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la compétence des tribunaux judiciaires. Et en effet, jusqu'à la réorganisation du Conseil d'État, ce fut la jurisprudence appliquée.

Mais il est évident qu'il y avait dans cette façon de comprendre la séparation des pouvoirs, quelque chose d'exagéré et d'injuste qui ne pouvait s'expliquer que par le souvenir non encore effacé de luttes politiques.

On avait été préoccupé, visiblement, non pas de faire un partage égal entre les deux pouvoirs, mais de protéger le pouvoir exécutif contre le pouvoir judiciaire. On avait exagéré les droits du pouvoir exécutif, car ce pouvoir n'agit avec sa véritable essence, et n'a besoin d'indépendance que lorsqu'il agit à titre de puissance publique. Lorsqu'il agit à titre de personne privée, il n'y a pas de raison pour ne pas le soumettre au droit commun.

D'autre part, on avait laissé dans l'ombre les droits du pouvoir judiciaire. Le pouvoir judiciaire a des attributions qui sont tout aussi fondamentales que celles du pouvoir exécutif : le pouvoir judiciaire est le gardien des droits publics des citoyens, et notamment de ces libertés essentielles, la liberté individuelle, l'état des personnes, la propriété. Ce sont là des attributions qui sont consacrées, non pas par tel ou tel texte, mais par l'ensemble des textes.

Ce sera le très grand honneur des juridictions administratives et notamment du Conseil d'État, d'avoir compris qu'elles devaient d'elles mêmes renoncer à profiter de textes excessifs, et qu'elles devaient les interpréter avec souplesse à l'aide du principe de la séparation des pouvoirs sainement entendu.

Le Conseil d'État entra dans cette voie dès qu'il fut réorganisé et il y a toujours persévéré, soit comme juge administratif, soit comme juge des conflits; le tribunal des conflits, dès qu'il fut organisé à part, y entra, lui aussi.

Le résultat d'un demi-siècle d'efforts accomplis ainsi dans le sens de l'abnégation par les juridictions administratives elles-mêmes, fait qu'aujourd'hui on peut formuler ainsi le principe:

1° Tout ce qui est appréciation des actes et des opérations de puissance publique doit être de la compétence des tribunaux admi nistratifs;

2o Tout ce qui n'est pas appréciation des actes et des opérations de puissance publique doit être laissé aux tribunaux judiciaires.

En d'autres termes, ce ne sont plus tous les actes de l'administration qui sont réservés aux tribunaux administratifs, mais seulement les actes de puissance publique.

On remarquera que c'est justement la formule à laquelle nous sommes arrivés au paragraphe précédent, lorsque nous nous sommes

demandé si des juridictions administratives étaient nécessaires, abstraction faite du principe de la séparation des pouvoirs. C'est-à-dire que les préoccupations constitutionnelles ont été progressivement ramenées à de justes limites, grâce aux idées purement rationnelles que nous avons exposées.

No 2. Des règles d'attribution.

558. L'énoncé du principe que nous venons de donner ne suffirait pas pour trancher les conflits d'attribution. Il faut en déduire des règles plus précises qui s'adaptent à la variété des hypothèses.

Il y a lieu de distinguer quatre espèces de contentieux :

1o Le contentieux de l'annulation. Il s'agit de faire annuler un acte d'administration, c'est le contentieux du recours pour excès de pouvoir.

2o Le contentieux de pleine juridiction. Il s'agit de saisir complètement un juge de toute une situation créée par un acte, soit par un recours contentieux ordinaire, soit par une action judiciaire.

3o Le contentieux de l'interprétation. Il s'agit, au cours d'un litige dont un tribunal judiciaire est saisi, de demander, à titre de question préjudicielle, à une autorité administrative l'interprétation d'un acte d'administration obscur, ou bien à un juge administratif l'appréciation de la validité de cet acte.

4o Le contentieux de la répression. Il s'agit des cas exceptionnels où les tribunaux administratifs sont compétents pour la répression d'infractions.

a) Contentieux de l'annulation.

