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trouvaient utile, ils pourraient l'interdire, de même qu'ils ne souffrent point qu'un groupe de leurs sujets, formant une division territoriale, se détache et se sépare, pour constituer un État à part.

2o La Société-État est la seule qui puisse, non seulement commander souverainement à ses membres, mais encore sanctionner légitimement ses ordres par la contrainte et la force matérielles. Elle exerce la mainmise sur les choses et sur les personnes; elle saisit et elle punit. Sans doute certains théoriciens négligent cette contrainte légitime comme irrelevante, le droit pouvant exister sans elle. Mais je crois au contraire qu'elle est un caractère essentiel du droit proprement dit, du droit humain, distinct de la morale et de la religion'. Les règles qui régissent les rapports entre les hommes ne deviennent du droit que lorsqu'elles ont été reconnues par eux et munies d'une sanction. Jusque-là le droit reste embryonnaire, il n'est point complètement formé, alors même que la coutume commence à en balbutier des règles, sans pouvoir encore les imposer.

3o La Société-État incarne un fait social, qui ne se trouve dans aucun autre groupement humain et dont elle est la traduction juridique et la réalisation parfaite. Elle correspond à une nation, produit de la nature et de l'histoire. Sans doute celle-ci s'est ellemême formée d'éléments antérieurs, et même souvent de groupes plus anciens, jusque-là indépendants. Mais par la formation d'une unité nationale tout cela s'est fondu dans un corps plus vaste, lorsqu'il s'agit d'un État unitaire; ou, tout au moins, ces groupes. se sont combinés et soumis à une autorité plus haute, lorsque la nation a pris la forme fédérative.

Voilà les traits qui distinguent l'État et qui n'appartiennent qu'à lui. Sans doute, comme le remarque Rehm, aux XII et XIII siècles l'Église catholique, sans avoir vraiment les deux premiers

1 Cela est si vrai que Locke, voulant faire du droit naturel, c'est-à-dire des données fournies par la raison, un véritable droit, qu'il concevait comme ayant régi les hommes dans l'état de nature, a été conduit à lui donner comme sanction et comme complément un pouvoir exécutif. Ce pouvoir exécutif appartient alors à tout homme indistinctement. Essay on civil government, n° 7: « Dans cet état l'exécution de la loi de nature est remise entre les mains de tout homme : par suite chacun peut punir ceux qui transgressent cette loi, dans la mesure où cela est nécessaire pour en empêcher la violation. Car la loi de nature, comme toutes les autres lois qui concernent les hommes en ce monde, serait vaine, si dans cet état de nature il n'existait personne qui eût le pouvoir de la faire exécuter et, par là, de protéger l'innocent et de réprimer l'offenseur. Et si dans l'état de nature quelqu'un peut en punir un autre, pour tout mal que celui-ci a fait, tout homme le peut. Car dans cet état de parfaite égalité, où il n'y a aucune supériorité ou juridiction de l'un sur l'autre, tout ce qu'un homme peut faire en vertu de cette loi, tout autre a nécessairement le droit de le faire aussi >>.

caractères relevés ci-dessus, ni surtout le troisième (car elle était universelle et non pas nationale), exerçait un véritable empire sur les peuples et sur les individus. Mais c'était une époque où la notion de l'État subissait une éclipse. L'État, proprement dit, émietté par la féodalité, n'existait plus en Occident et l'Église, restée à peu près intacte au milieu de l'anarchie ambiante, se substituait à l'État dans le gouvernement des hommes. Pour ce qui est de la communauté internationale, dans laquelle on voudrait voir une sorte d'union supérieure à l'État, ce n'est en réalité qu'un courant d'opinion qui se répand parmi les hommes de diverses nations; ou, tout au plus, ce sont les différents États indépendants qui, par raison ou en vertu de traités, se conforment à ce courant d'opinion'. Le droit international public, faute de ce droit de contrainte qui réside dans l'État, est encore un droit incomplètement formé. Le droit international privé est arrivé à une réalisation presque complète, parce que chaque État lui prête son autorité, met à son service ses tribunaux et sa force publique, en fait une partie de son droit national; mais il en résulte qu'il existe presque autant de systèmes divers du droit international privé qu'il y a de grands États civi

lisés.

