, et son fils Ibrahim six millions. Ces chiffres doivent être exagérés, car nous n'avons rien aperçu de ces boisements dans le trajet d'Alexandrie à Thèbes. A peine rencontre-t-on quelques figuiers, sycomores, acacias et cassiers. En tout cas, ce serait un éminent service à rendre à l'Égypte que d'encourager les plantations de toute sorte d'arbres; plusieurs expériences ont prouvé qu'elles réussiraient à merveille. Les sycomores de l'allée de Choubrah et les acacias de la place de l'Esbekyeh, mis en terre il y a huit ans à peine, ont atteint une grosseur où ils ne parviendraient pas en quarante ans dans nos régions, et prêtent déjà un vaste ombrage d'une verdure éternelle.

du vinaigre ou des ognons, des poireaux et des ciboules, légumes pour lesquels il tient de ses ancêtres un goût particulier. Il existe des fellahs, nous a-t-il été assuré, qui n'ont de leur vie mangé une bouchée de pain de blé!...

Nous hésitons à retracer ce que nous avons vu, nous craignons d'être taxé d'exagération, nous avons peur que la vérité ne passe pour fiction, et cependant les voyageurs les plus favorables à Méhémet-Ali ont dit à cet égard les mêmes choses que nous; écoutez MM. Michaud et Poujoulat: « On ne peut se faire une «< idée de la quantité de malheureux qu'on trouve dans la plupart << des villages du Nil. On ne voit que des hommes presque nus ou <«< couverts de haillons pires que la nudité, des visages sillonnés << par la douleur, une jeunesse triste, des femmes en qui l'indi<<< gence a effacé les traits de leur sexe..... C'est ici qu'il faudrait << avoir plusieurs manières d'exprimer la pauvreté, car on la ren<«< contre à chaque pas, elle se présente sous toutes les for<< mes 1. >>>

<< S'il est vrai de dire, écrivait M. Mengin en 1823, qu'il n'y <«< a pas de contrée plus riche que l'Egypte dans ses productions << territoriales, il n'en est peut-être pas dont les habitants soient

plus malheureux. Ce n'est qu'à sa fertilité et à la sobriété de <«< ceux qui la cultivent qu'elle doit la population qu'elle conserve << encore aujourd'hui2. Il était facile au vice-roi de compenser le << bénéfice peu lucratif qu'il fait jusque sur les nattes dont il s'est << approprié la confection. Il n'est pas permis au fellah, qui n'a « d'autre lit que ce tissu de jonc, de le fabriquer lui-même. Il « est obligé de recourir à l'entrepôt, et souvent sa misère est « telle qu'il n'a d'autre lit que le sol de sa chaumière 3. »

Voici maintenant comment s'exprime M. Aubert-Roche, ancien médecin en chef de l'hôpital d'Alexandrie : « Si jamais << peuple a été malheureux dans toute l'étendue du mot, soit au <«< moral, soit au physique, c'est bien le peuple égyptien. Le

1 Correspondance d'Orient.

2 2e vol.,
p. 342.

3 2e vol., p. 377.

<< gouvernement lui laisse juste de quoi ne pas mourir de faim. << On peut imaginer tout ce que l'on voudra en fait de misère << publique et particulière; on peut accumuler toutes les causes <«< d'insalubrité naturelle et celles qui proviennent du fait de << l'homme, c'est à peine si l'on arrivera au hideux tableau que << présente un village ou une réunion du peuple égyptien 1. »

« Quel aspect de souffrance! s'écrie à son tour M. Pariset, << avec son beau style et sa chaleureuse éloquence, quelles phy<«<sionomies sinistres et malheureuses ! quelle malpropreté ! << quelle puanteur ! Spectres demi-nus à côté de la riche toison << de leurs troupeaux, à côté du chanvre, du lin, du magnifique <«< coton qui couvrent la terre; spectres livides, chancelants, af« famés, à côté de leurs moissons abondantes! Dans le mois de << janvier de l'année dernière, nous avons traversé, dans le Delta, << plusieurs villages où, depuis quinze jours, les malheureux « fellahs se nourrissaient de feuilles de chardon ou d'un pain << fait avec de la semence de coton et de la graine de lin dont on << avait retiré l'huile, aliment sans substance, irritant, et qui, « loin de ranimer les forces déjà épuisées par le travail, achève <<< de les consumer par la douleur.

« A quels maux, à quelles maladies cruelles ne préparent << point une si mauvaise nourriture, une si dangereuse inanition! «Dans les derniers temps de notre séjour au Caire, la Haute« Egypte, Herment, Esneh, Edfou, étaient, disait-on, ravagés par <«< une épidémie qui n'avait pas d'autres causes. Ne vous étonnez « pas, du reste, que des hommes si sales, si mal nourris, si « rudement éprouvés par le sel de l'air et la chaleur, appliqués << sans relâche à remuer la terre, à creuser et à curer des canaux « dans lesquels ils se plongent pour relever la fange avec les << mains; ne vous étonnez pas qu'ils aient la peau durcie, cre« vassée, hérissée de boutons psoriques et de plaques dartreuses; « que sur leur corps, dans leurs haillons, fourmille le plus dé<< goûtant de tous les insectes; et que, si, à vingt pieds de di<< stance, une odeur de suie fétide vous annonce l'approche du

1 De la peste d'Alexandrie, de 1834 à 1835, brochure,

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