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361. Le droit de domaine public est une sorte de propriété, comme d'ailleurs le nom l'indique (dominium publicum). C'est le droit de propriété appartenant à une personne administrative et modifié dans ses effets par la destination d'utilité publique de la chose sur laquelle il porte.

Ce droit de domaine public appartient à toutes les personnes administratives à l'exception des établissements publics. Il y a donc un domaine public de l'État, un domaine public départemental, un domaine public communal, un domaine public colonial.

Les choses qui sont l'objet de ce droit de propriété spécial portent le nom de dépendances du domaine public. Citons tout de suite, à titre d'exemple, comme dépendances incontestables du domaine public de l'État, les routes nationales, les fleuves, les rivages de la mer (art. 538, C. civ.); comme dépendances du domaine public départemental, les routes départementales; comme dépendances du domaine public communal, les chemins vicinaux.

Nous allons d'abord établir que le droit de domaine public est bien un droit de propriété, ce qui est contesté. Nous verrons ensuite, en quoi ce droit de propriété est modifié par la destination d'utilité publique de la chose.

362. A. Le droit de domaine public est un droit de propriété. Ceux qui ne veulent pas reconnaître dans le droit de domaine public un droit de propriété, y voient un droit de police ou de surintendance sur des choses qui par elles-mêmes n'appartiendraient à personne, qui seraient res nullius ou res communes.

1. Bibliographie: Gaudry, Traité du domaine; Proud'hon, Du domaine public.

Les raisons qui nous décident pour le droit de propriété sont les suivantes :

1. Dans la tradition historique, on voit cette idée apparaître dès l'époque classique romaine, et, malgré des contradictions, se montrer dominante. La majorité des dépendances du domaine public étaient considérées comme étant des res publicæ, c'est-à-dire appartenant à l'État, ou bien des res univertatis, c'est-à-dire appartenant aux

cités.

Étaient considérées comme res publicæ, les voies publiques (1. 2, $$ 22 et 23: Ne quid in loc. public. D. XLIII, 8); les ports et certains fleuves. (Inst. J. 1. II, t. Ier, De div. rer., § 2.)

Étaient considérés comme res universitatis les théâtres, les stades (Inst. J. eod., §6). Il est vrai que les rivages de la mer étaient considérés par beaucoup de jurisconsultes comme faisant partie des res communes, parce qu'on y voyait un prolongement de la mer elle-mème ; mais deux jurisconsultes importants, Celsus et Neratius, les classaient dans le domaine public du peuple romain. (L. 14, § 1, De acq. rer. dom. D. XLI. 1 ; l. 3, Ne quid in loc. publ., D. XLIII, 8.)

Dans notre ancien droit, la doctrine qui fait des dépendances du domaine public des res nullius ou des res communes, reprit quelque faveur; elle fut soutenue par Loyseau et par Domat (Droit public,1. I, tit. VI, sect. I, §7). Cette conception peut s'expliquer, soit par la difficulté qu'il y avait à cette époque, au lendemain de la féodalité, à imaginer une propriété publique, soit par le désir de mieux assurer la mise hors du commerce et l'inaliénabilité de ces choses. On les proclamait hors du commerce par leur nature, estimant que cela était plus sûr que de les déclarer hors du commerce par suite de leur destination d'utilitė publique. Quoi qu'il en soit, il y avait aussi des partisans de la domanialité des dépendances du domaine public et ils pouvaient s'appuyer sur des textes (Ord. août 1669, t. XXVII, art. 41): « Déclarons la propriété de tous les fleuves et rivières portant bateaux sur leur fonds, etc... faire partie du domaine de notre couronne, etc... »

2o Dans notre droit, l'ensemble des textes consacre sûrement l'idée de propriété. Les textes fondamentaux en matière de domaine public sont la loi des 22 novembre-1er décembre 1790, art. 2, et les art. 538 et 540 du Code civil. Le premier de ces textes a été abrogé par les seconds, qui le reproduisent presque fidèlement, mais il est permis de rechercher la pensée qui l'avait inspiré. Or, le rapport d'Enjubault, sur la loi de 1790, dit formellement que cet art. 2 a eu pour but de mettre fin aux divergences des jurisconsultes, en tranchant une question de propriété, et en reconnaissant que les dépendances du domaine public qu'il énumère sont la propriété de l'État. Quant à l'art. 538,