Voilà les résultats que dégage le droit public par une analyse rigoureuses des faits. C'est la doctrine qui s'est affirmée en France dès que s'est créée la science politique; c'est celle que les orateurs les plus progressistes proclament encore dans nos assemblées3.

1 Voyez où l'on en arrive lorsqu'on veut faire de cette communauté internationale une véritable entité. Pillet, Recherches sur les droits fondamentaux des Etats, dans l'ordre des rapports internationaux et sur la solution des conflits qu'ils font naître, p. 22, note 1: « Gareis observe justement que la Communauté internationale, ne formant pas une personne distincte, les Etats sont ses représentants fonctionnels et juridiques. Ils sont représentés eux-mêmes par les personnes investies d'une mission publique. Institutionem des Volkerrechts, p. 77 ».

2 Bodin, Les six livres de la République, L. III, ch. VII, édit. Lyon, 1579, p. 330: « La famille est une communauté naturelle; le collège est une communauté civile; la République (Etat) a cela d'avantage que c'est une communauté gouvernée par puissance souveraine et qui peut estre si estroite qu'elle n'aura ni corps ni collèges ains seulement plusieurs familles ».

3 Voyez dans la discussion du projet sur la liberté d'association le discours de M. Viviani (séance du 17 janvier 1901, Journ. off., du 18, déb. parl., Chambre des dép., p. 52): « Quel doit être le droit commun en matière d'association? quels devoirs engagent les associations passagères et éphémères vis-à-vis de cette association supérieure, antérieure à toutes, qui s'appelle l'Etat et représente les générations?... Si la liberté d'association eût existé, les associations se seraient multipliées par milliers, se seraient divisé le sol du pays et au-dessus de ces querelles, de ces divisions, de ces droits fractionnés, de cette poussière humaine, l'État souverain, impersonnel, éternel, eût continué de régner ».

Il faut reconnaître d'ailleurs que, parmi ceux qui se complaisent aux perspectives, quelque peu fuyantes, de la sociologie moderne, certains, par l'analyse juridique, rétablissent la Société-État dans sa vérité et son originalité. C'est ce que fait en particulier M. Jellinek'. Mais d'autres vont plus loin, tirant des conséquences logiques des prémisses qu'ils ont d'abord posées.

II.

M. Duguit s'attaque à la fois à la notion de l'État et à celle de la souveraineté, qui d'ailleurs se confondent presque. La personnalité de l'État, en particulier, lui apparaît comme une pure fiction, qui n'est point fournie par la nature et qui doit être éliminée de la science. La réalité ne met sous nos yeux que des hommes réunis par les mêmes besoins, groupés en nations par l'action des mêmes causes historiques. Parmi ceux-là certains sont les gouvernants et les autres les gouvernés. Mais les gouvernants, qui dominent par la force matérielle, ou par la force morale, ou par la force du nombre, n'ont point de titre légitime, en dehors de leur possession de fait. Ils n'exercent point un droit de

'Jellinek, Das Recht des modernen Staates, L. III, ch. xi, p. 255-393. 2 L'État, p. 1-9, La prétendue personnalité de l'État, et ch. v, La volonté des gouvernants, p. 320-340.

