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droit administratif ne pouvait donc pas remonter plus haut que le début de la Révolution. Encore convenait-il de remarquer que, pendant toute la durée de la Révolution, il n'avait pu exister qu'en germe, le contentieux étant confié aux corps administratifs eux-mêmes, aux municipalités, aux directoires, au conseil des ministres, et le droit, dans ces conditions, ne pouvant pas aisément se dégager de l'administration. C'était donc vraiment la réforme de pluviôse et nivôse an VIII qui, en organisant les conseils de préfecture et en transportant au conseil d'État les attributions contentieuses des ministres, avait créé le contentieux administratif, et par suite le droit administratif.

Ce qui frappait surtout dans l'ancien régime, et ce qui faisait qu'on le voyait comme séparé par un abime du nouvel état de choses, c'était la confusion qui y régnait entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir administratif : les parlements faisant des règlements de police et citant les administrateurs à comparaitre devant eux; le conseil d'État cumulant la connaissance des affaires civiles et celle des affaires administratives: les justices locales ayant presque partout la petite voirie; les juridictions incontestablement administratives, comme les tables de marbre, les cours de l'amirauté, des trésoriers de France, des aides, des comptes, organisées tout comme les juridictions civiles1.

Il y avait beaucoup de vrai dans cette manière de voir, et nous nous en rendrons mieux compte à la fin de notre étude. Il est certain que la Révolution et la séparation des pouvoirs ont produit quelque chose de nouveau, qui est le groupement des règles administratives en un corps de droit distinct. Beaucoup de ces règles existaient sous l'ancien régime, mais elles étaient éparses et confondues avec les règles du droit ordinaire. Leur agencement, leur coordination en un corps de droit unique, a été l'œuvre des temps nouveanx.

Quoi qu'il en soit, d'ailleurs, l'idée qu'on se fait des choses a plus d'action que la réalité vraie. Tout le monde a cru. a dit, que le droit administratif était un droit nouveau, et il s'est comporté comme tel. Il s'est développé d'une façon exclusivement nationale, et il a passé par toutes les phases d'un droit qui s'organise, spectacle curieux pour un historien. A la vérité, il a parcouru ces phases avec une rapidité telle qu'à l'heure actuelle, alors qu'un siècle n'est pas encore écoulé, son évolution peut être considérée comme presque terminée. Il y a eu des raccourcis. Cela tient à ce que, si le droit était jeune, le peuple au sein duquel il évoluait n'était rien moins que primitif. Ce ne sont pas

1. V. de Gérando, Leçon d'ouverture, Thémis, I, 67. 2e partie. Bonnin, Principes d'administration publique, I, p. vii.

Cormenin, préface, Boulatignier, article cité, Revue étrangère et française, 1839, p. 81.

des pontifes mystérieux, ni des prudents encore frustes, qui ont présidé à son élaboration première, ce sont de véritables jurisconsultes. Le droit administratif a présenté, dans son évolution, les phénomènes suivants :

1o 11 s'est formé surtout par le contentieux, c'est-à-dire par la jurisprudence du conseil d'État. Le conseil d'État s'est trouvé dans une situation exceptionnelle; juge définitif de tout le contentieux administratif grâce à l'appel et à la cassation qui lui subordonnaient toutes les autres juridictions administratives, il était en même temps juge prétorien grâce à l'absence de codification. D'un autre côté, bien que ce fût un corps gouvernemental, heureusement pour lui peut-être, il a été pendant plusieurs années discuté, critiqué, attaqué; ces tribulations l'ont incliné au culte du droit plus que ne l'eût fait sans doute si elle eût duré, la faveur dont il jouissait sous le premier empire. Sauf de rares écarts, sa jurisprudence s'est montrée très juridique, et l'on peut dire que la substance du droit administratif est sortie de ses ar

rêts et de ses avis.

2o Le droit administratif a passé par les périodes suivantes :

Une période d'élaboration secrète; non pas que le secret ait été voulu ni jalousement gardé comme celui des formules des actions de la loi à Rome par le collège des pontifes; mais, en fait, il y a eu un certain nombre d'années pendant lesquelles ni les procédés de l'administration ni les décisions du conseil d'État n'étaient connues;

Une période de divulgation;

Une période d'organisation.

