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d'entre nous par la profonde pénétration, je dirai l'intuition, avec laquelle elle voyait les périls dont nous étions menacés à l'occasion d'une mesure que nous croyions expédient d'adopter. Elle a laissé dans mon esprit, elle a laissé dans nos esprits, la conviction qu'il était toujours dangereux d'insister sur une mesure de l'opportunité de laquelle elle n'était pas entièrement convaincue, et, sans entrer dans les détails, je puis dire que, pendant son long règne, aucun ministre n'a passé outre malgré son avis, ou n'a insisté auprès d'elle pour qu'elle passât outre, sans se rendre compte plus tard qu'il avait assumé une périlleuse responsabilité. Elle avait une connaissance extraordinaire de ce que le peuple penserait. J'ai dit depuis des années et j'ai toujours pensé que, lorsque je savais ce que pensait la reine, je savais parfaitement ce que penseraient ses sujets, spécialement la classe moyenne de ses sujets, - telle était la pénétration extraordinaire de son esprit. Cependant elle ne s'en tenait jamais obstinément à ses propres conceptions, au contraire elle était toute pleine de concessions et d'attention, et elle n'épargnait aucun effort, je pourrais presque dire elle ne reculait devant aucun sacrifice, pour rendre à ses conseillers plus aisée qu'elle ne l'eût été autrement la tâche de conduire ce gouvernement difficile ». Il est impossible de mieux tracer le modèle du gouvernement parlementaire, tel qu'il est équilibré aujourd'hui; en droit les ministres sont bien toujours les conseillers du titulaire du pouvoir exécutif; en fait celui-ci ne peut plus être que le conseiller de ses ministres. Mais avec quelle utilité il peut remplir ce rôle, c'est ce que montre l'exemple de la reine Victoria. M. Bryce, l'éminent publiciste et homme politique, a également rendu hommage aux vertus constitutionnelles de la souveraine défunte'.

1 Voici en quels termes un grand journal libéral, le Daily News, résume cette appréciation « Dans le « Liberal Magazine » de février, M. James Bryce paie un juste et éloquent tribut aux services constitutionnels de la reine. Comme le dit M. Bryce, nous ne sentons pas toujours exactement dans quelle mesure la tradition constitutionnelle, maintenant universellement acceptée, est due à la reine elle-même... La reine n'a jamais essayé d'intervenir à l'égard d'un ministre qui avait la confiance de la Chambre des Communes. Lorsqu'elle exerça son influence, ce fut, ou pour éviter la guerre, comme en 1861 et 1864, ou pour prévenir un conflit entre les Chambres, comme en 1869 et en 1884. Elle montra assez ouvertement ses préférences personnelles, comme par exemple dans le cas de lord Beaconsfield et de M. Gladstone. Mais elle ne traita jamais M. Gladstone comme son oncle (Guillaume IV) traitait lord Melbourne, et lorsqu'il démissionna en 1885 elle lui offrit un titre de Comte. En 1869 elle intervint, par l'intermédiaire de l'archevêque Tait, pour faire passer à la Chambre des Lords le bill sur l'Église d'Irlande sans agitation dangereuse et sans retards. En 1884 elle employa le duc de Richmond et suggéra le compromis grâce auquel la loi

Un dernier trait distingue le gouvernement parlementaire an glais. On a vu quel rôle important y joue la dissolution possible de la Chambre des Communes. Il a encore une autre fonction notable. On sait que la Chambre est élue pour sept ans'. Ce sont là de bien longs pouvoirs, et le plus souvent il arrive qu'avant même d'arriver au terme de ses pouvoirs l'Assemblée est fatiguée et comme usée par ses fonctions. Alors même que le Cabinet y a conservé une majorité, celle-ci n'est plus très nombreuse, ni très constante. L'usage du droit de dissolution met fin à cet état d'énervement. Assez souvent des motions sont alors présentées aux Communes, invitant les ministres à donner au roi le conseil de dissoudre la Chambre et de faire procéder à des élections générales. Il est rare qu'une Chambre dépasse sa sixième année2.

§ 2.

LE GOUVERNEMENT PARLEMENTAIRE EN FRANCE.

Lorsque la France se donna sa première Constitution, de 1789 à 1791, le gouvernement parlementaire n'y trouva point sa place. La Constitution de 1791, comme celle de 1795, fut orientée vers une forme de gouvernement libre diamétralement opposée, qui repose sur la séparation tranchée du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, et qui sera étudiée plus loin. Personne, pour ainsi dire, ne proposa alors d'introduire en France le gouvernement de Cabinet; il n'eut pas même les honneurs de la discussion dans l'Assemblée Constituante. On a prétendu que cela venait tout simplement de ce que les Français, comme les Américains de l'Amérique du Nord, en ignoraient alors jusqu'à l'existence. De fait, il achevait seulement à ce moment de se dégager en Angleterre, avec tous ses traits distinctifs, et ceux qui avaient surtout fait connaître aux étrangers les institutions politiques de l'Angleterre, Blackstone, de Lolme, ne l'avaient point signalé. Ils prétendaient au contraire trouver chez les Anglais la séparation tranchée des deux pouvoirs, comme nous le verrons dans la suite. Seul Montesquieu,

électorale et la loi sur la nouvelle distribution des sièges des députés furent votées par les deux Chambres au commencement de 1885. Les radicaux ardents, désireux d'engager une bataille décisive avec les Lords, furent mécontents de cet arrangement, dans lequel à la fois M. Gladstone et lord Salisbury étaient parties. Mais les travailleurs agricoles obtinrent le droit de voter, quoique la solution du problème concernant la Chambre des Lords fût indéfiniment différée. Il serait difficile même au critique le plus minutieux de trouver en faute l'action politique de la reine Victoria ».

