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Le droit, d'après la conception juridique, est supérieur aux faits et transcendant par rapport à eux; le droit est justement cet ordre de choses supérieur au monde, auquel le monde doit se conformer. C'est le droit qui fait les sociétés; il les modèle d'après un type qui constamment les dépasse.

Une société, pour les sciences sociales, est un être naturel et même une sorte d'organisme vivant, car c'est un agrégat d'êtres vivants qui sont entre eux dans des rapports mutuels de dépendance; ces rapports de dépendance sont imposés par des phénomènes inconscients de croissance, de décroissance, de complication de structure dans les organes sociaux, très analogues aux phénomènes biologiques. A ce titre, le corps social est soumis, dans son évolution, à des lois naturelles fatales dont la principale est la loi de la concurrence ou de la lutte pour la vie.

Pour le droit, le corps social prend le nom d'État. L'État est un être de raison, car les êtres vivants dont il est composé sont des hommes, des êtres raisonnables et libres qui ont réagi contre les rapports naturels auxquels ils étaient soumis en créant entre eux de nouveaux rapports, volontaires cette fois, appelés rapports juridiques. Ces hommes ont fait des lois, fondé ou réformé des institutions, et, pour ainsi dire, recréé la société. L'État, loin d'être soumis à des lois fatales, est libre.

En présence de ces tendances et de ces conceptions si opposées, quelle doit être l'attitude des jurisconsultes?

Il serait chimérique de croire que l'une des deux manières de voir détruira l'autre. Le droit a combattu la constitution des sciences sociales; elles se sont constituées malgré lui. A leur tour, celles-ci ont essayé de s'annexer le droit; elles n'y ont pas réussi. D'ailleurs, la science, qui constate réellement une certaine régularité dans les phénomènes sociaux, ne peut pas renoncer à cette constatation; le droit, qui a construit un édifice imposant, ne peut pas renoncer au système qui en fait la logique intime depuis des siècles. L'un et l'autre gardent donc leurs positions.

Les jurisconsultes n'ont, dès lors, qu'un parti à prendre. Accepter les deux conceptions, les tenir toutes les deux pour également vraies, et, sans s'embarrasser de leur contradiction apparente, se servir alternativement de l'une et de l'autre.

Après tout, pourquoi n'y aurait-il pas, dans l'homme, à la fois du déterminisme et du libre arbitre, et, par suite, pourquoi n'y aurait-il pas, dans les sociétés, à la fois des lois naturelles fatales et de la liberté ? Pourquoi le droit ne serait-il pas à la fois engagé dans les faits et supérieur aux faits? C'est le sens de la vieille distinction entre

le droit positif et le droit idéal. Pourquoi ne pourrait-on pas dire à la fois que la société fait le droit et que le droit fait la société ? Pourquoi n'y aurait-il pas, dans la société, à la fois un organisme naturel et une organisation rationnelle? C'est affaire aux métaphysiciens à trouver, dans l'absolu, la conciliation de ces termes contradictoires. En attendant, les jurisconsultes, qui vivent dans le relatif, doivent se montrer pratiquement dualistes.

Le droit et les sciences sociales doiv ent s'entr'aider, non pas précisément en se complétant l'un l'autre, mais en se corrigeant l'un par l'autre. Les jurisconsultes ont besoin de ne pas oublier que le droit ne règne pas sans conteste, qu'en dehors de lui il y a des forces brutales avec lesquelles il est perpétuellement aux prises. Les sociologues ont besoin de savoir que la lutte pour la vie n'est pas tout, ni en économie politique, ni en politique, que le droit est là pour la brider et en empêcher les effets les plus désastreux. En d'autres termes, il faut que les jurisconsultes soient en même temps sociologues et inversement; et, soit dit en passant, c'est pour cela que les sciences sociales doivent être enseignées dans les Facultés de Droit.

A vrai dire, nous croyons que, jusqu'à notre époque, tous les grands jurisconsultes ont fait de la science sociale sans le savoir. La science sociale n'était pas systématisée, ni réduite en formules, mais les observations fondamentales sur lesquelles elle repose étaient connues, étant vieilles comme le monde. Les jurisconsultes romains étaient des hommes politiques autant que des juristes, et, quant à ceux du IvIe siècle, leur éducation juridique était fortement corrigée par l'atmosphère naturaliste qu'avait créée la Renaissance et dans laquelle ils vivaient.