Il est difficile d'arrêter par des dates ces différentes périodes, dans la vie, tout s'enchevêtre ; il y a eu, dès le début, un peu d'organisation; il y a encore actuellement une part de divulgation; ces divisions ne doivent donc pas être considérées comme nettes et tranchées; toutefois on peut fixer à l'année 1818 le commencement de la divulgation, et à l'année 1860 le début de l'ère d'organisation.

a) Période d'élaboration secrète (1800-1818)

Aussitôt que le conseil d'État eut été réorganisé par la constitution du 22 frimaire an VIII, art. 52, et que, par l'arrêt du 5 nivôse an VIII, il eut été chargé des conflits et des affaires contentieuses dont la décision était précédemment remise aux ministres, il commença d'y avoir une jurisprudence administrative. Toutefois, il faut remarquer qu'il n'y eut de suite dans cette jurisprudence et qu'il ne se créa des traditions qu'à partir du décret du 22 juillet 1806, qui organisa au sein du conseil d'État un comité spécial du contentieux et donna aux affaires contentieuses une procédure différente de celle des affaires administratives.

Mais, jusqu'en 1818, époque où Macarel publia ses Essais de jurisprudence administrative, cette jurisprudence ne fut pas connue. Non seulement elle était ignorée du grand public, mais elle l'était de l'administration, des avocats au conseil et des conseillers d'État eux-mêmes, à l'exception de quelques membres du comité du contentieux qui avaient fait un effort personnel pour se tenir au courant. La procédure, toute secrète, ne pouvait être suivie que des parties. Les arrêts s'entassaient dans les archives du conseil sans être recueillis ni publiés.

D'ailleurs, cette jurisprudence inspirait quelque suspicion et l'on pouvait se demander si elle fondait un droit bien sérieux. On voyait surtout dans le conseil d'État un corps politique, et, dans les premières années de la Restauration, ce fut un prétexte à des attaques violentes contre sa juridiction. Plusieurs des affaires dont il était alors chargé présentaient, en effet, un caractère politique en même temps que juridique; ce furent des contestations relatives aux domaines nationaux, à des déchéances imposées aux créanciers et fournisseurs de l'État, à l'indemnité des colons de Saint-Domingue; plus tard, aux fournitures faites pendant l'occupation militaire de 1814 et de 1815, à la réintégration des émigrés dans les biens non vendus, au milliard des émigrés, aux majorats, etc., toutes choses qui irritaient et passionnaient dans des sens divers des intéressés nombreux. De plus, le gouvernement de la Restauration, jusqu'à l'ordonnance du 1er juin 1828, fit un abus du conflit, et, en évoquant devant le conseil d'État des affaires qui n'avaient rien d'administratif, lui donna quelques-unes des allures de l'ancien conseil du roi ; de sorte que, bien que pardessous cette agitation superficielle il se créât des règles de droit intéressantes, pendant les premières années personne ne fut tenté d'aller à leur recherche.

Enfin, il faut bien le dire aussi, pour faire cette espèce de découverte, il fallait des esprits supérieurs à la moyenne; or, soit pendant l'empire, soit pendant les années d'invasion qui suivirent, tous les hommes de quelque valeur étaient tournés vers l'action.

Il a cependant été publié quelques ouvrages pendant cette période; mais, ou bien ce sont de pures compilations indigestes, ou bien des traités sans valeur 2.

1. V. dans Cormenin, Droit administratif, 5e édition, I, 216, la liste des brochures, pamphlets, discours auxquels a donné lieu la question du maintien ou de la suppression du conseil d'État et de la juridiction administrative.

2. Fleurigeon, Code administratif; la première édition, antérieure à 1812, la seconde, de 1820, 6 vol. in-8°, sorte de dictionnaire. Lalouette, 1817, Classification des lois administratives, 1 vol. in-4°. — Dupin, Lois sur lois, 1817,1 vol.in-12.

Deux de ces traités sont particulièrement fantaisistes, et ce sont pourtant les seuls qu'on puisse citer. C'est d'abord celui de Portiez. de l'Oise, directeur de l'école de Droit de Paris et chargé du cours de droit administratif créé par la loi du 22 ventòse an VIII, art. 2'. Cet ouvrage porte le titre pompeux de Cours de législation administrative dans l'ordre correspondant à l'harmonie du corps social3. L'auteur y adopte le plan suivant: il envisage l'homme depuis sa naissance jusqu'à sa mort, en le faisant passer par tous les rapports qu'il peut avoir avec l'administration tant qu'il existe. Cela eût pu faire un pamphlet spirituel, cela ne fait qu'un ouvrage bizarre. R. de Mohl, qui a eu le tort de le prendre au sérieux, le déclare « bien faible» (sehr schwache 3).

