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et des anciennes institutions. Même dans un temps calme, le rôle d'une administration, ainsi exposée, serait fort difficile dans un pays où les têtes sont souvent légères et où l'accès de la justice est largement ouvert à tous'. Le régime suivi en Angleterre est singulièrement tempéré, non seulement par le sérieux du caractère national, mais aussi et surtout par la cherté incontestable de la justice en ce pays; pour intenter et poursuivre une de ces actions devant une Cour de justice anglaise, il faut déposer des sommes considérables. Le système français a donc pour lui des considérations pratiques très graves; ce qui le montre bien, c'est que des principes analogues se sont introduits et s'appliquent aujourd'hui dans presque toute l'Europe continentale. Mais les constituants de 1789, qui l'établirent chez nous, prétendaient de plus qu'il était en parfaite harmonie avec le principe de la séparation des pouvoirs, et même avec la théorie des trois pouvoirs. Ils tenaient, en effet, que le pouvoir judiciaire ne comprenait, outre l'application du droit criminel, que la juridiction civile proprement dite, c'est-àdire le jugement des litiges qu'ont entre eux les particuliers quant à leurs intérêts privés; l'administration publique, au contraire, active ou contentieuse, rentrait nécessairement dans le pouvoir exécutif. « Il faut, disait Duport le 29 mars 1790, distinguer deux sortes de lois, les lois politiques et les lois civiles; les premières embrassent les relations des individus avec la société, celles des diverses institutions politiques entre elles : les secondes déterminent les relations particulières d'individu à individu. C'est pour appliquer ces dernières lois que les juges sont spécialement et uniquement institués. A l'égard des lois politiques, jamais l'exécution ne peut en être confiée à des juges sans que la liberté publique et particulière soit en péril... Ainsi donc, soit que l'on considère tous les rapports qu'elle peut avoir avec la liberté, soit que l'on ne veuille y voir que l'intérêt d'une bonne administration de la justice, il faut interdire toute fonction publique aux juges; ils doivent être chargés simplement de décider les différends qui

ou

1 Demeuniers, dans la séance du 16 août 1791 (Archives parlem., 1r. série, t. XXIX, p. 462): « Tous les citoyens iraient porter plainte aux tribunaux contre la non-exécution d'un règlement d'administration. Alors on saisirait les tribunaux de la connaissance d'affaires que vous leur avez ôtée expressément ». C'est l'idée qu'exprimait en 1842 le premier Président de la Cour des Comptes dans un discours solennel (Moniteur du 19 avril 1842): « Nous sommes pénétrés autant que qui ce soit de cette vérité, qu'il n'y aurait plus d'administration possible le jour où un tribunal pourrait traduire l'administration à sa barre dans la personne ou dans les arrêtés de ses agents ».

2 Voyez sur ce point le Traité de la juridiction administrative de M. Laferrière, 2 édit., t. I, liv. I, ch. 11, p. 26-85.

s'établissent entre les citoyens' ». Telle paraît bien avoir été la pensée du maître qui les inspirait, c'est-à-dire de Montesquieu. Celui-ci commence, en effet, par appeler le pouvoir judiciaire la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit civil, et il déclare que par elle le prince ou le magistrat punit les crimes ou juge les différends des particuliers2, et dans toute la suite du chapitre, parlant de la puissance de juger, il ne se réfère jamais qu'à la justice civile et criminelle. Certains auteurs modernes, tout en conservant cette idée, l'ont sensiblement modifiée cependant: ils font du contentieux administratif une sorte de zone mixte entre l'administration proprement dite et la justice. « Entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, dit M. Laferrière, il y a une mission mixte à remplir, celle qui consiste à prononcer sur les contestations administratives. Cette mission est mixte à un double point de vue: d'abord, parce que l'administrateur, par la nature même de ses fonctions, est obligé d'exercer dans beaucoup de cas une sorte d'arbitrage de fait et de droit, sans lequel son action risquerait d'être paralysée par toutes les oppositions qu'elle rencontre ; d'où il suit que le fait d'administrer implique forcément le droit de décider; en second lieu, parce que le droit de décision inhérent à la fonction administrative et la force exécutive qui y est attachée ne doivent pas, en bonne justice, s'imposer aux citoyens sans que ceuxci puissent les contester devant une autorité plus désintéressée, plus accessible à des débats juridiques contradictoires ». Le savant auteur expose ensuite pour quelles raisons dans notre pays cette zone mixte a été attribuée, non pas à la justice, mais à l'administration*. Il me paraît qu'il y a là une vue très fine et assez exacte. Mais il me paraît également ressortir des faits que, depuis la Révolution, nos lois, tout en restant fidèles au principe proclamé par elles, ont suivi en cette matière une évolution notable, qui se manifeste également dans la jurisprudence. Le contentieux administratif est bien resté, pour la plus grande partie, hors du domaine des tribunaux judiciaires; mais il a tendu constamment à s'organiser

Principes et plan sur l'établissement de l'ordre judiciaire (Archives parlem., 1re série, t. XII, p. 408 et suiv.). Cf. Duguit, op. cit., p. 70 et suiv., 107 et suiv.

