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ceux dont les maîtres avaient confié l'administration au clergé, espérant les sauver en les mettant sous la garde de la religion. Il se contenta, après avoir annulé tous les titres de ces dernières propriétés, appelées wakoufs, d'acquitter les charges spéciales dont il lui plut de reconnaître la légalité. Quant aux mosquées elles-mêmes, il s'attribua le soin de fournir à leurs besoins.

Le territoire presque entier de l'Egypte est devenu de la sorte la propriété particulière de Méhémet-Ali: il en est le seigneur féodal, l'unique possesseur; tout est à lui, terres et personnes, sauf les biens qu'il a distraits, pour les donner en apanage avec leurs habitants à sa famille et à ses favoris.

C'est ainsi que, par d'autres moyens non moins barbares, le fils de Jacob mit autrefois la population entière du pays dans la dépendance servile du Pharaon qui avait fait sa fortune: «<Vous << et vos terres appartenez désormais à Pharaon; » mais le roi qui accepta les propositions de Joseph était de la dynastie des pasteurs ou hyksos, de ces habitants nomades du désert, qui peuvent être considérés comme les ancêtres des peuplades arabes appelées Bédouins. Ils étaient en Egypte en pays conquis, et Joseph était lui-même un étranger. Cependant, on est allé chercher cet antique évènement pour en faire au grand-pacha le plus étrange bouclier du monde. « Ce système « défectueux, dit le docteur Clot-Bey, ce n'est pas Méhémet<«< Ali qui l'a inventé: il existait de tous temps en Egypte, et << porte en lui, par conséquent, un haut caractère de néces«<sité1». Joseph lui-même n'aurait pas mieux trouvé pour défendre son Pharaon. Avec cette manière de raisonner, si Clot-Bey était passé au service de Prusse ou de Russie, il est permis de craindre qu'il ne se fût fait le défenseur de la torture, car, la voyant remonter, en Allemagne et en Russie, aux siècles les plus reculés, il en aurait dû aussi conclure << qu'elle porte un haut caractère de nécessité. »

Quoi qu'il en soit, les fellahs, les cultivateurs de l'Egypte,

1 Aperçu général sur l'Egypte, 1840, 2 volumes in-8°, page 199 du 2o volume.

ne sont plus que des ilotes, des hommes attachés à la glèbe; en leur demandant le ferdeh, une contribution personnelle, on a résolu un problème que l'on aurait cru insoluble, celui d'imposer des serfs.

L'homme qui établissait des impôts avec un despotisme si désordonné ne devait reculer, pour les faire rentrer, devant aucun moyen. Méhémet-Ali a été conséquent. Le pouvoir le plus absolu est laissé au différents fonctionnaires chargés de la perception. Ils usent à leur gré, sans contrôle, sans responsabilité, du bâton sur la plante des pieds et du courbach sur le corps nu1. Si le fellah ne paie pas, on le bat; on le bat sans aucune forme de procès, jusqu'à ce qu'il paie tout ou partie, jusqu'à ce qu'il donne son dernier para; et, c'est un fait certifié par un Européen qui nous parlait d'après le témoignage de ses propres yeux, quand cet infortuné ne cède pas aux coups sur les reins, il est arrivé qu'on l'a fouetté sur le ventre...... Lasser le bourreau est le seul moyen qu'ait le contribuable de prouver qu'il ne possède plus rien. Les gouverneurs, les moudyrs, les mamours aux abois, ne reculent pas devant l'emploi de la peine capitale ou de supplices plus affreux que la mort, pour arracher de la population épuisée l'argent que ne cesse de demander le vice-roi. « Malgré l'épidémie qui décimait la po<< pulation d'Edfou, réduite à 1,500 âmes, écrivent MM. Cadal« vène et Breuvery2, le fisc n'entendait pas perdre ses droits, «<et Chériff-Bey était venu quelques jours avant notre arrivée << avec une centaine de ses soldats pour presser la rentrée « de l'impôt. Dans l'impossibilité de l'acquitter, les fellahs, << poussés à bout par les mauvais traitements, avaient osé me<< nacer de repousser la force par la force, et deux malheureux << dont les cadavres agités par le vent pendaient attachés au

1 Le courbach est une grosse cravache en cuir d'hippopotame. Il forme l'objet d'un grand commerce entre l'Egypte et l'Afrique d'où on le tire. On regarde le mot courbach comme la racine étymologique de notre mot cravache, qui nous est venu des Allemands, qui, eux-mêmes', l'avaient pris aux Turcs.

2 2e volume, page 403.

« gibet élevé près de leur misérable cabane, étaient encore là << quand nous arrivâmes à Edfou, pour rappeler aux habitants « ce qu'ils avaient à attendre de leurs inexorables domina<«<teurs. Plusieurs autres fellahs avaient eu le nez et les oreilles <<<coupés, et la stupeur la plus profonde était venue, chez ces <«< infortunés, se joindre au fléau terrible qui les moissonnait. >> « En 1839 ou en 1840, dit à son tour M. Hamont' « Os.....-Effendi avait demandé bon nombre de chameaux aux <«< chefs des villages, ses subordonnés, pour transporter du << matériel de guerre dans le Sennaar. Un cheik refusa, je << ne sais pourquoi, de fournir le contingent qui lui était im« posé. Os.....-Effendi le fit venir dans son divan, et après lui << avoir craché plusieurs fois à la figure, après lui avoir fait << appliquer cinq cents coups de bâton sur les pieds, il ordonna « à un de ses valets de lui passer à travers la cloison cartila<< gineuse du nez une lanière en cuir, comme on met aux «< dromadaires. Puis on attacha cette lanière à un clou planté <«< dans le mur, assez haut pour que le patient, qui était placé << sur la pointe des pieds, ne pût se laisser aller sans ressentir << des douleurs très vives. Le cheik, dont les jambes étaient « gonflées et très douloureuses, se trouva bientôt fatigué; il «fit encore des efforts pour conserver l'attitude qui lui était << imposée; mais, n'en pouvant plus, il se laissa tomber, et << un morceau de nez demeura attaché au lien de cuir.