3 L'État, ch. IV, Les gouvernants.

À L'État, p. 9 : « Des groupements humains fondés sur la communauté des besoins, sur la diversité des aptitudes individuelles, sur la réciprocité des services rendus; dans ces groupements humains, des individus plus forts que les autres, soit parce qu'ils sont mieux armés, soit parce qu'on leur reconnaît un pouvoir surnaturel, soit parce qu'ils sont les plus riches, soit parce qu'ils sont les plus nombreux, et qui, grâce à cette plus grande force, peuvent se faire obéir par d'autres voilà les faits. Qu'on appelle État un groupement humain, fixé sur un territoire déterminé, où les plus forts imposent leur volonté aux plus faibles, nous le voulons bien. Qu'on appelle souveraineté politique ce pouvoir des plus forts sur les plus faibles, nous y donnons les mains. Mais aller au delà, c'est entrer dans l'hypothèse ». - P. 97: « Si dans un groupe social, il y a des individus plus forts que les autres, soit parce qu'on leur attribue une force morale ou religieuse supérieure, soit parce qu'ils disposent d'une puissance matérielle de contrainte, soit parce qu'ils peuvent s'appuyer en fait sur le consentement d'une majorité... On dit que dans ces sociétés il y a une autorité politique; on dit que ces sociétés sont des États lorsque cette plus grande force de quelques uns présente un certain caractère de permanence et d'organisation ». Cf. p. 242: « Les gouvernants ont toujours été, sont et seront toujours les plus forts en fait. Ils ont bien essayé, avec le concours de leurs fidèles, de légitimer cette plus grande force, mais ils n'ont pu inventer que deux explications aussi artificielles l'une que l'autre et qui ne doivent tromper personne... Le droit divin du peuple n'a pas plus de réalité que le droit divin du roi ». P. 255 : « Le pouvoir politique, quelle que soit sa forme, n'est donc jamais légitime dans son origine. Monarchie, aristocratie, démocratie, royauté, république, ces différentes formes

souveraineté, qui pour l'auteur n'existe pas. Il nie en effet qu'il puisse y avoir dans la nation une volonté supérieure aux volontés individuelles', la volonté des gouvernants n'ayant pas plus de vertu que celles des gouvernés. Ce qui serait la seule norme, le seul principe, c'est la règle de droit'. L'auteur entend par là toute règle conforme à la solidarité humaine; il prétend même trouver la conscience de cette solidarité chez l'homme primitif, comme les publicistes des XVII et XVIIIe siècles attribuaient à celui-ci la pleine conscience de la loi naturelle3.

Tout homme qui accomplit un acte conforme à cette solidarité, crée, par là, une situation juridique subjective qui s'impose au respect de tous*. De même la volonté des gouvernants devient légitime et s'impose, lorsqu'elle est conforme à la règle de droit3; de pouvoir politique ne sont que de l'évolution et n'ont pas plus l'une que l'autre, en elles-mêmes, le caractère d'un gouvernement légitime; elles sont la traduction en langage conventionnel de ce fait qu'un seul, quelques-uns, ou une majorité sont plus forts que les autres. Mais, si le pouvoir politique n'est jamais légitime par son origine, s'il est en soi un fait étranger au droit, il peut devenir légitime par son exercice; il peut devenir un Rechtsstaat, par la manière dont il s'exerce ».

L'État, p. 424: « Nous avons nié la souveraineté de l'État; nous avons affirmé que les gouvernants n'avaient pas le droit de commander en tant que gouvernants, parce qu'une volonté individuelle était toujours égale à une autre volonté individuelle; parce qu'aucun homme n'avait le droit de commander à un autre homme, parce que même l'unanimité moins un n'avait pas le droit de commander à un seul ».

2 L'État, ch. II, La règle de droit, p. 80-140.

3 L'État, p. 87: « Nous apercevons déjà que la conscience de la solidarité sociale implique la notion d'une double règle de conduite l'obligation pour tout individu de respecter tout acte de volonté individuelle déterminé par un but de solidarité sociale, obligation pour tout individu de ne faire aucun acte de volonté déterminé pour un but non conforme à la solidarité sociale. Et nous pouvons affirmer qu'à tous les degrés de la civilisation, l'homme a eu la notion de cette double règle ». Un peu plus haut l'auteur écrit : « Si tout individu a le devoir de respecter un acte adéquat à la solidarité sociale, aucun individu n'a le devoir de respecter un acte qui ne correspond pas à cette solidarité. On conçoit même naturellement, par un développement normal de la notion primaire, que tout individu aura le pouvoir d'écarter ou de réparer l'atteinte portée par cet acte aux éléments de la solidarité sociale ». Que l'on se reporte au passage cité plus haut (p. 29, note 1), dans lequel Locke donne à chaque homme, dans l'état de nature, le pouvoir exécutif de la loi naturelle : la solidarité sociale, telle que l'imagine M. Duguit, et d'où il tire tout le droit public et privé, ne rappelle-t-elle pas la loi de nature que Locke prenait pour base?