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tout en produisant le premier cette dernière conception, avait vu, de son œil perçant, et clairement signalé les deux traits essentiels du gouvernement parlementaire tel qu'il existait en 1748, c'est-àdire l'existence des deux partis opposés et toujours en lutte, le libéral et le conservateur', et la nécessité pour le roi de prendre ses ministres dans le parti dominant. Mais dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, cette ignorance prétendue était bien loin d'être générale, soit chez les Américains, soit chez les Français. Pour ces derniers, nous voyons Siéyès, à la veille de la réunion des États généraux, décrire exactement, tout en le raillant, l'équilibre du gouvernement parlementaire', et, dans la séance du 22 octobre 1790, Barnave en montrait très nettement le fonctionnement. Mais ceux qui le connaissaient, pour la plupart n'en voulaient point. Ils le trouvaient contraire aux principes abstraits, et surtout ils connaissaient en même temps la corruption, trop certaine, qui en était alors l'accompagnement ordinaire dans le Parlement anglais. Ils croyaient qu'il y avait entre cette corrup

1 Esprit des lois, L. XIX, ch. xxvn: « Ces partis étant composés d'hommes libres, si l'un prenoit trop le dessus, l'effet de la liberté feroit que celui-ci seroit abaissé, tandis que les citoyens, comme les mains qui secourent le corps, viendroient relever l'autre ».

2 Esprit des lois, L. XIX, ch. xxvi: « Le monarque seroit dans le cas des particuliers, et, contre les maximes ordinaires de la prudence, il seroit souvent obligé de donner sa confiance à ceux qui l'auroient le plus choqué, et de disgracier ceux qui l'auroient le mieux servi, faisant par nécessité ce que les autres princes font par choix ». Ces passages de Montesquieu ne paraissent pas avoir frappé les contemporains. La raison en est peut-être qu'ils ne se trouvent pas dans le chapitre que Montesquieu a intitulé De la Constitution de l'Angleterre (L. XI, ch. vi). Ils se trouvent dans un autre chapitre (L. XIX, ch. xxvII) où il décrit les mœurs politiques des Anglais et là il parle de l'Angleterre sans la nommer et comme d'une nation hypothétique. Cependant au début de ce chapitre il renvoie au chapitre vi du Livre XI.

3 Bryce, American Commonwealth, t. 1', p. 26, 273, 279, traduct. française, t. I, p. 52, p. 397 et suiv.

Qu'est-ce que le tiers-état, 3e édit., 1789, p. 99, note 1 : « Le gouvernement est en Angleterre le sujet d'un combat continuel entre le ministère et l'aristocratie de l'opposition. La nation et le roi y paroissent presque comme de simples spectateurs. La politique du roi consiste à adopter toujours le parti le plus fort »>.

* Buchez et Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, t. VII, p. 398 « Vous dites au roi que ses ministres avoient perdu la confiance de la nation. Cet usage est constant chez un peuple qui depuis longtemps connait l'art de se gouverner. On à ce sujet bien altéré l'histoire. Toutes les fois qu'en Angleterre la proposition qu'on vous fait a été proposée ou admise, elle a été comme une marche constitutionnelle, et nul ne l'a regardée comme un attentat à l'autorité royale, à la Constitution. On l'a rarement employée, parce que les ministres, délibérant dans la Chambre des Communes, ne peuvent servir utilement que quand ils ont la majorité; quand ils ne l'ont plus, le roi, averti qu'il ne peut leur conserver plus longtemps sa confiance, la leur retire ».

tion et le rôle des ministres dans les Chambres anglaises une liaison nécessaire, et, détestant l'une, ils désapprouvaient l'autre également. L'homme politique dont les vues se rapprochaient le plus du gouvernement parlementaire était Mirabeau. Avec son coup d'œil d'aigle il en saisissait la puissance et la raison. Il en voulait certaines règles qu'il considérait comme essentielles. Ainsi c'était pour lui un point capital que les ministres pussent être pris parmi les membres du Corps législatif et continuer à en faire partie'. Il soutint hautement son opinion sur ce point, et c'est autant par crainte de le voir profiter de cette faculté que par respect des principes, que l'Assemblée Constituante statua en sens contraire. Il déclarait aussi que les ministres ne pouvaient gouverner qu'en ayant pour eux la majorité du Corps législatif3. Mais il n'admettait pas qu'un vote de défiance formel pût directement et sûrement renverser le ministère'.