C'est seulement au siècle dernier, alors que les sciences sociales ont voulu se constituer à part, qu'un divorce malheureux s'est produit. Cela a abouti, d'une part, aux puérilités d'un droit naturel completement isolé des faits, et, d'autre part, aux brutalités d'une science dédaigneuse des aspirations les plus sincères de l'humanité.

Il est temps de faire cesser cette séparation; si nous voulons faire œuvre féconde et organiser dans notre monde moderne quelque chose de durable, il nous faut opérer maintenant, d'une façon consciente et voulue, la synthèse que nos devanciers faisaient d'une façon inconsciente parce qu'elle est dans la réalité vivante.

Nous allons, pour notre part, essayer cette synthèse dans une très brève théorie de l'État. Comme il n'est pas de procédé d'exposition qui permette de se placer simultanément à deux points de vue différents, et comme nous faisons surtout du droit, nous prenons position dans la conception juridique; mais, toutes les fois qu'il est possible, nous

Le droit, d'après la conception juridique, est supérieur aux faits et transcendant par rapport à eux; le droit est justement cet ordre de choses supérieur au monde, auquel le monde doit se conformer. C'est le droit qui fait les sociétés; il les modèle d'après un type qui constamment les dépasse.

Une société, pour les sciences sociales, est un être naturel et même une sorte d'organisme vivant, car c'est un agrégat d'êtres vivants qui sont entre eux dans des rapports mutuels de dépendance; ces rapports de dépendance sont imposés par des phénomènes inconscients de croissance, de décroissance, de complication de structure dans les organes sociaux, très analogues aux phénomènes biologiques. A ce titre, le corps social est soumis, dans son évolution, à des lois naturelles fatales dont la principale est la loi de la concurrence ou de la lutte pour la vie.

Pour le droit, le corps social prend le nom d'État. L'État est un être de raison, car les êtres vivants dont il est composé sont des hommes, des êtres raisonnables et libres qui ont réagi contre les rapports naturels auxquels ils étaient soumis en créant entre eux de nouveaux rapports, volontaires cette fois, appelés rapports juridiques. Ces hommes ont fait des lois, fondé ou réformé des institutions, et, pour ainsi dire, recréé la société. L'État, loin d'être soumis à des lois fatales, est libre.

En présence de ces tendances et de ces conceptions si opposées, quelle doit être l'attitude des jurisconsultes?

Il serait chimérique de croire que l'une des deux manières de voir détruira l'autre. Le droit a combattu la constitution des sciences sociales; elles se sont constituées malgré lui. A leur tour, celles-ci ont essayé de s'annexer le droit; elles n'y ont pas réussi. D'ailleurs, la science, qui constate réellement une certaine régularité dans les phénomènes sociaux, ne peut pas renoncer à cette constatation; le droit, qui a construit un édifice imposant, ne peut pas renoncer au système qui en fait la logique intime depuis des siècles. L'un et l'autre gardent donc leurs positions.

Les jurisconsultes n'ont, dès lors, qu'un parti à prendre. Accepter les deux conceptions, les tenir toutes les deux pour également vraies, et, sans s'embarrasser de leur contradiction apparente, se servir alternativement de l'une et de l'autre.

Après tout, pourquoi n'y aurait-il pas, dans l'homme, à la fois du déterminisme et du libre arbitre, et, par suite, pourquoi n'y aurait-il pas, dans les sociétés, à la fois des lois naturelles fatales et de la liberté ? Pourquoi le droit ne serait-il pas à la fois engagé dans les faits et supérieur aux faits? C'est le sens de la vieille distinction entre

le droit positif et le droit idéal. Pourquoi ne pourrait-on pas dire à la fois que la société fait le droit et que le droit fait la société ? Pourquoi n'y aurait-il pas, dans la société, à la fois un organisme naturel et une organisation rationnelle? C'est affaire aux métaphysiciens à trouver, dans l'absolu, la conciliation de ces termes contradictoires. En attendant, les jurisconsultes, qui vivent dans le relatif, doivent se montrer pratiquement dualistes.

Le droit et les sciences sociales doiv ent s'entr'aider, non pas précisément en se complétant l'un l'autre, mais en se corrigeant l'un par l'autre. Les jurisconsultes ont besoin de ne pas oublier que le droit ne règne pas sans conteste, qu'en dehors de lui il y a des forces brutales avec lesquelles il est perpétuellement aux prises. Les sociologues ont besoin de savoir que la lutte pour la vie n'est pas tout, ni en économie politique, ni en politique, que le droit est là pour la brider et en empêcher les effets les plus désastreux. En d'autres termes, il faut que les jurisconsultes soient en même temps sociologues et inversement; et, soit dit en passant, c'est pour cela que les sciences sociales doivent être enseignées dans les Facultés de Droit.

