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de la Couronne, les ministres d'alors, une arme bien faible, qui se fût émoussée facilement. Les juges ordinaires n'auraient pas eu alors l'autorité nécessaire pour les condamner. Il fallait une juridiction toute spéciale et une procédure particulière pour les atteindre elles furent fournies par la pratique de l'impeachment.

L'impeachment n'est pas autre chose qu'une accusation intentée contre un ministre par la Chambre des communes devant la Chambre des Lords, qui statue comme tribunal. C'est au XIVe siècle qu'il a fait son apparition, et, comme tant d'autres, la théorie en a été fixée par la série des précédents. Là aussi, comme sur d'autres points, la Chambre des Communes n'a tout d'abord pris cette initiative hardie que sur la suggestion des Lords. Mais une fois la procédure admise par la coutume, les jurisconsultes ont cherché à l'expliquer par les principes généraux du droit. La compétence de la Chambre des Lords était facile à justifier'. Cette Chambre, en effet, a conservé une compétence judiciaire de ses premières origines, du temps où elle était le Magnum Concilium; et nous savons que, traditionnellement, on portait devant elle les accusations intentées contre les grands officiers de l'État. Restait le droit d'accusation reconnu à la Chambre des Communes; on le ramena facilement aux principes du droit commun. Le droit anglais posait, en effet, comme fondement de toute poursuite criminelle, une accusation admise par un grand jury ou jury d'accusation, qui siégeait périodiquement dans chaque comté du royaume. Or, la Chambre des Communes était éminemment la représentation des comtés: elle pouvait être considérée comme le grand jury de l'Angleterre entière. Quoi qu'il en soit, c'est en 1376 que l'impeachment fait son apparition sous le règne. d'Édouard III, et d'assez nombreux exemples s'en présentent sous

1 Dicey, Law of Constitution, p. 302, traduct., p. 351: « Dans certains cas, il est vrai, le seul moyen de réprimer l'acte (accompli par un ministre) est un impeachment. Mais l'impeachment est un mode régulier, quoique non usuel, de procédure légale, devant un tribunal reconnu, à savoir la Haute-Cour de Parlement ».

2 Ci dessus, p. 68, 94.

3 Blackstone, Commentaries, B. VI, ch. xix, no 1: « An impeachment before the lords by the commons of Great Britain, in Parliament, is a prosecution of the already known and established law, and has been frequently put in practice; being a presentment to the most high and supreme court of criminal jurisdition by the most solemn grand inquest of the whole hingdom ». Stubbs, Constit. History, no 286 (à propos du premier précédent de 1376) : " As the grand jury of the nation, the sworn recognitors of national rights and grievances, they thus entered on the most painful but not the least needful of their functions ».

les règnes suivants'. Puis, pour diverses causes, sous la dynastie des Tudors, il cessa de fonctionner pendant une longue période. Sous les Stuarts, la pratique fut reprise et devint un puissant instrument de lutte pour les Communes. C'est vraiment cette juridiction, au fond toute politique, et par cela même qu'elle était politique, qui a créé en Angleterre la responsabilité ministérielle. Cependant l'impeachment avait deux côtés faibles. D'une part, étant une procédure régulière en matière pénale, il était logique de l'admettre seulement dans le cas où l'acte commis par le ministre constituait une infraction prévue par le droit pénal, an indictable offense. Mais au XVIIe siècle on se départit de cette rigueur logique, et l'impeachment fut admis, même pour des actes qui ne constituaient ni crime ni délit, mais seulement une faute grave, préjudiciable au pays, par exemple pour le fait d'avoir conseillé ou négocié un traité manifestement désavantageux; il servit dès lors à demander aux ministres un compte, bien sévère il est vrai, de la justice, de l'honnêteté et de l'utilité de leur administration 3. Dans ces hypothèses, la Chambre des Lords avait un pouvoir entier d'appréciation quant au fait et quant à la peine. D'ailleurs, le Parlement, pour frapper ses adversaires et les ennemis du pays, avait à sa disposition un autre moyen singulièrement énergique et bien plus arbitraire le Bill of attainder. C'était une application du pouvoir souverain reconnu au Parlement, et, en même

1 Stubbs, Const. History, no 266, 286; May, Parliamentary Practice, 8e édit., p. 55. L. O. Pike, A Constitutional history of the House of Lords, p. 178, 204 et s., 228 et s. En 1396, les Communes présentèrent au roi en plein Parlement une protestation affirmant leur droit d'accuser (impeach) ainsi toute personne et aussi souvent qu'elles le voudraient.

2 L. O. Pike, op. cit., p. 228: « Although there were impeachments in the reign of Henry IV and even of Henry VI, there were none between the year 1449 (when the Duke of Suffolk wa impeached) and the year 1621 (when accusations were made against sir Giles Mompesson), unless the doubtful case of Bishop of London in 1534 be regarded as one ». L'une des causes principales qui, selon l'auteur, expliquent cette apparente désuétude, c'est la confusion, qui avait toujours existé dans une certaine mesure entre le pouvoir législatif des Lords et leur pouvoir judiciaire. Dans cette période contre les grands coupables de crimes politiques, au lieu de procéder par impeachment, on aurait procédé par l'Act of attainder, dont il va être parlé.