« Ce même Os...........-Effendi faisait chauffer des briques dont <«<il ordonnait l'application sur les jarrets des paysans qui ne >>payaient pas assez vite leurs contributions. >>

« En 1840, à Esneh (Haute-Egypte), un Copte voit ses << moissons de blé dévorées par les rats, il perd tout son <«< avoir. Pauvre, ne pouvant payer ses contributions, il prend « le parti de se sauver, en laissant sa famille dans le village << qu'il habite. Le gouverneur de la province, Méri-Bey, or<< donne qu'on s'empare de la femme du Copte, et il la fait << battre avec une branche de dattier, munie de ses épines.

1 L'Egypte sous Méhémet-Ali, 2 vol. in-8°, 1843, p. 477 du 1er vol.

<< Donnez-moi de l'argent, lui crie le gouverneur : et la Copte <«< peut à peine répondre qu'elle n'en a pas. Méri-Bey fait << mettre à nu la gorge de la femme, et veut qu'on y applique << des clous rougis au feu. Des assistants font observer qu'elle << nourrit. Eh bien reprend le gouverneur, qu'on pose les <<< clous sur les f..... de cette chrétienne. L'ordre est exécuté. << Tandis que l'infortunée souffre les horreurs d'un pareil tour<<ment, tandis qu'elle s'agite dans les convulsions, son bour«<reau, Méri-Bey, rit à ses côtés. Il trouve que les mouve<<<ments qu'exécute sa victime ressemblent à ceux des danseu<«<< ses qui l'avaient distrait la veille. >>

Dans quelle âme honnête de pareilles atrocités ne soulèveront-elles pas l'indignation et la douleur! anathème sur la tête du monstre qui les provoque et les autorise! et l'on a donné le chiffre de 75 millions de francs, auquel il a fait monter ses revenus, comme un signe de la prospérité de l'Egypte !!

Si la férocité des percepteurs d'impôts n'était affirmée par nombre de témoins oculaires, qui ne se connaissaient pas, qui ont vu les choses à différentes époques, et dont l'unanimité, par cela même, garantit la véracité, on ne voudrait pas y croire. La raison y répugne autant que la philanthropie. Mais comment ne pas se rendre à de pareilles évidences? Après tout, il est malheureusement très facile de s'expliquer la barbare conduite des agents de Méhémet-Ali. Le vice-roi ne s'adresse pas directement aux contribuables, c'est aux moudyrs et aux nazirs qu'il demande les sommes fixées, c'est d'eux qu'il exige par la force la taxe des villages dont ils sont chargés. On conçoit donc que ces intermédiaires pèsent sans pitié ni merci sur les populations; ils empruntent à la torture les moyens de leur arracher tout ce qu'elles possèdent, pour éviter euxmêmes la colère d'un pouvoir aussi impitoyable qu'avide. Le fils de Méhémet, Ibrahim-Pacha, a fait tuer et bâtonner, avec l'approbation de son père, des nazirs qui avaient osé représenter que le peuple était hors d'état de payer 1. « A l'époque

1 Nous en fournissons la preuve plus bas, au chapitre Fellahs.

<< de la rentrée des taxes, dit M. Lane, qui a vécu trois années << en Egypte, les cheiks de village reçoivent fréquemment de << plus sévères bastonnades que leurs inférieurs; car, si la po<< pulation d'un village ne fournit pas la somme requise, le « chef de ce village est battu 1. »>

Pourvu que les collecteurs versent au trésor, Méhémet-Ali ne s'inquiète jamais de la manière dont ils ont opéré; il ne veut pas le savoir, et le pauvre fellah, sur qui viennent descendre, en définitive, toutes ces violences accumulées, ne trouve nulle part la justice pour écouter ses réclamations, la loi pour le protéger, l'autorité pour le défendre.

Un chef prête-t-il l'oreille par fantaisie aux plaintes des victimes, c'est en commettant un mal qu'il en répare un autre, et la démence de son équité ne fait pas moins frémir que la barbarie des crimes qu'il châtie. On se heurte à chaque pas contre une monstruosité, sur cette terre où l'on prétend qu'un grand homme a établi l'ordre. Voici un exemple du régime législatif, de l'organisation judiciaire, fondés en Egypte : il peut faire connaître, comme dit l'auteur qui le rapporte, la nature du gouvernement auquel est soumis le peuple égyptien.

<< Le nazir du district de El-Menoux (Delta), ayant à recueil<«<lir la taxe d'un village, imposa un paysan à la somme de «< 60 réaux (environ 35 piastres); le pauvre homme dit qu'il ne << possédait rien qu'une vache qui suffisait à peine pour le nour<«<rir lui et sa famille. Mais, au lieu de suivre la coutume éta<«<blie, qui est de donner une forte bastonnade au fellah qui se « déclare incapable de payer sa taxe, le nazir se fit amener par <<le cheik la vache du paysan, et voulut la vendre. Personne ne << se trouvant en état de l'acheter, il envoya chercher un bou«< cher, fit tuer la vache et la fit diviser en soixante morceaux. << Le boucher fut payé avec la tête, puis soixante fellahs furent «< contraints d'acheter chacun pour un réal une des soixante

1 An account of the manners and costoms, etc., p. 178 du 1er vol.

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