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Cependant les législations qui exigent, en principe, la majorité absolue sont obligées souvent de se contenter, comme pis aller, de la majorité relative. Sans doute parfois elles commandent de faire indéfiniment de nouveaux tours de scrutin jusqu'à ce qu'un candidat ait obtenu la majorité absolue: elles espèrent qu'on y arrivera par lassitude. Mais cela suppose un collège électoral restreint et composé d'hommes cultivés et sages. Cela ne peut s'appliquer au suffrage populaire. Le législateur par un autre moyen peut d'avance, lorsqu'aucun candidat n'a obtenu au premier tour de scrutin la majorité absolue, déclarer seules valables et subsistantes au second tour les candidatures des deux candidats qui avaient obtenu la première fois le plus grand nombre de voix : l'un d'eux obtiendra alors fatalement la majorité absolue des suffrages valablement exprimés. Enfin un troisième procédé (c'est celui qu'ont généralement adopté les lois françaises) consiste à admettre, au second tour de scrutin, l'élection à la majorité relative.

Aux États-Unis d'Amérique les deux systèmes de la majorité relative et de la majorité absolue ont été en concurrence. Ils l'ont été d'abord dans les colonies anglaises avant la Révolution, avec une certaine préférence pour la simple pluralité : « Les lois ne fixaient pas d'une manière précise la proportion de votes émis nécessaire pour qu'un candidat fût élu. Une distinction claire n'était pas établie dans tous les cas entre le sens des mots majorité et pluralité: cela résulte au moins d'un statut qui emploie les deux termes comme synonymes. Au milieu du XVIII° siècle, le Connecticut déclara que tous les fonctionnaires, pour être élus, devaient avoir obtenu la majorité (absolue) des votes émis; s'il n'en était pas ainsi l'élection devait être décidée par l'Assemblée (législative). Dans les colonies de Massachusetts, New-York, New-Jersey, Caroline du Sud et Georgie, la majorité (absolue) semble avoir été requise. Dans les autres colonies, en règle générale, la simple pluralité suffisait. Ainsi Rhode-Island légiféra que, d'autant qu'il pourrait se produire « des divisions dans le vote, de telle sorte que la plus forte moitié ne pût pas se réunir directement sur une personne déterminée, néanmoins la personne qui aura obtenu le plus grand nombre de voix sera proclamée élue ». Il n'y a point de doute que les passages qui viennent d'être cités d'après les archives du Connecticut et de Rhode-Island montrent les deux colonies directement opposées l'une à l'autre en ce point; mais quant aux autres colonies, l'auteur n'est pas aussi sûr de son fait' ».

1 Bishop, Élections in the amorican colonies, p. 175 et s.

Dans la suite, le principe de la pluralité l'emporta complètement. Voici ce que dit un auteur américain contemporain : « L'idée originelle pour les élections américaines, c'est que tout candidat doit avoir, pour être élu, une majorité certaine. Aujourd'hui presque partout aux États-Unis la pluralité suffit pour faire l'élection, et le résultat est que la personne désignée peut n'avoir pour elle pas plus que le tiers des votants; on peut très bien concevoir que les amis des deux autres candidats auraient pu s'unir pour battre celui qui l'emporte. Cependant, neuf fois sur dix, celui qui obtient la pluralité aurait eu la majorité s'il y avait eu seulement deux candidats. Le système est instantané et si commode, qu'il est appliqué même au groupe d'électeurs présidentiels que doit choisir un État particulier. Les seules élections importantes, pour lesquelles la majorité absolue est encore requise, sont les cas où, dans un petit nombre d'États, la législature élit le gouverneur, si aucun candidat n'a obtenu la majorité voulue du corps électoral, et pour l'élection des sénateurs des ÉtatsUnis, laquelle se fait dans une session de la législature où il est aisé de faire une série de tours de scrutin successifs1 D.

Il paraît bien résulter de là que si les Anglo-Saxons, Anglais et Américains, ont adopté le même système, celui de la majorité relative, c'est simplement à raison de sa commodité pratique et non point par de profondes considérations politiques, comme le veulent quelques-uns.

III.

Jusqu'au milieu du XIXe siècle environ, on ne paraît guère avoir douté que, dans le gouvernement représentatif, la majorité des électeurs eût le droit strict de choisir la représentation nationale dans son entier. Ce n'est point qu'on ignorât ou qu'on méconnût le rôle utile et même indispensable des oppositions dans une assemblée délibérante, mais on s'en rapportait, pour leur donner dans le Parlement une place assurée, à la variété naturelle des circonscriptions électorales, qui fait qu'une minorité, importante dans le pays tout entier, est inévitablement majorité dans un certain nombre de circonscriptions électorales. Le système d'un collège électoral unique, comprenant la nation entière, eût empêché ce résultat de se produire; mais ce système était à juste titre considéré comme une chimère, irréalisable dans tout pays quelque peu étendu.