Gneist, Englische Verfassungsgeschichte, § 37, p. 601; Todd-Walpole, t. I. p. 54. Méme, selon M. Jenks (Parliamentary England, 1903, p. 383): « Il n'avait jamais été nécessaire pour le succès d'un impeachment de prouver une illégalité actuelle de la part de l'accusé. Il suffisait que sa conduite fût désapprouvée par le plus haut tribunal du pays dont le jugement avait été invoqué par les représentants du peuple ».

Même antérieurement, lorsque l'impeachment était intenté à raison d'un crime véritable, légalement puni et non capital, le principe s'était fait admettre, non sans résistance, que la Chambre des Lords était libre de choisir et de déterminer la peine qu'elle infligeait. L. O. Pike, op. cit., p. 230, 231.

temps, la confusion la plus complète du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire, la violation la plus scandaleuse des principes élémentaires de la justice. On admettait qu'un acte du Parlement, c'est-à-dire un vote des deux Chambres sanctionné par le roi, pouvait atteindre une personne dans sa vie ou dans ses biens, lui infligeant une peine quelconque (généralement la peine de mort et la confiscation des biens), sans qu'aucune loi existante au moment des faits reprochés les eût prévus et punis d'une peine. L'Act of attainder intervenait parfois comme succédané de l'impeachment, lorsque la personne impeached refusait de répondre à l'accusation et se dérobait aux poursuites. Il était présenté et voté comme les lois ordinaires. C'est une loi véritable, odieusement personnelle et rétroactive1.

L'impeachment présentait encore une autre faiblesse. Le roi possédait en Angleterre, comme jadis en France, le droit de grâce et d'amnistie même individuelle, reprieve and pardon. Il pouvait s'en servir pour sauver le ministre visé par un impeachment: admettant le crime, il pouvait juridiquement l'abolir et faire tomber ainsi l'accusation et la peine. Mais l'Act of Settlement supprima cette faculté; il déclara qu'aucun pardon, muni du grand sceau, ne pourrait être invoqué pour écarter un impeachment intenté par les Communes 2.

Cette mise en accusation des ministres par une Chambre élue est un des traits généraux que les peuples libres ont inscrit dans leurs constitutions, en l'empruntant à l'Angleterre, alors même que, pour diverses raisons, ils n'admettaient pas la responsabilité politique des ministres, ni leur responsabilité civile devant les tribunaux de droit commun. La juridiction change de pays en pays : souvent, lorsqu'il y a deux Chambres, c'est la Chambre haute qui remplit la fonction de jage; ailleurs, c'est une Haute-Cour de

1 Blackstone, Comment., B., IX, ch. xix, no 1: « For acts of Parliament to attaint particular persons of treason or felony, or to inflict pains and penalties, beyond or contrary to the common law, to serve a special purpose, I speak not of them; being to all intents and purposes new laws, made pro re nata, and by no means an execution of such as are already in being ». Anson, Law and custom, t. I3, p. 355: « Those acts, in form legislative, in substance judicial, which we know as acts of attainder or of pains and penalties. An act of Parliament can, as we know, do anything. It can make that an offence, which was not when done an offence against any existing law. It can assign to the offender so created a punishment which no court could inflict. The procedure is legislative ».

2 Art. 3 in fine; cf. Todd-Walpole, t. I, p. 55, traduct. française, t. 1, p. 87. Blackstone et d'autres jurisconsultes ont interprété ce texte comme enlevant à la Couronne le droit d'amnistie, mais non le droit de grâce, après la condamnation prononcée.

justice, distincte des assemblées législatives et présentant des types divers. Mais partout le système anglais a été plus ou moins fidèlement reproduit. Aux États-Unis, il a gardé son nom et sa forme : c'est l'impeachment intenté par la Chambre des représentants devant le Sénat. D'ailleurs, il ne vise pas spécialement les ministres, mais à la fois le Président, le Vice-Président et tous les fonctionnaires civils des États-Unis'. Cela se conçoit aisément; car comme on le verra plus loin, la responsabilité ministérielle ne joue presque aucun rôle dans le système politique des États-Unis. Chez nous, le système anglais, diversement adapté, a toujours été admis depuis 1791. Il figure non seulement dans les Constitutions qui admettent la responsabilité politique des ministres, comme les Chartes de 1814 et de 1830, l'Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire, la Constitution impériale de 1870, les lois constitutionnelles de 1875; mais aussi dans celles qui repoussaient cette responsabilité politique, comme la Constitution de 1791, celle de l'an III et celle de 1848'. On le trouve enfin dans la forme, jusque dans les constitutions qui avaient pour but certain d'affranchir le pouvoir exécutif du contrôle des Chambres, dans la Constitution de l'an VIII, même dans le sénatus-consulte du 28 floréal an XII, où il était singulièrement compliqué et affaibli (art. 101, 110 et suiv.), même dans la Constitution du 14 janvier 1852 (art. 13), qui réservait au Sénat le droit de mettre les ministres en accusation devant la Haute-Cour de justice.