Dans la Constitution de 1793, les ministres, appelés « agents en chef de l'administration générale » (art. 66), n'étaient que des agents individuels, ne formant pas un conseil et n'ayant aucune

1 Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de Lamark pendant les années 1789, 1790 et 1791, publiée par M. de Bacourt, Bruxelles, 1851, t. I, p. 291 (fin de 1789): « Un nouveau ministère sera toujours mal composé tant que les ministres ne seront pas membres de la législature. Il faut donc que l'on revienne sur le décret des ministres. On y reviendra ou la Révolution ne sera jamais consolidée ». Cf. Trentième note du comte de Mirabeau pour la Cour, ibid., t. II, p. 16.

2 Voyez Esmein, Gouverneur Morris, p. 182.

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Vingt-sixième note du comte de Mirabeau pour la Cour, ibid., t. I, p. 413: Il est impossible dans un gouvernement représentatif, pour que la nation ne soit pas exposée aux plus violentes secousses et l'autorité royale à des attaques continuelles, que les ministres n'aient pas séance dans le Corps législatif. Leur présence seule peut y servir d'intermédiaire et de lien commun entre des pouvoirs qu'il est plus facile de séparer dans la théorie que dans la pratique. Par là toutes les mesures actives du Corps législatif ne paraîtraient que les mesures du pouvoir exécutif ». Trente-sixième note pour la Cour, ibid., t. II, p. 36: Veut-on gouverner? On ne le peut que par la majorité, et l'on ne peut influer sur la majorité qu'en se rapprochant d'elle, qu'en lui donnant le 'ministère qui paraîtra lui convenir, qu'en la forçant de le défendre, qu'en l'obligeant de composer par l'effet inévitable d'une confiance réciproque ».

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Trente-deuxième note du comte de Mirabeau pour la Cour, ibid., t. II, p. 20: Point de décret pour déclarer que les ministres n'ont pas la confiance publique, car un fait de ce genre pourrait devenir un droit; et un droit pareil, quoique exercé en Angleterre sans danger, gênerait pour longtemps, en France, le choix du monarque, prolongerait l'esprit de parti, serait tour à tour employé pour renverser les bons ministères comme les mauvais et deviendrait funeste à l'autorité dans un moment où elle n'est pas encore affermie. » Cf. t. II, p. 22, Projet de lettre donné au roi par M. Bergasse. « Il serait donc juste qu'on ne demandat la destitution d'un ministère qu'autant qu'en matière grave et après une délibération régulière il aurait été au moins prononcé qu'il y a lieu à accusation formelle contre lui ».

autorité personnelle (art. 68). Nommés et surveillés par le Conseil exécutif, dont c'était là, avec la négociation des traités, la principale fonction, ils n'avaient aucun rapport avec le Corps législatif. Cette organisation, on le sait, n'entra jamais en activité, et la Constitution de l'an III reprit avec plus de netteté encore la complète séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif établie par la Constitution de 1791.

Avec la Constitution du 22 frimaire an VIII on entre dans un courant nouveau, mais qui ne s'éloignait pas moins du système anglais. Dans la partie de cette Constitution qui n'est pas purement et simplement une consécration du pouvoir personnel et un retour vers l'ancien régime, dans la mesure où elle conserve une apparence et comme un paravent de gouvernement représentatif, ce sont les idées abstraites de Siéyès qui étaient mises en application. Il les avait exposées, sous leur forme première et originale, dans un discours étrange, plein d'aperçus profonds et de propositions subtiles et singulières, qu'il prononça à la Convention le 2 thermidor an III'. Elles consistaient surtout à séparer et à répartir entre des corps distincts les diverses attributions, qui, dans le régime représentatif, appartiennent naturellement aux assemblées. De là les trois assemblées de la Constitution de l'an VIII, le Sénat, le Tribunat et le Corps législatif, et les fonctions si incomplètes des deux dernières : organisation dont s'accommoda parfaitement l'Empire, en la simplifiant par la suppression du Tribunat. Mais dans cette forme de gouvernement, pas plus que dans les précédentes, les ministres ne jouaient le rôle que leur attribue le gouvernement parlementaire. La Constitution de l'an VIII portait bien, comme je l'ai dit plus haut3, « qu'aucun acte du gouvernement ne pouvait avoir effet s'il n'était signé par un ministre » (art. 55). Aucun article ne défendait même de prendre les ministres dans le Tribunat ou le Corps législatif, les sénateurs seuls étant inéligibles à toute autre fonction publique (art. 18), et ne déclarait incompatibles les deux fonctions. Mais les ministres n'étaient pourtant que de simples agents d'exécution. Ils n'avaient aucun rapport avec les assemblées; ce n'étaient même pas eux, mais bien des membres du Conseil d'État, qui venaient défendre les projets de loi au nom du gouvernement devant le Corps législatif (art. 53). D'ailleurs les ministres de Napoléon, premier con

Réimpression de l'ancien Moniteur, t. XXV, p. 291 et suiv. 2 Mémoires du chancelier Pasquier, t. I, p. 145.

3 Ci-dessus, p. 127.

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