559. Aucune difficulté dans cette hypothèse, puisque c'est celle du recours pour excès de pouvoir. Nous savons depuis longtemps que ce recours ne peut être porté que devant le Conseil d'État (v. p. 213).

Il s'agit de faire annuler un acte d'administration pris en luimème, isolé de l'opération dont il fait partie. Dans cet acte, qui est toujours un acte d'autorité, apparait la volonté même de la personne administrative dans ce qu'elle a de plus indépendant et de moins facile à définir à l'avance; l'appréciation de la validité de cet acte ne pouvait être soumise qu'au juge prétorien par excellence.

Rappelons qu'il existe des recours administratifs en forme de recours pour excès de pouvoir, qui sont également portés devant le Conseil d'Etat. (L. 5 avr. 1884, art. 67.)

b) Contentieux de pleine juridiction.

560. C'est ici que se rencontrent les plus grandes difficultés, parce qu'il s'agit de saisir un juge de toute une situation créée par un acte d'une personne administrative, et il peut surgir deux questions; on peut se demander:

1° S'il faut saisir un juge administratif au moyen d'un recours contentieux ordinaire, ou s'il faut saisir un tribunal judiciaire au moyen d'une action ordinaire;

2° Si une fois l'un de ces juges saisi du fond de l'affaire, il ne se présentera pas des questions préjudicielles dont il faudra renvoyer l'examen à l'autre juge.

Une série de règles vont être données pour trancher ces deux questions; on s'apercevra qu'elles sont inspirées par l'interprétation libérale du principe de la séparation des pouvoirs que nous avons signalée plus haut, c'est-à-dire qu'elles consacrent non seulement l'indépendance du pouvoir exécutif vis-à-vis du pouvoir judiciaire, mais aussi l'indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis de l'exécutif.

561. I. De la juridiction qui doit être saisie de l'affaire. a) Règles en faveur des juridictions administratives. -1° Les juridictions administratives doivent être saisies du contentieux de pleine juridiction soulevé par les ACTES DE PUISSANCE PUBLIQUE. C'est ainsi que le recours contentieux contre un décret du chef de l'État liquidant une pension, ne saurait être porté que devant un tribunal administratif; de même le recours contre une décision ministérielle liquidant une dette; de même, les recours en matière d'établissements dangereux (p. 464). Cette règle est fondamentale, l'acte de puissance publique est trop indéterminé pour être soumis à l'appréciation du juge ordinaire. Si elle n'est pas d'une application fréquente, cela tient à ce qu'il y a peu d'actes de puissance publique qui puissent être attaqués par un recours contentieux ordinaire.

2o Les juridictions administratives doivent être saisies également du contentieux soulevé par les OPÉRATIONS DE PUISSANCE PUBLIQUE, à moins d'exception consacrée par un texte.

La règle se justifie par cette considération, que dans les opérations de puissance publique les personnes administratives exercent des droits de puissance publique.

Mais on s'explique par là même qu'il y ait des exceptions, car, avec le temps, quelques-uns de ces droits de puissance publique se définissent tellement qu'on peut en confier l'examen aux juges ordinaires;

ou bien, à raison de leur caractère dangereux, c'est la loi qui les a elle-même définis exactement; c'est ce qui est arrivé pour les impôts indirects et pour l'expropriation pour cause d'utilité publique, ces opérations sont tellement réglementées par la loi qu'on a pu sans diffi culté en abandonner le contentieux aux tribunaux judiciaires.

Au contraire, les opérations de travaux publics, les impôts directs, les opérations électorales, sont dans la règle, le contentieux en est encore complètement administratif. Pour les travaux publics, cela est même tout à fait frappant, car des conséquences accidentelles de l'opération, comme des dommages causés aux personnes, sont considérées comme entraînant la compétence administrative. (V. nos 470, 479).

b) Règles en faveur des tribunaux judiciaires. -1° Les tribunaux judiciaires doivent être saisis du contentieux de pleine juridiction soulevé par les OPÉRATIONS DE PERSONNE PRIVÉE, à moins d'exception consacrée par un texte.

