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PRÉFACE

J'ai voulu faire une double entreprise :

La première est suffisamment exposée au début de ma théorie de l'État; j'ai voulu tenter une étude de droit public où la conception juridique de l'État, qui repose, à ce que je crois, sur le postulat d'un concert de volontés libres, et la conception des sciences sociales, qui est au contraire déterministe et organique seraient utilisées toutes les deux ; j'estime que pour se rendre compte de la réalité des rapports sociaux, il est nécessaire de se placer à l'un et à l'autre point de vue, et qu'à adopter l'un des deux d'une manière exclusive, on risque de voir faux.

La seconde entreprise demande à être expliquée plus longuement. Dans l'exposition juridique du droit administratif, j'ai voulu, mettant à profit certains résultats considérables auxquels, dans ces dernières années, la jurisprudence du Conseil d'État a abouti, reprendre une méthode inaugurée il y a trente ans par Batbie et M. R. Dareste, et tenter d'organiser ce droit d'après la théorie de la personnalité.

I. Voici, me semble-t-il, l'état dans lequel la tentative de Batbie et de M. Dareste, après qu'elle eût produit tout son effet, avait laissé la science.

On reconnaissait dans le corps du droit administratif l'existence de trois groupes de règles:

1o Le groupe des règles de fond où déjà tout gravitait autour de la théorie de la personnalité ; il comprenait les règles sur l'organisation administrative, c'est-à-dire, sur la constitution même des personnes administratives, État, départe

ments, communes, etc...; puis les règles sur les droits de ces personnes morales, avec cette observation que ces droits ne dépassaient pas la notion du domaine privé, et que toute la puissance publique restait en dehors;

2o Le groupe des règles de procédure ou du contentieux, qui s'était formé à l'occasion dès litiges suscités par l'activité de l'administration, et qui d'ailleurs, comme il arrive toujours dans les droits nouveaux, contenait encore beaucoup de règles de fond mélangées aux règles de forme;

3o Le groupe des règles sur l'administration et sur l'acte d'administration, qui s'était constitué le dernier, qui devait son existence à la pratique du recours pour excès de pouvoir dirigé contre les décisions des autorités administratives, et qui comprenait des règles sur les conditions d'existence et de validité de ces décisions.

Or, de ces trois groupes de règles, il y en avait un que l'on n'avait pas pu rattacher à la théorie de la personnalité, c'était le dernier.

On n'avait pas vu tout de suite ce qu'est l'acte d'administration et où il peut être classé.

Pendant longtemps on avait pris le parti de le rejeter dans le contentieux. En effet, il y touche de très près; c'est par lui que les droits des particuliers sont violés ou leurs intérêts froissés ; c'est, par suite, à son occasion que le litige naît, une observation superficielle devait porter à croire qu'il était partie intégrante du litige. On assimilait donc les décisions administratives à des jugements, l'administrateur qui se prononçait sur une question d'administration intéressant un particulier, était considéré comme un juge tranchant un véritable débat entre l'intérêt général et l'intérêt privé. Plus tard, si sa décision était attaquée devant un tribunal, on estimait que le recours du particulier n'était qu'un recours en appel. On appliquait surtout ce raisonnement aux décisions ministérielles, c'était la doctrine du ministre-juge.

Cela ne satisfaisait point tous les esprits, cependant, on sentait qu'il y avait dans cette assimilation quelque chose de

forcé ; que l'acte d'administration ne pouvait pas être un jugement terminant un litige, puisqu'au contraire c'était lui qui provoquait ce litige; et, d'autre part, que sous peine de confondre toutes les notions, tous les administrateurs ne pouvaient pas être transformés en juges. Cependant on s'attardait dans. cette erreur, au grand détriment de la conception générale du droit administratif.

Le Conseil d'État est enfin sorti du cercle enchanté en condamnant la doctrine du ministre-juge, en séparant l'administration et la juridiction, en en déclarant que l'acte d'administration n'est point une décision judiciaire, mais une simple manifestation de volonté. Les conséquences de cette évolution de jurisprudence sont d'une très grande portée.

La question se pose en effet tout de suite de savoir ce qu'est cette manifestation de volonté renfermée dans l'acte d'administration, puisqu'on ne l'analyse plus en un jugement, et voici la seule réponse possible: Si l'on réfléchit que derrière l'administrateur qui prend la décision, il y a une personne administrative, État, département ou commune, pour le compte de laquelle l'administrateur agit; que cette personne administrative, pour remplir sa mission qui est d'assurer le fonctionnement des services publics, a des droits à exercer, on arrive facilement à cette conclusion que l'acte d'administration est une décision relative à l'exercice des droits, et que d'une façon générale, l'administration est l'exercice des droits des personnes administratives.

