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trer que dans les cas et dans les formes déterminés par la loi; -4° la liberté du commerce, du travail et de l'industrie, dont le principe fut surtout développé par les économistes du XVIIIe siècle1.

Les autres libertés individuelles se rapportent plus directement aux intérêts moraux de l'individu. Ce sont : 1° la liberté de conscience et la liberté de culte. La première est le droit pour tout citoyen de ne pas être contraint à professer une religion en laquelle il ne croit pas, ni à participer aux actes extérieurs par lesquels elle se manifeste. La liberté de culte est le droit de pratiquer les actes et cérémonies par lesquels se traduit à l'extérieur une religion déterminée. La liberté de conscience est le premier des droits individuels qui se soit affirmé dans les temps modernes comme étant absolu et inviolable. Le mouvement de la Réforme, les persécutions et les luttes qui s'en suivirent en amenèrent la revendication; et Cromwell, sans en tirer toutes les conséquences, la proclamait comme un principe fondamental et nécessaire de la Constitution qu'il voulait établir. L'École du droits de la nature et des gens la reconnaît comme un droit absolu*. 2o et 3° La liberté de réunion et la liberté de la presse. Elles sortent l'une et l'autre d'un même principe, le droit pour les hommes de se communiquer leurs idées, en vue de leur instruction et profit commun. La plus ancienne de beaucoup est la première; mais la seconde a pris, avec les progrès de l'imprimerie et du journalisme, une importance bien plus grande. 4° et 5° La liberté d'association et la liberté d'enseignement. Celles-là se sont fait recevoir plus difficilement; et en effet, comme leur exercice implique toujours une action collective et permanente, elles ne peuvent être considérées comme représen

1 Dans les déclarations des droits de la Révolution, cette liberté n'est inscrite que dans celle de 1793, art. 17: « Nul genre de travail, de culture, de commerce ne peut être interdit à l'industrie des citoyens ». Mais la Constitution de l'an III la met au nombre des droits garantis, art. 351.

2 C'est à la fois l'une et l'autre liberté que vise la Déclaration de 1789, art. 10: « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ».

Carlyle, Oliver Cromwell's letters and speeches, 3d speech, éd. Tauchnitz, t. III, p. 259.

Vattel, Le droit des gens ou principes de droit naturel, t. I, § 128 : « Concluons donc que la liberté de conscience est un droit naturel et inviolable ».

5 Elles sont réunies: soit dans la Déclaration de 1789, art. 11: « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi »; - soit dans celle de 1793, art. 7: « Le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s'assembler paisiblement, le libre exercice des cultes ne peuvent être interdits ».

tant seulement des droits individuels; elles constituent en même temps des organisations et comme des fonctions sociales. Elles n'étaient pas d'ordinaire mises par les jurisconsultes et publicistes du XVIIIe siècle au nombre des droits naturels. Rousseau considérait les associations particulières, poursuivant un but politique ou social, comme inconciliables avec sa théorie de la souveraineté, en ce qu'elles faussaient l'expression de la volonté générale et lui enlevaient son infaillibilité naturelle'. Aussi les déclarations des droits de la Révolution n'énoncent point expressément la liberté d'association, et la Constitution du 5 fructidor an III ne la consacre qu'avec des précautions et des restrictions (art. 360 et suiv.); pour la première fois la Constitution de 1848 la proclama chez nous comme un droit général et individuel (art. 8). Quant à l'enseignement public (celui qui se donne en dehors de la famille), les publicistes du XVIII° siècle le considéraient comme étroitement soumis à l'autorité et à la surveillance de l'État, qui pouvaient et devaient s'exercer, non seulement sur le choix et la personne des maîtres, mais aussi sur les doctrines enseignées. La Constitution de l'an III reconnut pourtant la liberté de l'enseignement (art. 300); elle fut aussi reconnue par la Charte de 1830 (art. 69, n° 8) et par la Constitution de 1848 (art. 9). En effet, ce sont là des droits essentiels pour le libre développement de l'activité et de l'intelligence individuelles ; mais le caractère mixte qu'ils présentent, leur exercice partant de la manifestation d'une faculté individuelle et aboutissant à une formation collective et organique, fera nécessairement que leur réglementation par la loi sera d'une nature particulière 3.

1 Contrat social, liv. II, ch. 1, p. 142. « Quand il se fait des brigues, des associations partielles, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport l'État; on peut dire alors qu'il n'y a plus autant de votants que d'hommes, mais seulement autant que d'associations... Il importe donc, pour avoir bien l'énoncé de la volonté générale, qu'il n'y ait pas de société partielle dans l'État et que chaque citoyen n'opine que d'après lui ». — Sieyes, Qu'est-ce que le Tiers-État, p. 159 : « La grande difficulté vient de l'intérêt par lequel un citoyen s'accorde avec quelques autres seulement. Celui-ci permet de se concerter, de se liguer : par lui se combinent les projets dangereux pour la communauté; par lui se forment les ennemis publics les plus redoutables. L'histoire est pleine de cette triste vérité. Qu'on ne soit pas étonné si l'ordre social exige avec tant de rigueur de ne point laisser les simples citoyens se disposer en corporations ».