Nous avons vu quelques-unes de ces exceptions: les ventes et les concessions du domaine privé de l'État, par exemple, qui sont de la compétence des conseils de préfecture; les baux des sources minérales appartenant à l'État. (V. nos 532, 535.)

2o Lorsqu'il s'agit de la protection des droits individuels, notamment du droit de propriété, les tribunaux judiciaires peuvent être saisis de demandes tendant à compenser, par une indemnité pécuniaire, le dommage causé par une opération de puissance publique.

Un exemple nous a été donné à propos de la délimitation des rivages de la mer (p. 518), et si, en matière de dommages permanents causés à la propriété par des travaux publics, les tribunaux judiciaires ne peuvent pas être saisis, cela tient à ce qu'un texte formel attribue aux conseils de préfecture tout le contentieux des travaux publics.

562. II. Des questions préjudicielles qui peuvent être soulevées dans l'un ou l'autre sens. a) Questions préjudicielles en faveur des tribunaux administratifs. — Toutes les fois que dans un litige pour le fond duquel un tribunal judiciaire est compétent, il se rencontre un acte d'administration ne faisant pas corps avec un contrat judiciaire1, dont il faut apprécier la validité ou dont le sens est contesté, l'appréciation de cet acte doit être renvoyée à la juridiction administrative ou à l'autorité administrative, et le tribunal doit surseoir.

1. Si l'acte fait corps avec un contrat judiciaire, le tribunal judiciaire est compétent pour l'interpréter, par exemple une délibération du conseil municipal qui a décidé le bail d'un immeuble communal, une fois le bail passé. (Conflits, 12 juillet 1890.)

S'il ne s'agit que d'apprécier l'existence de l'acte et si le texte n'en est pas contesté, le tribunal judiciaire est compétent.

Le meilleur exemple nous est donné en matière d'expropriation, au sujet de l'appréciation de l'arrêté de cessibilité du préfet (p. 592).

b) Questions préjudicielles en faveur des tribunaux judiciaires. Il y a question préjudicielle toutes les fois que devant un tribunal administratif il se soulève : 1o une question de propriété1; 2o une question d'état, de capacité, de domicile: l'examen de ces questions doit être renvoyé devant un tribunal civil, et il faut surseoir.

De plus, il est admis que la compétence répressive des conseils de préfecture ne va pas jusqu'à leur permettre de condamner à l'emprisonnement; il faut, le cas échéant, saisir le tribunal correctionnel.

Tout cela repose sur cette idée que les tribunaux judiciaires sont gardiens de la propriété, de l'état des personnes et de leur liberté.

Observation. — Il y aurait lieu de passer en revue les diverses matières administratives, afin d'appliquer les règles que nous venons de formuler. Ce serait un excellent exercice pratique. L'espace nous manque pour le faire; mais il est rendu très facile par cela seul que les actes d'administration ont été étudiés à part dans un livre préliminaire, et par la façon dont tous les droits de puissance publique des personnes administratives et tous leurs droits de personne privée ont été groupés en deux titres différents du livre II.

c) Contentieux de l'interprétation.

563. Il y a contentieux de l'interprétation dans les cas où, conformément aux règles qui précèdent, l'existence d'un acte d'administra tion, dont le sens est obscur ou dont la validité est contestée, forme question préjudicielle devant un tribunal judiciaire saisi d'un litige. Il faut donc deux conditions:

1o Qu'il y ait un acte d'administration dont le sens soit obscur, ou dont la validité soit attaquée;

2o Que la question soit soulevée à l'occasion d'un litige né et actuel. L'interprétation d'un acte administratif obscur ne pourrait pas être demandée d'une façon principale en dehors de tout litige actuel. Quant à la validité d'un acte administratif, elle peut bien être attaquée d'une façon principale, mais alors c'est par le recours pour excès de pouvoir, dans les délais et avec les formes de ce recours, et elle aboutit à l'annulation de l'acte; tandis que par la voie de la question préjudi cielle, la validité de l'acte peut être attaquée pendant trente ans, par un recours contentieux ordinaire qui ne bénéficie pas de la dispense

1. Il en serait de même d'une question d'existence de privilege. (C. d'Ét. 28 nov. 1890.)

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