1 Bushnell Hart, Actual government, p. 77.

Mais des conceptions opposées et des prétentions contraires se produisirent entre 1840 et 1850'. Elles se présentèrent d'abord sous une forme modeste et transactionnelle, comme visant simplement à la représentation des minorités. N'était-il pas équitable ret bon de réserver aux minorités une part fixée d'avance, celle que la majorité, par l'organe de la loi, trouverait bon de leur laisser, un certain nombre de sièges qu'elles pourraient conquérir dans chaque circonscription, à condition d'atteindre un chiffre préfixe et d'être bien disciplinées? Mais ce fut là seulement un premier pas et l'on arriva bientôt à la théorie de la représentation proportionnelle, c'est-à-dire d'une règle d'après laquelle les sièges multiples attribués à une même circonscription électorale devraient se répartir entre les divers partis, ayant pris part à l'élection, proportionnellement au nombre des électeurs qui se sont déclarés pour chacun d'entre eux. Cette idée a été habituellement présentée comme un postulat de la justice et de la raison. On a facilement intéressé les esprits généreux en montrant, dans une circonscription qui élit plusieurs députés au scrutin de liste et à la majorité absolue des voix (d'après le système majoritaire, comme on dit dans un barbarisme courant), un parti emportant tous les sièges, et une minorité, qui le balance presque, qui n'est inférieure que de quelques unités, n'en obtenant aucun. On a exhumé une phrase pittoresque de Mirabeau, à laquelle on donne une portée qu'elle n'avait point originairement, et l'on en tire cet axiome

1 M. Klöti, Die Proportionalwahl in der Schweiz, p. 20, attribue à Victor Considérant l'idée première de la représentation proportionnelle. Il vise, outre des articles plus anciens de la Démocratie pacifique et de la Phalange, l'action de Considérant en Suisse, à partir de 1842, et particulièrement son écrit intitulé: De la sincérité du Gouvernement représentatif, ou exposition de l'élection véridique, lettre adressée à Messieurs les membres du Grand Conseil Constituant de l'État de Genève, 1846. Cet opuscule a été publié à Zurich en 1892.

Pour fonctionner normalement, le système suppose de grandes circonscriptions électorales nommant chacune un assez grand nombre de députés. L'unité de collège serait ici l'idéal. Un point important et délicat, comme on le verra, est de déterminer le nombre minimum de voix que devra recueillir un parti pour avoir droit à une représentation.

Klōti, op. cit., p. 178, note 1: « Les assemblées représentatives peuvent être comparées à des cartes géographiques, qui doivent reproduire tous les éléments du pays avec leurs proportions, sans que les éléments les plus considérables fassent disparaitre les moindres ». La phrase citée est fort différente dans les Euvres de Mirabeau, édition Mérilhou, t. I, p. 6. On y lit : « L'importance de chaque agrégation est bien plus difficile encore à déterminer pour une nation qui, comme la nôtre, est divisée en trois ordres qui, se réunissant en corps de nation, n'entrent dans le tout qu'avec la mesure relative de leur importance. Les États sont pour la nation ce qu'est une carte réduite pour une étendue physique; soit en petit, soit en grand, la copie doit toujours avoir les mêmes proportions que l'original. » Cette phrase extraite d'un discours que prononça

de science politique, qu'une Assemblée représentative, par sa nature même, doit être un miroir fidèle où le corps électoral se reflète exactement, non pas seulement la majorité, mais aussi la minorité, avec les divers éléments qui les composent. Elle doit avoir les mêmes éléments que le corps électoral, réduits en quantité, mais conservant tous leur importance respective.

Ce soi-disant principe séduisit un certain nombre d'esprits et la propagande commença, active et persistante: pour beaucoup, c'est devenu un dogme politique. Il existe sur la question une littérature abondante et remarquable'. Dans les principaux pays libres, des associations se sont formées pour faire triompher l'idée; et en effet elle semble gagner de proche en proche, par un progrès véritable, disent les uns, par une contagion malsaine, selon les autres. Des hommes ingénieux se sont mis à l'ouvrage pour lui donner une formule exacte et pratique. Ce n'étaient point toujours des juristes ou des philosophes politiques; le plus souvent même c'étaient des mathématiciens, car il s'agissait avant tout de résoudre un problème de mathématiques. Ce fait, je l'avoue, suffirait à me mettre en méfiance contre le système, car je crois que l'esprit juridique est totalement différent de l'esprit mathématique et je mne rappelle les calculs et les subtilités que les mathématiciens