Puffendorf, De officio hominis civis, liv. II, ch. vii, no 8.

Cela se montre bien quant à la liberté de l'enseignement. Les maîtres qui donnent l'enseignement libre primaire, secondaire ou supérieur ont été soumis par les lois du 14 mars 1850, du 30 octobre 1886 et du 12 juillet 1875, à une action et à des juridictions disciplinaires comme les fonctionnaires de l'État. Cela ne se concevrait point s'il s'agissait simplement de particuliers exerçant un droit individuel.

Les droits individuels présentent tous un caractère commun; ils limitent les droits de l'État, mais ne lui imposent aucun service positif, aucune prestation au profit des citoyens. L'État doit s'abstenir de certaines immixtions, pour laisser libre l'activité individuelle; mais l'individu, sur ce terrain, n'a rien de plus à réclamer. C'est pour cette raison qu'on ne saurait classer parmi ces droits, comme on l'a prétendu quelquefois, le droit à l'assistance, à l'instruction, au travail, que chaque citoyen pourrait revendiquer à l'encontre de l'État. L'obligation de fournir à tous l'assistance, l'instruction et le travail pourrait, tout au plus, être considérée comme un devoir de l'État ; et c'est bien seulement ainsi qu'elle a été proclamée par quelques-unes de nos Constitutions'. Cela, d'ailleurs, suscite bien des difficultés, non seulement pratiques, mais théoriques; et cela suppose une conception particulière du rôle de l'État. Dans tous les cas, cela ne saurait constituer un droit prode l'individu. On s'écarte là de la notion et du domaine des droits individuels; car on demande à l'État de faire quelque chose et non pas seulement de laisser le champ libre à l'effort individuel. D'autre part, si ces obligations étaient admises, elles passeraient forcément après le respect des droits individuels, dont aucun ne pourrait être sacrifié ou violé pour leur donner satisfaction, puisque le respect des droits individuels est le fondement même de la société politique.

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Les droits individuels ont reçu dans la théorie constitutionnelle d'autres qualifications. Au XVIIIe siècle, et spécialement dans les débats des assemblées de la Révolution, on les appelait souvent les droits civils. Dans le cours de droit constitutionnel qu'il a professé à la Faculté de droit de Paris, Rossi les a appelés droits publics ou sociaux et cette terminologie est restée très répandue en

1 Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de la Constitution de 1793, art. 21 et 22: « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler. L'instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir le progrès de la raison publique et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens ». Constitution de 1848, Préambule, § 8 : « La République doit protéger le citoyen dans sa personne, sa famille, sa religion, sa propriété, son travail et mettre à la portée de chacun l'instruction indispensable à tous les hommes; elle doit, par une assistance fraternelle, assurer l'existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans la mesure de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d'état de travailler ». Ce dernier texte est quelque peu ambigu en ce qu'il rapproche dans un même paragraphe de véritables droits individuels et le prétendu droit au travail et à l'assistance.

Rossi, Cours de droit constitutionnel, 2° édit., t. I, p. 9: « La véritable

France. Mais de quelque nom qu'on les désigne, c'est un point de doctrine certain et important qu'on les oppose aux droits politiques proprement dits. Ces derniers représentent la participation des citoyens au gouvernement, à l'administration, à la justice (par l'institution du jury) : l'exemple le plus frappant est le suffrage politique. Il n'y a pas là une simple opposition de termes, mais une distinction entraînant des conséquences juridiques. Les droits politiques n'appartiennent qu'aux citoyens, à qui la constitution et la loi en accordent la jouissance et l'exercice; ils ne sont point accordés à tous les membres de la nation sans distinction aucune d'âge, de sexe ou de capacité; nous avons vu qu'il en était ainsi même pour le droit politique fondamental, le droit de suffrage'. Au contraire, les droits individuels appartiennent, en principe, à tous les individus qui composent la nation, quels que soient leur âge, leur sexe, leur incapacité de fait ou même leur indignité : c'est en ce sens que tous sont également citoyens'. Cela est absolument vrai de quelques-uns des droits individuels : la liberté

division, et je vois avec plaisir qu'elle commence à être généralement adoptée, me parait être la division des droits en droits privés publics et politiques ». Après avoir défini les droits privés, ceux qui rentrent dans le droit civil proprement dit, il continue : « Il y a une autre classe de droits appartenant également aux individus, mais qu'on ne pourrait guère concevoir hors de la société, car ils sont l'expression du développement des facultés humaines dans l'état social, l'expression du développement de l'homme, l'exercice de ses plus nobles facultés ou la jouissance de ses droits les plus essentiels. C'est ce qu'on appelle les droits publics ou sociaux. Ainsi la liberté individuelle, le droit de propriété pris d'une manière générale, la liberté de publier ses opinions, la liberté de conscience... Enfin il y a les droits politiques proprement dits. Ils consistent dans la participation à la puissance publique ».