C. civ., il déclare que : « les chemins, routes et rues à la charge de l'État, etc..., et généralement toutes les portions du territoire qui ne sont pas susceptibles d'une propriété privée, sont considérés comme des dépendances du domaine public. Qu'est-ce à dire, sinon que l'expression domaine public, qui n'avait pas alors le sens précis qu'elle a pris depuis, désigne simplement la propriété de l'État opposée à la propriété privée? D'autant mieux que l'article attribue au domaine public de l'État des biens, comme les successions vacantes, qui sont des propriétés ordinaires entre les mains de l'État.

Outre ces textes fondamentaux, il y en a d'autres. Ainsi la loi des 22 décembre 1789-8 janvier 1790, section III, art. 2, charge les administrations départementales de la conservation des propriétés publiques; cela a toujours été entendu du domaine public, et notamment c'est sur ce texte que repose le droit du préfet de délimiter les fleuves.

De la loi du 3 frimaire an VII sur la contribution foncière, il résulte que, sauf exception, les dépendances du domaine public productives de revenu sont cotisées, et en effet cela a été appliqué aux canaux (1. 5 floréal an X) et aux chemins de fer, notamment aux chemins de fer exploités par l'État (1. 18 mai 1878). Or, la contribution foncière frappe les propriétés foncières. (L. 3 frimaire an VII, art. 2.)

Citons encore l'art. 116 de la loi du 5 avril 1884, qui pose en principe que les biens des communes sont saisissables, mais qui en excepte ceux qui sont affectés à l'usage public, c'est-à-dire qui sont dépendances du domaine public; l'art. 7, même loi, qui parle de la propriété des biens affectés à l'usage public; toute la loi du 20 août 1881 sur les chemins ruraux qui suppose que ces chemins appartiennent à la commune, notamment art. 1 et 3, etc...

Il est vrai que l'art. 714 du Code civil dit : « Il y a des choses qui n'appartiennent à personne et dont l'usage est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d'en jouir ». Ce texte semble viser certaines dépendances du domaine public, comme les routes, les fleuves, etc. Mais d'abord, il peut tout aussi bien viser des choses comme les petits cours d'eau, qui, dans l'opinion de la jurisprudence et de la majorité des auteurs, sont, en effet, des res communes. De plus, l'expression choses qui n'appartiennent à personne peut signifier simplement choses qui n'appartiennent pas aux particuliers. Il faut interpréter l'art. 714 en le rapprochant de l'art. 538, qui place dans le domaine public « généralement toutes les portions du territoire français, qui ne sont pas susceptibles d'une propriété privée », ce qui ne veut pas dire du tout qu'elles ne soient pas susceptibles d'une propriété publique.

3o Enfin, il y a des arguments de raison décisifs. La qualité de dépendance du domaine public pour une chose déterminée n'est pas indélébile; elle dure tant que dure l'affectation à l'utilité publique ; elle apparaît au moment de l'affectation, elle disparaît au moment de la désaffectation. Or, avant et après, quelle est la situation de la chose? Presque toujours, cette chose était déjà un objet de propriété pour la personne administrative, elle était déjà dans son domaine privé. Presque toujours, après, elle retombera dans le domaine privé de la personne administrative. Voici, par exemple, une route nationale: le terrain en a été acquis par l'État par expropriation; jusqu'à l'achèvement de la route, il a été dans le domaine privé de celui-ci, la route achevée et livrée, il tombe dans le domaine public; supposons que plus tard la route soit déclassée, le terrain retombera dans le domaine privé de l'État. Voici un rivage de la mer : la mer se déplace insensiblement et se retire, l'ancien rivage devient un lai, il tombe dans le domaine privé de l'État. Faut-il admettre que, selon les circonstances, la propriété apparaît ou disparaît? N'est-il pas plus naturel d'admettre qu'elle existe toujours au fond, quoique modifiée dans ses effets par l'utilité publique tant que dure l'affectation 1?