Mirabeau aux États de Provence le 30 janvier 1789, au moment où l'on se préparaît aux élections des États généraux, montre clairement le but qu'il visait. Il protestait contre la représentation distincte des trois ordres avec égalité d'influence pour chacun d'eux dans les États généraux. Comme il le dit, plus loin (p. 8): «La nation n'y est point (dans les États généraux) si les représentants des agrégations égales en importance ne sont pas égaux en nombre. La nation ne peut être liée par un vou, si les représentants des agrégations égales ne sont pas égaux en suffrages ». Mais Mirabeau est un des hommes qui ont le mieux senti les droits nécessaires des majorités, et il est singulier de le présenter comme un partisan de la représentation proportionnelle. Voici encore ce qu'il dit dans le même discours, p. 6 : « Lorsqu'une nation n'a point de représentants, chaque individu donne son vœu par lui-même. Lorsque la nation est trop nombreuse pour être réunie dans une seule assemblée, elle en forme plusieurs et tous les individus de chaque assemblée donnent à un seul le droit de voter pour eux ». C'est là la formule même du scrutin uninominal, la forme antinomique à la représentation proportionnelle.

Je citerai particulièrement : La représentation proportionnelle, études de législation et de statistique comparées, publiées sous les auspices de la Société pour l'étude de la représentation proportionnelle, Paris, 1889; les travaux de M. E. Naville, et spécialement : La question électorale en Europe et en Amérique, 2e édition, Genève, 1871; La démocratie représentative, Paris, 1881; N. Saripolos, La démocratie et l'élection proportionnelle, 2 vol., Paris, 1899; Dr Emil Klöti, Die Proportionwahl in der Schweiz, Geschichte, Darstellung und Kritik, Bern, 1901. On trouvera, d'ailleurs, dans ce dernier ouvrage, dontje me suis beaucoup servi, une bibliographie abondante, p. 472 et suiv. Il faut y joindre les travaux préparatoires de la loi belge du 30 décembre 1899, dont la discussion a duré à la Chambre des représentants du 12 septembre au 24 novembre 1899 et au Sénat du 12 au 22 décembre 1899.

accumulaient jadis pour l'interprétation de l'article 757 du Code civil, lorsque plusieurs enfants naturels se trouvaient en concours avec leurs frères ou autres parents légitimes. Mais, comme on va le voir, j'ai à faire valoir contre la représentation proportionnelle des raisons plus sérieuses.

Le principe même de la représentation proportionnelle me paraît être une illusion et un faux principe. Le gouvernement représentatif, en effet, est nécessairement le gouvernement de la majorité. Il repose essentiellement sur cette idée que le gouvernement du pays va appartenir pour un temps déterminé (pour la durée de la législature) aux représentants que choisit dans ce but la majorité des électeurs. Si le pays tout entier constituait un seul collège électoral, la majorité aurait le droit strict de nommer tous les députés, comme elle nomme le titulaire ou les titulaires du pouvoir exécutif, là où celui-ci est désigné par le suffrage populaire. En le faisant, elle ne demanderait qu'à gouverner par ses représentants dans la partie la plus importante du gouvernement, c'est-à-dire dans le pouvoir législatif, comme elle gouverne, dans le pouvoir exécutif, par le Président ou les directeurs qu'elle a élus. Elle légiférerait seule par le mode représentatif, comme elle seule légiférerait si le pouvoir législatif était directement exercé par le peuple. Il n'y a dans ce système, même poussé à l'extrême, aucune injustice envers la minorité, puisque la majorité n'obtient que son droit ferme et rien de plus. Il ne faut donc point insister sur cette prétendue injustice et les partisans de la représentation proportionnelle eux-mêmes abandonnent presque ce grief. Voici comment il a été présenté au Parlement belge par l'orateur qui a peut-être le mieux défendu le projet de loi, M. Van den Heuvel, ministre de la Justice : « Le gouvernement a présenté la représentation proportionnelle comme une œuvre de justice. A-t-il entendu parler de la justice absolue, philosophique, morale ou théologique? Mais le prétendre, serait lui prêter une opinion insoutenable. Il n'est pas question dans ce débat de cette justice absolue, dont les préceptes doivent régner immuables et immanents dans tous les pays et à travers toutes les époques. Le régime parlementaire lui-même n'a qu'une valeur contingente et relative; il est parfait pour telle nation, il peut ne rien valoir pour d'autres. Comment aurait-on, dès lors, eu la pensée de dire qu'un mode de désignation des membres du Parlement relèverait de règles absolues et invariables? Mais ce qui est vrai, c'est que la représentation proportionnelle apparaît, à l'heure présente, comme le système qui répond le mieux dans notre pays

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