Ci-dessus, p. 306 et suiv.

2 Projet de déclaration des droits, présenté par Sieyès à l'Assemblée Constituante: «Il existe une différence entre les droits naturels et civils et les droits politiques. Elle consiste en ce que les droits naturels et civils sont ceux pour le maintien et le développement desquels la société est formée, et les droits politiques ceux par lesquels la société se forme et se maintient. Tous les habitants d'un pays ont droit à la protection de leur personne, de leur propriété, de leur liberté; mais tous n'ont pas droit à prendre une part active dans la formation des pouvoirs publics. Les femmes, du moins dans l'état actuel, les enfants, les étrangers, ceux encore qui ne contribueraient en rien à soutenir l'établissement public, ne doivent pas influer activement sur la chose publique ». Rossi, Cours de droit constitutionnel, 2o édit., t. I, p. 10: On ne peut confondre les droits politiques avec les droits publics, parce que les droits politiques, quoi qu'on fasse, qu'on les suppose aussi généraux qu'on voudra, impliquent toujours une question de capacité. Vous ne verrez jamais les droits politiques accordés aux enfants, aux femmes même, quoi qu'on dise, ni aux fous. Eh bien! les droits publics ne leur appartiennent-ils pas? Un enfant n'a-t-il pas droit à la liberté individuelle comme un homme? Une femme n'a-t-elle pas le droit de publier ses opinions comme un homme? Le fou lui-même n'a-t-il pas droit à la liberté individuelle? Car les garanties qu'on prend contre les écarts ou les fureurs d'un fou ne sont pas proprement des atteintes à la liberté individuelle ».

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individuelle stricto sensu, la liberté de conscience, la liberté de culte. Pour certains autres, bien que cette légalité subsiste en tant que principe dirigeant, la réglementation légale qui leur est appliquée doit nécessairement créer un certain nombre d'incapacités. Cela provient de deux causes. Ou ces droits, par leur exercice, peuvent en fait constituer une véritable action politique et présenter l'équivalent indirect d'une participation à la puissance publique : telles sont la liberté de la presse, la liberté d'association, la liberté de réunion et même la liberté de l'enseignement, par laquelle on forme les futurs citoyens. Ou bien il s'agit de protéger l'individu, encore incapable en fait, contre le dommage qu'il se pourrait faire à lui-même par l'abus de son droit individuel; c'est ainsi que la liberté du travail est légitimement restreinte en certains cas en ce qui concerne les enfants et les femmes. Notre droit public même a proclamé comme un principe supérieur l'inaliénabilité de la personne humaine, non seulement en prohibant tout esclavage sur les terres appartenant à la France, mais aussi en défendant à tout individu d'engager ses services à perpétuité1.

La distinction entre les droits individuels ou publics et les droits politiques est des plus nettes. Cependant, pour un droit particulier, celui de pétition, c'est une question assez délicate que de savoir si l'on doit le classer dans l'une ou l'autre catégorie. C'est le droit pour les individus d'adresser des plaintes, des réclamations ou des observations, soit aux autorités qui rentrent dans le pouvoir exécutif, soit aux assemblées législatives. Ce sont surtout les pétitions adressées aux Chambres législatives qui ont pris une importance véritable dans la liberté moderne. Mais là le droit de pétition peut recevoir deux applications bien distinctes. Tantôt il est employé dans un intérêt particulier et privé; l'individu qui pétitionne signale au pouvoir législatif un acte injuste d'une autorité quelconque, dont il a été la victime et dont il demande le redressement. Tantôt, au contraire, la pétition vise une mesure d'intérêt général c'est le vote d'une loi nouvelle qui est demandé ou la réforme d'une loi ancienne; le pétitionnaire se fait le conseiller et l'auxiliaire du législateur. Il y a là, sous un même nom et sous une même forme, deux droits qui, en réalité, paraissent distincts et différents le premier est incontestablement un droit individuel, touchant à des intérêts individuels ; mais le second semble un droit politique, constituant une participation, si discrète qu'elle soit,

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Déclaration des droits de 1793, art. 18; Déclaration des droits de l'an III, art. 15; Code civil, art. 1780.

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