L'État, p. 161: «Tout acte de volonté individuelle, déterminé par un but conforme à la règle de droit, peut être qualifié acte juridique et l'effet qu'il produit effet juridique. Nous appellerons cet effet Situation juridique subjective, parce qu'il est créé par une volonté particulière ».

5 L'État, p. 259: « L'Etat est soumis à la règle de droit comme les individus eux-mêmes; la volonté des gouvernants n'est une volonté juridique, pouvant s'imposer par la contrainte, que lorsqu'elle se manifeste dans les limites qui lui sont posées par la règle de droit ». P. 261 « La volonté étatique n'est en

c'est alors de cette dernière seule qu'elle tire son autorité et non pas de la personne qui l'émet ou de la volonté de la majorité des citoyens'.

Le sentiment de la solidarité sociale et les conséquences qu'il engendre se développent d'ailleurs et se perfectionnent progressivement, variant suivant les temps et les milieux. Les lois proprement dites, proclamées par les gouvernants, ne sont que l'expression de ce sentiment, obligatoires simplement parce qu'elles sont conformes à la solidarité sociale 2. Par là même, d'après l'auteur, toute loi existe dans la conscience du peuple avant d'être édictée. Les gouvernants ne font que la proclamer et mettre à son service la force dont ils disposent.

En conséquence de ses idées, M. Duguit est amené à repousser ou à condamner un certain nombre de principes capitaux, sur lesquels repose, depuis la Révolution américaine et la Révolution française, le droit public de la France et celui d'une grande partie du monde civilisé de ce nombre sont la souveraineté nationale', l'égalité devant la loi, le suffrage universel pur et sim

fait et en réalité que la volonté des détenteurs du pouvoir politique, la volonté des gouvernants. Or ces individus font partie de la société, sont pris comme tous les individus dans les liens de la solidarité sociale; ils sont donc soumis, comme tous les individus, et dans les mêmes conditions, à la règle de droit, qui n'est que la solidarité sociale s'imposant à toutes les volontés individuelles ». 1 Aristote, on le sait, a émis cette idée que le vrai souverain c'est la loi (Politique, L. III, ch. vi, no 13; ch. x, no 3 et s.), et il paraît justifier cette souveraineté par la nature même de la loi qui est l'intelligence dégagée de la passion (L. III, ch. xi, no 4, ävεu ópéɛws vous ó vóμos šotí); mais il ne détache pas pour cela la loi de l'autorité du roi, du sénat ou du peuple.

L'État, ch. vi, La volonté législative.

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L'Etat, p. 245. « Jurieu a écrit: Il doit y avoir dans chaque État une autorité qui n'a pas besoin d'avoir raison pour valider ses actes et cette autorité c'est le peuple ». Les apôtres de la souveraineté collective ou nationale reproduisent chaque jour ce sophisme, sophisme parce qu'on n'a jamais vu les manifestations de cette volonté du peuple, mais seulement les actes volontaires d'un certain nombre d'individus qui, quelque nombreux qu'ils soient, ne sont que des individus; sophisme, parce que, cette volonté du peuple existerait-elle, elle ne pourrait s'imposer par elle-même; sophisme, parce qu'en fait il n'y a jamais eu qu'une majorité et une minorité, la majorité dominant la minorité ». P. 251: La Révolution française a solennellement affirmé le principe de la souveraineté nationale; mais elle ne l'a point appliqué. En fait, elle ne le pouvait pas; car, on l'a dit plus haut, ce célèbre principe n'est qu'un leurre, une fiction, un moyen de gouvernement, qui n'a pas plus de valeur réelle que le principe du droit divin ».

L'État, p. 283: « De même que les gouvernants ne peuvent porter atteinte à la solidarité par similitude, de même ils ne peuvent, en vertu du principe juridique qui limite leur action, porter atteinte à la solidarité par division du travail, qui a pour facteur essentiel le libre développement des aptitudes spéciales et a satisfaction des besoins particuliers... L'Etat doit reconnaître l'égalité de tous les hommes; il ne peut pas et ne doit pas cependant traiter tous les hommes

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