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homme fort dévoué au roi, mais peu capable de le servir dans une circonstance si difficile, avoit réuni le conseil municipal à la mairie. Il y avoit appelé aussi le général Gazan, qui est de Grasse, et qui s'y trouvoit à cette époque. On se félicitoit du hasard heureux qui l'avoit amené : on s'attendoit à le voir enflammer et diriger le courage de ses compatriotes rassemblés autour de l'Hôtel-de-Ville, et qui ne demandoient qu'à être armés et conduits à l'ennemi; mais ce général opposa aux inspirations d'un dévouement și louable, les conseils de la prudence et le salut de la ville, qu'il ne falloit pas, disoit-il, compromettre. I rejeta surtout la proposition de sonner le tocsin dans les campagnes: où trouver en si peu de temps les armes et les munitions nécessaires? comment oser d'ailleurs attaquer avec quelques bourgeois ou quelques paysans les troupes aguerries de Buonaparte? ne sait-on pas que mille hommes de ces troupes suffiroient pour disperser plusieurs milliers de gardes nationales?

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Tels sont les raisonnemens que la prudence du général Gazan opposa au dévouement de ses compatriotes. La nuit se passa dans cette lutte pénible et dans une délibération qui ne produisit que le découragement.

Cependant un détachement de jeunes gens

plus zélés s'étoit porté sur la route de Cannes où il bivouaquoit. A quatre heures du matin, un gendarme qui paroissoit se rendre de Cannes à Grasse en mission, vint dire à ce détachement :

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Repliez-vous sur la ville; on va sonner le » tocsin. » Ce détachement se replia en effet, et arriva à l'Hôtel-de-Ville. Là un fonctionnaire public dit à ces jeunes gens qui lui marquoient leur étonnement de ne pas entendre sonner le tocsin Messieurs, retirez-vous; votre zèle va nous étouffer. Le général Cambronne arriva, deux heures après; il vit le général Gazan, et se rendit à l'Hôtel-de-Ville où il demanda quatre mille rations.

Après avoir rempli sa mission à son gré, général Cambronne alla rejoindre Napoléon. Celui-ci n'avançoit que lentement. Il s'étoit arrêté au bivouac abandonné par les jeunes gens de Grasse. Arrivé près d'un village appelé Mouan i entendit sonner les cloches, il crut que c'étoit le tocsin, et se regarda comme perdu. Un roulier qui vint à passer, et qu'il questionną sur ces cloches, lui dit qu'on les sonnoit pour un enterrement, et dissipa sa frayeur. Cependant il n'osa pas mettre le pied dans Grasse, il en fit le tour, et alla camper à une demi-lieue plus loin, sur une hauteur qui couronne la ville.

En passant autour de la ville, Buonaparte vit à une croisée une dame, et fit un signe de tête comme pour la saluer. C'étoit la femme du souspréfet, qui s'étoit rendu à Antibes. Elle craignit que Buonaparte ne mît pied à terre chez elle, et se trouva mal, à cette seule idée, de manière à s'évanouir.

Ce ne fut pas la seule des dames de Grasse sur qui le passage de Buonaparte fit des impressions dont elles se sont ressenties long-temps après.

La troupe déjeuna avec des vivres qu'elle se fit apporter de Grasse par voie de réquisition (1).

Quelques curieux sortirent de la ville, et s'approchèrent jusqu'au pied de la colline. Cambronne et Bertrand portèrent des toasts aux cris de vive l'empereur! et engagèrent les spectateurs à répéter ce cri: mais on n'y répondit que par un morne 'silence.

Buonaparte ayant déjeuné, laissa aux portes de Grasse sa voiture et ses canons; il fit une réquisition de chevaux et de mulets dont il avoit besoin, et continua sa marche à travers les montagnes, par les chemins les plus âpres et les moins

(1) Sauf le déjeuner de Buonaparte qui fut apporté de l'au¬ berge, et payé,

fréquentés, précédé et suivi de sa troupe, que les traîneurs commençoient à diminuer. Elle fut cependant grossie d'un tanneur de Grasse nommé Isnard, homme flétri par la justice, et le seul habitant de cette ville qui se soit joint à cette troupe où il étoit bien digne d'entrer. Buonaparte arriva le soir au village de Céranon, et alla loger dans le château du maire de Grasse, qui y fit porter les clefs pour éviter sans doute que les portes ne fussent enfoncées; car, après avoir évité l'occasion de loger Buonaparte à la ville, M. le maire n'auroit pas recherché celle de le loger à la campagne.

Buonaparte avoit eu le projet de faire imprimer des proclamations à Grasse; mais l'imprimeur à qui il s'adressa prit la fuite; on laissa chez lui quelques fusiliers qui ne le firent pas revenir.

C'est ainsi que que Buonaparte arriva sur la frontière du département du Var, après une marche de vingt lieues, ayant fait faire à sa troupe deux grandes journées d'étape en un jour.

On nous demandera peut-être ici ce qui se passoit à Draguignan, chef-lieu du département du Var. Voici ce qu'on lit dans le Moniteur du 8 mars:

« Le 2, le général Morangier, qui com

» mande dans le département du Var, avoit réuni à Fréjus la garnison de Draguignan et » les gardes nationales des communes environnantes : toutes les routes qui auroient pu per> mettre aux hommes débarqués des communi> cations avec la mer, ou la possibilité de retour»ner sur leurs pas, sont bien gardées et entière» ment interceptées. »

Ainsi, pendant que Buonaparte alloit vers le nord, et s'éloignoit rapidement des bords où il avoit débarqué, le général Morangier se rendoit sur ces mêmes bords, plus occupé à lui couper toute retraite sur ses derrières, qu'à arrêter ses progrès dans l'intérieur.

Le même jour 2 mars, la frégate la Fleur-deLis entra au golfe Juan à onze heures du matin, vingt-deux heures après Buonaparte qui partoit alors de Grasse. Sa dépêche de la veille arriva à trois heures à Toulon; elle y fut apportée par un officier de la Fleur-de-Lis qui y vint depuis Antibes, en présence même des soldats de Buonaparte.

C'est ici le lieu de parler du zèle actif de M. de Bouthillier, préfet du Var.

Cé magistrat expédia des courriers à Paris et aux divers préfets et généraux placés sur les deux routes où pouvoit passer Buonaparte ; savoir, au

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