De fait, pour que cette vérité n'ait pas apparu plus tôt, il faut qu'on ait prêté peu d'attention à ce qui se passe en droit privé. En droit privé aussi, il y a un exercice des droits et des règles sur l'administration. Sans doute, lorsqu'un individu majeur et capable administre sa propre fortune, le droit n'intervient pas, car il respecte la libre initiative de l'individu; mais dès qu'il s'agit de l'administration de la fortune d'autrui ou de celle d'un incapable, il intervient et pose des règles d'administration. Faut-il rappeler en droit civil, les règles de la tutelle, celles de l'administration des biens de la femme

mariée, des biens du mineur émancipé ? en droit commercial, les règles sur l'administration des sociétés? A plus forte raison, devait-il être posé des règles en droit administratif, où il s'agit de l'administration, par des mandataires, des intérêts de personnes purement fictives, alors surtout que ces intérêts constituent au fond la fortune nationale, et qu'il y a ainsi, au premier chef, administration de la fortune d'autrui.

Que si le droit privé, tout en traçant des règles sur l'administration et sur l'exercice des droits, n'a pas détaché et réglementé à part l'acte d'administration comme l'a fait le droit administratif, s'il n'a pas créé contre lui de recours, cela tient à ce que ni chez les particuliers ni pour les sociétés commerciales, la décision ne se manifeste extérieurement avant d'ètre exécutée; tandis que dans l'administration publique elle se manifeste et peut être saisie avant son exécution.

Dès lors, les trois groupes de règles que nous avons signalés plus haut se relient l'un à l'autre d'une façon logique dans l'ordre suivant : les règles de fond sur les personnes administratives et sur leurs droits; les règles sur l'administration ou sur l'exercice des droits; les règles sur le contentieux ou sur les litiges qui peuvent être provoqués par l'exer cice des droits. Et le tout repose bien sur l'idée de personnalité juridique.

Il subsiste toutefois une difficulté pour que l'administration tout entière soit ramenée à n'être que l'exercice des droits, il faut que toutes les matières administratives puissent être réduites en droits appartenant aux personnes administratives; or, si tout ce qui est gestion du domaine privé est depuis longtemps déjà rattaché à des droits, il n'en est pas de même de ce qui est opération de puissance publique, et notamment de ce qui est matière de police, sous le prétexte que dans ces matières les droits ne seraient plus comparables à ceux des particuliers.

Il y a là un pas qu'il faut franchir; il faut reconnaître que la personnalité juridique dont sont douées les unités administratives, n'est pas bornée à la jouissance des droits privés,

mais qu'elle va au delà, et que par une extension naturelle elle peut comporter des droits administratifs exorbitants du droit commun; ou si l'on préfère cette façon de s'exprimer, il faut confesser que les unités administratives ont une double personnalité : celle de personne privée qui leur donne la jouissance des droits privés, et celle de puissance publique qui leur confère la jouissance des droits de puissance, y compris les droits de police.

Il n'y a pas à cela une grande hardiesse. Tous les droits ne sont pas des droits privés; il y a longtemps que dans les relations internationales on reconnaît à l'État des droits de souveraineté, et, par conséquent, une personnalité de puissance publique. Cette conception, sur laquelle repose le droit international public, il suffit de la faire passer dans le droit national; l'ancien droit nous avait devancés dans cette voie en déter

minant les droits régaliens de l'État; il suffit aussi de l'étendre aux personnes administratives secondaires membres de l'État, l'ancien droit ne reconnaissait-il pas, à certaines communes, des privilèges seigneuriaux qui n'étaient que des droits de police?

Il faut donc dire : le droit de domaine public, le droit d'impôt, le droit d'expropriation, les droits de police, comme on dit le droit de domaine privé, et classer dans le groupe des règles de fond tout ce que l'on est convenu d'appeler matières administratives. Ou, si l'on veut, il faut que tout ce que l'on est habitué à ranger parmi les attributions des autorités administratives, apparaisse sous forme de droit appartenant aux personnes administratives.

On doit être d'autant plus disposé à donner ce développement à la personnalité juridique en matière administrative, que toutes les réformes politiques accomplies en ce siècle au nom de la décentralisation, ont eu pour résultat de dégager de plus en plus cette personnalité.

D'abord, les personnes administratives ont été se multipliant. Au début du siècle, avec l'organisation centralisatrice de l'an VIII, l'administration était l'œuvre de l'État seul ; sans

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