2 Esprit des lois, liv, XI, ch. vi.

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Traité de la juridiction administrative, t. I, p. 11, 12.

Ibidem, p. 12: « En France, l'organisation centralisée du pays, l'importance des services confiés à l'administration, les responsabilités qu'ils entraînent, ont paru incompatibles avec le contrôle des corps judiciaires. Aussi l'attribution du contentieux administratif à l'autorité administrative, ou à des juridictions spéciales, a-t-elle été admise depuis 1789 comme une application normale de la séparation des pouvoirs ».

cependant sous la forme de la justice, en passant de l'administration proprement dite à des juridictions administratives, organisées et fonctionnant à peu près comme les tribuuaux judiciaires.

L'Assemblée Constituante, en effet, par le décret des 6-11 septembre 1790 (art. 1, 3-6), avait attribué le contentieux administratif aux corps administratifs eux-mêmes, aux Directoires de district et de département, ce dernier statuant toujours en dernier ressort'. La Constitution du 22 frimaire an VIII apporta à ce système une modification profonde en instituant un Conseil d'Etat (art. 52), « chargé de résoudre sous la direction des consuls les difficultés qui s'élèvent en matière administrative»: c'était constituer un tribunal suprême pour le contentieux administratif. La loi du 28 pluviôse an VIII complétait cette organisation en établissant dans chaque département un Conseil de préfecture, auquel la connaissance de ce contentieux était attribuée dans une large mesure. Enfin la loi du 16 septembre 1807, rétablissant la Cour des Comptes, organisait dans la forme la plus judiciaire la juridiction sur les comptables : les membres de la Cour des Comptes étaient même nommés à vie (art. 6). Sans doute, le Conseil d'État et les Conseils de préfecture n'ont pas que des attributions contentieuses: ils en ont aussi d'administratives; mais ils ne faisaient cependant point partie de l'administration active; et par là, étaient séparées dans une large mesure l'action et la juridiction administratives. Sans doute aussi, les administrateurs proprement dits, maires, sous-préfets, ministres, avaient conservé et ont conservé dans une certaine mesure des attributions contentieuses; mais, sauf pour les derniers, le progrès de la législation est arrivé à les restreindre dans d'étroites limites. C'est par suite de la même évolution dans les idées et dans les institutions que les jurisconsultes les plus autorisés abandonnent aujourd'hui l'opinion jadis classique, d'après laquelle les ministres seraient en principe juges de premier ressort du contentieux administratif, « juges ordinaires du contentieux administratif »; on ne leur reconnaît plus qu'une juridiction exceptionnelle en vertu de textes précis3. Pendant longtemps, il est vrai, tout le système resta dominé par le principe initial: « Le contentieux administratif rentre dans l'administration », en ce que le Conseil d'État, chargé de statuer

Le contentieux des impôts était partagé entre les corps administratifs et les tribunaux de district, en prenant pour base la distinction des impôts directs et des impôts indirects, à peu près comme il le fut dans la suite et l'est resté entre les juridictions administratives et les tribunaux judiciaires.

2 Ducrocq, Cours de droit administratif, 7o édit., t. II, no 504-557, 726-731. 3 Laferrière, Traité de la juridiction administrative, t. I, p. 400 et suiv.

sur le contentieux administratif, tantôt en première et dernière instance, tantôt comme Cour suprême d'appel, tantôt comme Cour de cassation, n'avait pas un pouvoir de décision propre. Il fonctionnait d'après le principe de la justice retenue; les décisions qu'il délibérait, statuant au contentieux, ne prenaient force et valeur qu'autant qu'elles avaient été incorporées dans un décret, émanant du pouvoir exécutif. La Constitution de 1848, en lui donnant un pouvoir propre, avait seule momentanément interrompu cette tradition, qui fut reprise en 1852. L'art. 9 de la loi du 24 mai 1872 l'a définitivement écartée en décidant que « le Conseil d'État statue souverainement sur les recours en matière contentieuse administrative et sur les demandes d'annulation pour excès de pouvoirs formées contre les actes des diverses autorités administratives ».