1. Voir sur toute cette question, et en notre sens, un intéressant article de M. Barckhausen, professeur de droit administratif à la Faculté de Droit de Bordeaux (Revue critique de législation, année 1884.) Voir aussi deux remarquables études de M. Saleille, professeur à la Faculté de Droit de Dijon: 1o le Domaine public à Rome et son application en matière artistique, nouvelle revue historique de Droit (année 1888, p. 497 et année 1889, p. 457): 2o Loi du 30 mars 1887 sur la conservation des monuments historiques, revue bourguignonne (1891, p. 635). Ces études très analytiques et très documentées sont pleinement convaincantes. Nous ajouterons seulement ceci : si l'on veut étudier cette question complètement, il faut, comme toujours, se placer au point de vue de l'évolution historique. Or au point de vue de l'évolution historique il nous paraît que les dépendances du domaine public apparaissent d'abord aux hommes avec le caractère de choses communes, jusqu'à ce que se soit développée une personnalité publique suffisante à qui ils puissent en attribuer la propriété. Les idées industrielles, littéraires et artistiques lorsqu'elles ont cessé d'appartenir à l'inventeur, tombent dans le domaine public, c'est l'expression consacrée par le langage. A l'heure actuelle ce sont des res communes, elles sont dans le patrimoine commun de tous les hommes, car elles ont incontestablement une portée internationale. S'il venait à se créer une personnalité publique internationale, elles deviendraient la propriété de cette personnalité et tomberaient dans son domaine public.

Un développement analogue s'est produit pour le domaine public de l'État, et au fond ceux qui résistent à admettre que ce domaine soit la propriété de l'État et qui en sont restés à la notion de res nullius ou de res communis, sont ceux qui n'admettent pas que la personnalité de l'État puisse être étendue jusqu'aux droits de puissance publique.

363. B. Le droit de domaine public est un droit de propriété modifié dans ses effets par l'utilité publique. - Lorsqu'une chose appartenant à l'État ou à toute autre personne administrative reçoit une affectation d'utilité publique, il est clair que le droit de propriété portant sur cette chose est gravement modifié dans ses effets. Des trois attributs qui constituent le droit de propriété ordinaire, usus, fructus, abusus, il n'en est pas un seul qui reste intact 1° L'abusus, ou droit de disposer, disparaît presque entièrement; cette chose ne peut être ni aliénée ni modifiée profondément dans sa substance, puisqu'il est d'utilité publique qu'elle demeure avec sa manière d'être actuelle. Une route nationale ne peut pas être vendue aux riverains sous peine de perdre sa destination; elle ne peut pas davantage être labourée ou transformée en prairie; 2o l'usus disparaît aussi, en ce sens que la chose ne peut pas être affectée à un usage autre que celui auquel elle est consacrée par l'utilité publique; 3° enfin le fructus disparaît, en ce sens que la chose ne peut plus produire de fruits qu'en tant que cela n'est pas nuisible à sa destination. Une route nationale peut bien être plantée d'arbres, mais à condition que la circulation n'en souffre pas.

Toutes ces altérations du droit de propriété ne durent, bien entendu, que tant que la chose a une affectation d'utilité publique. L'affectation et la désaffectation sont des événements naturels ou des actes de l'autorité administrative que nous étudierons dans un paragraphe suivant. Lorsque la chose est désaffectée, le droit de propriété recouvre sur elle tous ses effets, elle tombe alors dans le domaine privé de la personne administrative, c'est-à-dire dans son domaine ordinaire.

La modification la plus intéressante à étudier est celle qui est apportée à l'abusus et qu'on appelle d'ordinaire l'inaliénabilité. Nous allons l'examiner, ainsi qu'on le fait d'ordinaire, à propos des dépendances du domaine public.

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No 1. De l'inaliénabilité des dépendances du domaine public.

364. Origine, sens et portée de cette inaliénabilité. - Les dépendances du domaine public sont inaliénables, imprescriptibles, insaisissables à raison de leur destination d'utilité publique. Cette inaliénabilité existait dans notre ancien droit, mais elle pouvait s'expliquer de deux façons: soit comme une conséquence du principe de l'inaliénabilité du domaine de la couronne (édit de Moulins, février

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