A vrai dire, nous croyons que, jusqu'à notre époque, tous les grands jurisconsultes ont fait de la science sociale sans le savoir. La science. sociale n'était pas systématisée, ni réduite en formules, mais les observations fondamentales sur lesquelles elle repose étaient connues, étant vieilles comme le monde. Les jurisconsultes romains étaient des hommes politiques autant que des juristes, et, quant à ceux du XVIe siècle, leur éducation juridique était fortement corrigée par l'atmosphère naturaliste qu'avait créée la Renaissance et dans laquelle ils vivaient.

C'est seulement au siècle dernier, alors que les sciences sociales ont voulu se constituer à part, qu'un divorce malheureux s'est produit. Cela a abouti, d'une part, aux puérilités d'un droit naturel completement isolé des faits, et, d'autre part, aux brutalités d'une science dédaigneuse des aspirations les plus sincères de l'humanité.

Il est temps de faire cesser cette séparation; si nous voulons faire œuvre féconde et organiser dans notre monde moderne quelque chose de durable, il nous faut opérer maintenant, d'une façon consciente et voulue, la synthèse que nos devanciers faisaient d'une fan inconsciente parce qu'elle est dans la réalité vivante.

Nous allons, pour notre part, essayer cette synthèse dans une très brève théorie de l'État. Comme il n'est pas de procédé d'exposition qui permette de se placer simultanément à deux points de vue différents, et comme nous faisons surtout du droit, nous prenons position dans la conception juridique; mais, toutes les fois qu'il est possible, nous

Le droit, d'après la conception juridique, est supérieur aux faits et transcendant par rapport à eux; le droit est justement cet ordre. de choses supérieur au monde, auquel le monde doit se conformer. C'est le droit qui fait les sociétés; il les modèle d'après un type qui constamment les dépasse.

Une société, pour les sciences sociales, est un être naturel et même une sorte d'organisme vivant, car c'est un agrégat d'êtres vivants qui sont entre eux dans des rapports mutuels de dépendance; ces rapports de dépendance sont imposés par des phénomènes inconscients de croissance, de décroissance, de complication de structure dans les organes sociaux, très analogues aux phénomènes biologiques. A ce titre, le corps social est soumis, dans son évolution, à des lois naturelles fatales dont la principale est la loi de la concurrence ou de la lutte pour la vie.

Pour le droit, le corps social prend le nom d'État. L'État est un être de raison, car les êtres vivants dont il est composé sont des hommes, des êtres raisonnables et libres qui ont réagi contre les rapports naturels auxquels ils étaient soumis en créant entre eux de nouveaux rapports, volontaires cette fois, appelés rapports juridiques. Ces hommes ont fait des lois, fondé ou réformé des institutions, et, pour ainsi dire, recréé la société. L'État, loin d'être soumis à des lois fatales, est libre.

En présence de ces tendances et de ces conceptions si opposées, quelle doit être l'attitude des jurisconsultes ?

Il serait chimérique de croire que l'une des deux manières de voir détruira l'autre. Le droit a combattu la constitution des sciences sociales; elles se sont constituées malgré lui. A leur tour, celles-ci ont essayé de s'annexer le droit; elles n'y ont pas réussi. D'ailleurs, la science, qui constate réellement une certaine régularité dans les phénomènes sociaux, ne peut pas renoncer à cette constatation; le droit, qui a construit un édifice imposant, ne peut pas renoncer au système qui en fait la logique intime depuis des siècles. L'un et l'autre gardent donc leurs positions.

Les jurisconsultes n'ont, dès lors, qu'un parti à prendre. Accepter les deux conceptions, les tenir toutes les deux pour également vraies, et, sans s'embarrasser de leur contradiction apparente, se servir alternativement de l'une et de l'autre.

Après tout, pourquoi n'y aurait-il pas, dans l'homme, à la fois du déterminisme et du libre arbitre, et, par suite, pourquoi n'y aurait-il pas, dans les sociétés, à la fois des lois naturelles fatales et de la liberté ? Pourquoi le droit ne serait-il pas à la fois engagé dans les faits et supérieur aux faits? C'est le sens de la vieille distinction entre

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