Cette transformation probablement s'accentuera encore davantage et aboutira à la séparation complète de l'administration active et des juridictions administratives 1. Lorsqu'il en sera ainsi, on devra reconnaître que les juridictions administratives, soigneusement recrutées à tous les degrés parmi les hommes ayant l'expérience de l'administration, seront pratiquement séparées du pouvoir exécutif et présenteront une compétence de fait, qu'on ne trouverait pas ailleurs au même degré. Elles offriront aux particuliers, pour la solution de leurs litiges avec l'administration, des garanties équivalentes à celles que leur offrirait la compétence légale des tribunaux judiciaires. Une seule garantie paraîtrait manquer encore : l'inamovibilité, dont ne jouissent pas les membres de la plupart des juridictions administratives. Mais l'amovibilité paraît ici une réserve légitime au profit du gouvernement, qui, sous un régime de libre discussion, ne pourrait en user que dans les cas les plus graves et les mieux justifiés. D'autre part, comme, en droit, les juridictions administratives rentrent dans le pouvoir exécutif et administratif, elles peuvent annuler, en cas d'irrégularité, les actes mêmes de l'administration en vertu du principe de la séparation des pouvoirs, le pouvoir judiciaire, si on le considère comme distinct et en le supposant compétent, ne pourrait point casser ou annuler les actes du pouvoir exécutif. Il pourrait

1 Le cabinet Clémenceau a déjà déposé deux projets de loi dans ce sens. Le premier apporté à la Chambre des députés le 27 mai 1907 avait pour objet la suppression des conseils de préfecture et la création de tribunaux administratifs de région. Il fut retiré le 13 juillet 1908; mais en même temps le Président du Conseil en déposait un autre qui avait pour but de faire des conseils de préfecture réorganisés des tribunaux administratifs proprement dits, détachés complètement de l'administration active.

seulement (à défaut de sanction pénale) condamner à des dommages-intérêts les administrateurs qui les auraient accom

plis.

Enfin la règle qui réserve aux juridictions administratives la connaissance exclusive des actes accomplis par les autorités administratives, n'est pas absolue. La législation, et surtout la jurisprudence, l'ont notablement restreinte, rendant alors compétence, par rapport à ces actes, aux tribunaux judiciaires. Mais ici je touche à une matière qui rentre entièrement, non dans le droit constitutionnel, mais dans le droit administratif je renvoie le lectear aux traités qui exposent ce droit 1.

V.

:

Le principe dela sépara tion des pouvoirs doit aussi être envisagé en ce qui concerne les rapports entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif. Il produit ici trois conséquences principales: 1o Le pouvoir législatif doit respecter les décisions du pouvoir judiciaire. Non seulement il ne saurait casser ou modifier une sentence rendue; mais même il doit s'abstenir de la critiquer et de la discuter. Cette doctrine est généralement reconnue et souvent affirmée dans les séances du Parlement français. Mais il faut faire remarquer qu'elle suppose admise (sur le second point) la séparation du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif : avec le gouvernement parlementaire, en effet, les Chambres ont le droit de discuter et de critiquer tous les actes du pouvoir exécutif. 2o Le décret du 16 août 1790 (tit. II, art. 12) décide que les tribunaux ne pourront point faire de règlements, mais ils s'adresseront au Corps législatif toutes les fois qu'ils croiront néces

'Laferrière, Traité de la juridiction administrative, liv. III en entier.

2 Voyez à la séance de la Chambre des députés du 6 avril 1895 (Journal officiel du 7, p. 1222) ce passage d'un discours de M. Gauthier (de Clagny): « Le priucipe de la séparation des pouvoirs ne me permet pas de discuter à cette tribune un arrêt de justice ». Cependant la Chambre des députés, dans la séance du 30 mars 1898, a voté les conclusions du rapport de la commission d'enquête sur le Panama qui contenait un blâme contre certains magistrats. Mais alors même que le principe de la séparation était ainsi atteint, on le proclamait cependant. Voici ce que disait le garde des Sceaux (Journal officiel du 31 mars, Chambre des députés, p. 1482): « Je ne viens point, vous le comprendrez du reste, instituer à cette tribune une discussion quelque peu tardive sur la séparation des pouvoirs. Je pourrais, je devrais peut-être vous rappeler que la Chambre n'a pas à juger les magistrats comme l'honorable M. Viviani le reconnaissait ici même tout à l'heure. C'est du garde des Sceaux et du conseil supérieur de la magistrature qu'ils relèvent. Votre part est assez belle; vous avez à juger les minis

tres ».

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