Page images
PDF
EPUB

régiment d'Angoulême, passoient pour être fort attachés au Roi. Ils attendoient le prince à son retour de Bordeaux. M. de Rasca, major, n'avoit rien négligé pour les préparer à cette arrivée, dont il les flattoit depuis long-temps. Cette circonstance augmenta le regret qu'on eut que le général Marchand n'eût pas donné l'ordre de repousser par la force une poignée d'hommes qui trahissoient leur devoir. Il n'est pas douteux qu'un seul coup de canon, tiré des remparts sur cette petite troupe, qui n'en avoit pas, ne l'eût obligé de rebrousser chemin, et n'eût terminé de la manière la plus tragique pour l'usurpateur, une entreprise qui, jusque là, ne pouvoit paroître que ridicule.

Entre huit et neuf heures, le général Marchand envoya au préfet un officier de son état-major, pour le prévenir que s'il vouloit quitter la ville avant l'entrée de Buonaparte, il n'avoit pas un moment à perdre. Le préfet partit sur-le-champ, escorté de quelques gendarmes, et prit la route de Lyon.

Le général Marchand sortit aussi accompagné de quelques officiers. Il se retira à sa campagne située sur la route du fort Barreaux; ce qui fit croire qu'il s'étoit enfermé dans le fort. Il n'avoit laissé aucun ordre, et les officiers abandonnés à

leur libre arbitre, tinrent des conduites diverses: les uns restèrent à Grenoble, à la tête de leurs régimens, qu'ils craignirent de livrer à l'indiscipline, en se retirant; d'autres sortirent de la ville. Du nombre de ces derniers furent M. de Rostaing, inspecteur aux revues, et M. de Rasca, major du 5 (1).

Le colonel Durand repartit pour Chambéry, ramenant son régiment qui lui étoit fort soumis, et on ne lui débaucha que peu d'hommes.

Buonaparte entra par la porte de Bonne que ses soldats avoient enfoncée à coups de haches, sans éprouver la moindre opposition.

Il traversa la ville escorté par les troupes qui s'étoient réunies à lui sur la route, et par la plus vile populace, qui seule crioit vive l'empereur; il descendit à l'auberge des Trois-Dauphins, tenue par un de ses anciens guides, nommé Labarre, et dans laquelle ses émissaires avoient marqué la veille son logement.

Il y fut à peine installé qu'il manda le maire. Il s'entretint quelques instans avec lui.

Pendant cet entretien, quelques habitans du faubourg Saint-Joseph (qu'il avoit traversé ) vinrent lui apporter les débris de la porte par

(1) Aujourd'hui lieutenant-colonel dans la garde royale.

laquelle il étoit entré, disant que c'étoit en guise des clés qu'ils n'avoient pu lui offrir.

Il leur fit donner une pièce de quarante francs: don qui leur parut fort mesquin, et dont ils ne furent nullement satisfaits. Buonaparte ne l'étoit pas davantage de leurs manières civiles ; et, fatigué de leurs cris, il dit au maire avec humeur: Faites retirer cette mandrille.

Il envoya chercher le colonel de la gendarmerie (M. Jubé) à qui le général Bertrand remit un paquet à l'adresse de l'empereur d'Autriche, avec ordre de partir sur-le-champ pour Turin.

Le colonel, fort surpris d'un pareil message, hésitoit à s'en charger. Mais, sur un ordre plus impératif, il sortit avec précipitation, et en descendant l'escalier, il fit une chute. Le général Bertrand, attiré par le bruit, arrive, arrache avec colère le paquet des mains du colonel, qui étoit blessé grièvement, lui reproche son peu de dévouement pour l'empereur, et le fait destituer sur l'heure.

Le mercredi 8, Buonaparte reçut toutes les autorités de la ville, l'évêque et un de ses grandsvicaires, le maire et le conseil municipal, la cour royale (1) et les tribunaux inférieurs, l'académie

(1) Plusieurs conseillers s'étoient retirés, notamment M. Duboys, et M. de Ventavon qui se rendit dans le Midi.

et ses diverses facultés. Chacun arriva tremblant devant le revenant de l'île d'Elbe. Mais on fut bien étonné de trouver dans ce revenant une affabilité plus qu'humaine. Il s'entretint avec tout le inonde; parla fort long-temps et sur toute sorte de matières, ne voulant laisser aucun doute sur l'universalité de son génie et de ses rares connoissances, qu'il avoit fort augmentées pendant une année de repos et d'étude à l'île d'Elbe : chacun en fut ravi. La faculté de droit, notamment, se récria souvent d'admiration sur plusieurs de ses réponses, touchant plusieurs articles du Code. Il demanda à MM. les professeurs leurs avis sur le divorce, et il fut convenu que c'étoit une institution sublime.

Après l'audience, Napoléon se rendit sur la place Grenète, pour y passer la revue des troupes et de la garde nationale. Ce fut une revue de chaque soldat: il n'y en eut pas un à qui Buonaparte ne fit quelque question. Il prit le menton à un chasseur qui, dit-on, l'avoit ajusté avant son entrée à Grenoble; eh bien! lui dit-il, c'est toi qui as voulu tuer ton père? La revue dura cinq heures. Elle se fit au milieu de quelques cris de vive l'empereur! vive la liberté ! On hasarda aussi quelques airs de la révolution. Napoléon ne fut point flatté de ce mélange, et dit au maire

de le faire cesser. Il lui dit aussi de faire retirer la mandrille dont les vociférations formoient un contraste frappant avec le morne silence qui règnoit à toutes les croisées de la place.

Après la revue, Buonaparte fit partir les troupes pour Lyon, excepté son petit corps de l'ile d'Elbe qui étoit harrassé de fatigue.

Lui-même se reposa à Grenoble, ou plutôt il travailla à rendre quelques décrets. Il fixa l'époque à laquelle les actes et jugemens devroient être revêtus de son nom (1).

Il fit publier ses proclamations. Il destitua l'inspecteur aux revues, M. de Rostaing, qui avoit quitté la ville, après y avoir donné pendant trois jours les preuves d'une fidélité active et d'un zèle infatigable. Il donna le commandement de laseptième division au maréchal de camp de la Salcette, qui fut promu peu après au grade de lieutenant-général.

Buonaparte, après avoir demandé plusieurs fois le général Marchand, fit appeler sa femme, et lui demanda des nouvelles de son mari. Elle lui répondit qu'il s'étoit retiré dans sa maison

(1) Un notaire devança cette époque, et remplit même les etc., etc., etc. dont Buonaparte faisoit suivre son titre d'empereur des Français. Ce notaire ajouta roi d'Italie, protecteur de la confédération du Rhin, médiateur de la confédération suisse.

« PreviousContinue »