Cependant cette institution (l'impeachment), qui a paru assez importante pour s'imposer avec une pareille généralité aux Constitutions modernes, est aujourd'hui considérée par les Anglais comme tombée en désuétude. Dans les cent et quelques dernières années,

1 Constitution des États-Unis, art. 2, sect. 4: « The Président, Vice-Président and all civil officers of the United States, shall be removed from office on impeachment for and conviction of treason, bribery and other high crimes and misdemeanours ». Une seule fois cette disposition a été invoquée contre un ministre et celui-ci a donné sa démission avant que l'accusation fût votée contre lui; il fut par suite acquitté. Bryce, American Commonwealth, t. 12, p. 86, note 2, traduct. française, t. I, p. 165. Voyez la liste des impeachments intentés depuis que la constitution des Etats-Unis est entrée en vigueur dans Th. Hudson Mc. Kee, A manual of congressional practice, 1892, p. 100.

2 La question de savoir si la Constitution de 1848 admettait la responsabilité politique des ministres est douteuse : elle sera examinée plus loin.

Dicey, Law of the Constitution, p. 302 : « Impeachment indeed may, though one took place as late as 1805, be thought now obsolete ». Burgess, Political science, t. II, p. 344: « The last impeachment was that of Lord Melville in the year 1805-1806. The failure of. the attempt to impeach Lord Palmerston in the year 1848 shows that the procedure has become nearly obsolete in the english system ».

il y a eu seulement deux impeachments, celui de Warren Hastings, en 1788, et celui de Lord Melville en 1805 : depuis un siècle la procédure a sommeillé. La raison en est bien simple. La responsabilité politique des ministres, sous le gouvernement parlementaire, a rendu inutile cette arme ancienne, et la condamne à se rouiller. Le moyen préventif a remplacé le moyen répressif: la Chambre des Communes pouvant à volonté renvoyer les ministres, n'a plus jamais besoin de les mettre en accusation. Le même résultat se produit nécessairement dans tous les pays qui ont admis le gouvernement parlementaire'.

3o La troisième règle, celle qui veut qu'un ministre participe à tout acte par lequel s'exerce la prérogative de la Couronne, n'a pas été édictée, en Angleterre, comme une maxime générale. Elle n'a pris ce caractère de généralité qu'avec le temps et s'est établie successivement et fragmentairement. Elle est résultée, comme tant d'autres principes importants du droit anglais, d'une question de forme. Les Anglais ont établi, dans toute une série de cas, que l'expression de la volonté royale, pour être juridiquement obligatoire, devait se présenter sous la forme d'un acte écrit et revêtu de certains sceaux ou cachets. Chacun de ces sceaux a été remis par la coutume à la garde d'un officier supérieur ou ministre, qui seul a qualité pour l'apposer. En l'apposant, il fait un acte personnel et engage par là même sa responsabilité. De cette manière on est arrivé à avoir un répondant pour tout acte du roi devant se manifester dans ces formes écrites et scellées. On n'en est pas resté là; on a adjoint l'assistance nécessaire d'un ministre pour des actes même qui n'avaient pas de valeur juridique et se présentaient sous la forme d'une conversation ou d'une communication orale, mais qui pouvaient cependant engager en fait la Couronne. C'est ainsi qu'il est du devoir du secrétaire d'État aux Affaires

1 Cf. Burgess, Political science, t. II, p. 357; Léonard Courtney, The wor king Constitution of the united kingdom and its outgrowths, 1901, p. 120 : « Cette forme de poursuite, bien que copiée et même mise en vigueur dans d'autres Constitutions, doit être regardée comme tombée en désuétude chez nous... ». Sidney Low, op. cit., p. 137: « Peut-être si les ministres avaient fait un acte évidemment criminel, s'ils empochaient l'or d'un ennemi étranger, si même il pouvait être prouvé qu'ils se sont rendus coupables de corruption flagrante et de malhonnêteté, il serait peut-être possible de soulever l'opinion publique au point de les faire mettre en jugement. Mais il faudrait pour cela presque un coup d'État ou une série d'émeutes révolutionnaires pour en arriver là; et après tout en de pareilles circonstances il serait possible de mettre en jeu même la responsabilité d'un tsar russe ou d'un sultan de Turquie ».

2 Dicey, Law of the Constitution, p. 301; du même, The privy Council, p. 34 et suiv.; Anson, Law and custom of the Constitution, t. II, p. 43 et suiv. — Jenks, Parliamentary England, p. 20.

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