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son prisonnier à une auberge, où il fut gardé à vue ainsi que sa suite. Les soldats de sa garde, composée de chasseurs, étoient harrassés. L'absurdité des bruits qu'ils répandoient parmi eux étoit révoltante; plusieurs débarquemens, suivant eux, avoient lieu dans le même moment, un à Fréjus, un à Antibes; Buonaparte étoit appuyé par toutes les puissances, etc. etc. Ce qu'il y avoit de positif, c'est qu'au moment du départ de l'île d'Elbe, leur chef avoit donné la croix à chacun d'eux, et avoit formé les cadres d'officiers de sa nouvelle garde polonaise qui devoit s'organiser à Paris. Il leur avoit promis de les conduire dans cette ville l'arme au bras, et sans tirer un seul coup de fusil; il leur avoit été recommandé d'éviter toute espèce de querelle; de montrer la plus grande douceur; de répéter qu'ils ne venoient point faire la guerre aux Français.

Pendant que ces scènes se passoient à Cannes, Buonaparte se promenoit sur la grande route de Nice près du rivage, et questionnoit les voyageurs. On arrêtoit surtout les cavaliers bien montés, non-seulement pour les interroger, mais encore pour prendre leurs chevaux, dont on avoit grand besoin.

Parmi ceux-ci le hasard amena le maire d'un village voisin appelé la Colle. Ce maire (nommé

M. Bellissime) venoit de voir ses parens à Fréjus, et devoit passer près d'Antibes, en revenant à la Colle. Buonaparte qui apprit tous ces détails en questionnant le maire, lui dit qu'il vouloit le charger d'une commission pour Antibes, c'étoit d'y apporter deux ou trois proclamations. Le maire s'en chargea et les prit. On avoit grande envie de retenir son cheval; mais comme M. le maire n'étoit pas dans l'intention de s'en défaire, surtout dans la circonstance où il se trouvoit, il résista à toutes les offres avantageuses qu'on lui fit, et il eut la liberté de continuer sa route. Cependant il avoit à peine fait quelques pas, qu'on le rappela. C'est, lui dit Buonaparte, pour vous dire de lire les clamations, et d'en garder un exemplaire pour votre commune (1).

pro

Le maire ne manqua pas de remplir cette partie de la commission. Il arriva fort tard à ia Colle, et n'eut rien de plus pressé que de se rendre dans une réunion, où il apporta les proclamations, et fit le récit de ce qui lui étoit arrivé.

Buonaparte n'étoit pas sans inquiétude sur le succès de l'entreprise qu'il avoit tentée pour se faire reconnoître dans Antibes.

(1) Ces proclamations n'étoient que manuscrites.

En effet, les hommes qu'il y avoit envoyés furent arrêtés et désarmés, non par les ordres du général Corsin qui y commandoit (car il se trouvoit absent en ce moment), mais par ceux du major, et par l'énergie des habitans beaucoup plus zélés que la garnison pour le service du Roi.

Buonaparte, ne recevant pas de nouvelles d'Antibes, y envoya un officier pour sommer la place. Mais cet officier fut arrêté. Un troisième émissaire se présenta, et eut le même

sort.

Buonaparte, étonné et un peu déconcerté par ce premier échec, leva son bivouac entre onze heures et minuit, et le transporta aux portes de Cannes sur la plage dite Notre-Dame, à l'entrée du chemin de Grasse.

A deux heures, il se fit amener le duc de Valentinois, qui le trouva entouré de sa garde, debout, seul devant un grand feu, vêtu en gris, la cocarde tricolore à son chapeau; beaucoup d'habitans, dont l'inquiétude étoit visible, entouroient le bivouac en seconde ligne. On entendit le duc de Valentinois demander, d'une manière très-ferme, la permission de continuer sa route pour Monaco. On rapporte que Buonaparte lui répondit, en lui accordant enfin sa demande :

Vous ne resterez pas à Monaco; vous reviendrez à Paris: il n'y a que là où l'on vit.

Le reste de la conversation ne fut pas entendu; on crut seulement remarquer que beaucoup de demandes de Buonaparte restoient sans réponse, et que le duc insistoit pour se retirer.

A quatre heures il fut ramené à son auberge avec la même garde qui l'avoit conduit au bivouac. Au même moment, Buonaparte partit à cheval à la tête d'une foible colonne, précédé et suivi du reste de sa troupe. Quelques-uns de ses soldats désertèrent de Cannes. Cette ville montra, dans cette circonstance, un attachement admirable au Roi. Sans armes, sans aucun moyen de défense, ignorant entièrement le nombre des forces qui passeroient dans ses murs, sa contenance fut ce qu'elle devoit être pas un seul cri ne se fit entendre en faveur de l'usurpateur: on rapporte même qu'un jeune homme s'avança jusques à son bivouac, armé d'un fusil pour le tuer; sa réponse à ceux qui cherchoient à le détourner de cette résolution, dans la crainte de voir saccager la ville, est d'une grande énergie; qu'importe que Cannes périsse, l'Europe sera sauvée.

Buonaparte n'osa pas y mettre le pied. Il ne craignit pas cependant d'avancer, dans sa relation officielle, que le peuple de Cannes avoit reçu

l'empereur avec des sentimens qui furent le pre mier présage du succès de l'entreprise (1).

En quittant Carnes, Buonaparte feignit de prendre la route de Fréjus, mais il prit celle de Grasse.

Cette ville offre une population de 12 mille âmes: La nouvelle du débarquement de Buonaparte y étoit parvenue à sept heures du soir, et y avoit porté le trouble et la consternation. Le maire,

(1) Elle auroit été bien mal récompensée de ces sentimens, car elle fut presque livrée au pillage par Brune, en punition de son royalisme; ses habitans ont soutenu une petite guerre contre la garnisou d'Antibes et d'autres troupes égarées.

Ils ont arrêté un général déguisé, qui, relâché par des ordres supérieurs, a marqué, peu de jours après, dans la distribution des cocardes tricolores; cette arrestation leur a valu des persé→ cutions sans nombre. Ce sont ces mêmes gens qui adressèrent ce discours touchant à un voyageur qui rentroit (en France après la fuite de Buonaparte, et qui y occupe une grande place: a Dites au Roi que notre dévouement est sans bornes. Vous » voyez notre misère. Elle est au comble. Les soldats de Brune >> t'ont commencée, le passage des troupes autrichiennes n'a pu qu'r » ajouter à raison des réquisitións qu'un pays si pauvre a dù et » devra fournir. Hé bien, nous supporterons tout avec courage » pour le salut de la France et pour notre bon Roi; heureux si » notre attachement et les preuves que nous lui en avons données » peuvent mériter de lui un souvenir!*»

Cannes appartient désormais à l'histoire, puisque c'est là qu'ont commencé tous les malheurs de la France; l'histoire doit venger cette ville des calomnies versées sur elle par le plus impudent imposteur.

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