Le second traité, avec plus de prétentions, est tout aussi mauvais. Ce sont les Principes d'administration publique de Charles-Jean Bonnin. L'auteur est de l'espèce redoutable des idéologues qui réduisent tout en idées abstraites et mettent ces idées au service de la force pure. Pour lui, la Révolution a fait table rase de tout. Le droit n'existe pas, il n'y a que la loi. On devrait dire non pas jurisconsulte, mais légisconsulte. Tous les droits sont des facultés de l'homme qui découlent de la loi. Quant à la loi elle-même, inutile d'ajouter qu'elle est l'œuvre d'un gouvernement à poigne. Il n'y a que trois pouvoirs dans la société, le gouvernement d'abord, puis l'administration et la justice qui sont des formes du gouvernement. Montesquieu est arrangé de la belle façon pour avoir pu imaginer qu'il y en eût d'autres. Rousseau n'est pas mieux traité, ni les jurisconsultes du droit des gens, ni le droit romain. Avant Bonnin, d'ailleurs, il n'y a eu personne, si ce n'est Lavoisier qui a fondé la science positive en même temps que la chimie ! Presque point de détails précis dans le corps de l'ouvrage, ils sont noyés dans le flot des idées générales.

Pourtant, dans tout ce fatras, on peut relever une idée juste et qui servira plus tard, c'est que, en administration, l'État doit être considéré comme une volonté agissante. Cela est important; plus tard, on s'apercevra qu'en effet l'acte d'administration doit être considéré comme une manifestation de volonté.

En somme, dans ces ouvrages, rien ou très peu de chose; et il faut

1. Ce cours n'avait été organisé qu'à Paris et semble n'avoir été fait que pendant une année. Thémis, I, 67.

2. Portiez de l'Oise, Cours de législation administrative, etc. 2 vol. Paris, 1808. 3. Op. cit., III, p. 219.

4. Bonnin, Principes d'administration. 3o édit., 1812.

5. Préface, passim. Si notre auteur était plus sérieux, on pourrait y voir, à cause de ce dernier trait, un précurseur d'Auguste Comte.

6. T. 1, p. 86 et la note.

bien croire que ce qui a manqué à leurs auteurs, c'est d'être soutenus par la jurisprudence, que c'est la jurisprudence qui est la grande régulatrice de la doctrine par le sentiment qu'elle donne de la réalité des choses; car, jurisprudence mise à part, ce ne sont pas les matériaux qui leur manquaient. Ils avaient à leur disposition les lois et les décrets; le Bulletin des lois existait depuis l'an II, les actes du gouvernement, depuis 1789 jusqu'à l'an II, avaient été l'objet d'une publication officielle en 1806, et il y avait d'autres collections privées. D'autre part, ils voyaient fonctionner sous leurs yeux l'organisation administrative simple et nette de l'an VIII; ils avaient à leur disposition d'excellentes instructions comme celle adressée aux maires de Seine-et Marne par le préfet Lagarde, en 1808, qui est un véritable traité d'administration municipale. Ils n'ont tiré de cela aucun parti. Il faut reconnaître, d'ailleurs, qu'ils ont été promptement oubliés '.

b) Période de divulgation (1818-1860)

I. Les années 1818 et 1819 sont un moment intéressant dans l'histoire du siècle. Il s'y est produit un réveil intellectuel. Le cauchemar de la domination impériale et celui de l'invasion viennent de disparaître, les armées des alliés ont évacué le territoire le 10 décembre 1818. Les jeunes hommes qui ont grandi dans ces années troublées ont l'esprit ouvert et mûri; ils sentent qu'il s'organise un monde nouveau et que c'est maintenant par la pensée qu'il faut agir.

Saint-Simon va commencer à lancer ses brochures (1819), Lamartine va publier les premières Méditations (1820), et Victor Hugo les Odes et Ballades (1822). Victor Cousin et Guizot vont ouvrir leurs cours à la Sorbonne, Thiers et Augustin Thierry entreprendre leurs travaux historiques (1822-1825).

Dans l'ordre du droit, Jourdan fonde en 1819 la Thémis, vaillante revue qui ne devait vivre que dix ans, mais qui devait, par l'intermédiaire de l'Allemagne, nous faire retrouver la tradition de nos grands jurisconsultes du xvra siècle que nous avions perdue.

La France, après avoir vécu pendant vingt-cinq années au jour le jour, du spectacle des événements vertigineux qu'elle créait, s'arrête, se recueille, regarde autour d'elle et chez elle.

Trois hommes sont comme les ancêtres du droit administratif français, Macarel, de Gérando, Cormenin . Tous les trois avaient subi

1. On peut citer encore, Jourdain, Code de la compétence des autorités constituées de l'empire français. 1811, 3 vol. in-8.

2. Louis-Antoine Macarel, né à Orléans en 1790, mort en 1851.

3. Marie-Joseph de Gérando, né à Lyon en 1772, mort en 1842.

4. Louis-Marie de la Haye, vicomte de Cormenin, né à Paris en 1788, mort en 1868

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