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CHAPITRE PREMIER

Les précédents de la Constitution de 1875; le vote des lois constitutionnelles en 1875; leurs caractères généraux.

Les trois lois qui composent notre Constitution ont été votées, les deux premières au mois de février, et la troisième au mois de juillet 1875. Mais elles ne sont en réalité que la résultante et l'expression définitive d'une longue élaboration commencée depuis 1871. Si, en effet, la France a vécu sans Constitution proprement dite du 4 septembre 1870 au 25 février 1875, l'Assemblée Nationale avait cependant organisé légalement, de 1871 à 1875, une République provisoire. Certains traits importants de cette organisation ont passé dans l'établissement définitif; on les comprendrait mal, si d'abord on ne les replaçait dans leur milieu originel.

I.

Lorsque l'Assemblée Nationale, élue par le suffrage universel le 8 février 1871, conformément à la loi électorale de 1849 remise en vigueur par le Gouvernement de la Défense nationale, se réunit à Bordeaux le 13 février, elle trouva devant elle table rase au point de vue constitutionnel. Le régime impérial était tombé au 4 septembre, et avec lui avaient disparu tous ses organes politiques : il ne subsistait rien du pouvoir exécutif et des Chambres impériales. D'autre part, le Gouvernement de la Défense nationale, qui avait remplacé l'Empire et soutenu, non sans gloire, avec l'assentiment du pays, une lutte désespérée contre l'étranger, était simplement un gouvernement de fait, un gouvernement provisoire. Il disparaissait donc immédiatement et de plein droit, comme le voulaient les principes et comme lui-même l'avait annoncé dès les premiers jours, du moment que la souveraineté nationale s'était donné des représentants légaux. Jamais, après

une révolution, le terrain n'avait été plus libre de tout débris laissé par le régime antérieur; il l'était autant qu'en 1848 après l'élection de l'Assemblée Constituante; il l'était plus qu'en 1792 après l'élection de la Convention.

De cet état de fait et de droit résultaient deux conséquences très importantes, la première incontestable, la seconde au contraire ardemment discutée.

1o L'Assemblée Nationale était souveraine, en ce sens qu'elle pouvait actuellement exercer librement tous les pouvoirs dont l'exercice constitue le Gouvernement. Elle pouvait en droit, non seulement légiférer, mais aussi bien, si elle le voulait, exercer le pouvoir exécutif ou le pouvoir judiciaire, nommer et casser les administrateurs et les juges. Cela résultait nécessairement de ce qu'elle était le seul représentant légal de la souveraineté nationale et de ce qu'aucune constitution limitative ne restreignait ses attributions. Par là même ses pouvoirs n'étaient pas non plus limités quant à leur durée. Elle seule pouvait légalement y mettre fin.

2o Il en résultait aussi, l'Assemblée le prétendit du moins et dès le premier jour, qu'elle pouvait exercer le pouvoir constituant et donner une nouvelle Constitution à la France. Mais ici elle rencontra une contradiction et une résistance énergiques, que lui opposèrent alors et pendant longtemps la plupart de ceux qui représentaient le parti républicain à cette époque. L'objection qu'ils formulaient, très forte en réalité, reposait sur cette idée que l'Assemblée, élue à la hâte, dans des circonstances éminemment critiques, avait reçu des électeurs un mandat limité. Elle avait été élue, en effet, en exécution de l'armistice conclu le 28 janvier 1871, lequel « avait pour but de permettre au Gouverne ment de la Défense nationale de convoquer une assemblée librement élue qui se prononcerait sur la question de savoir si la guerre devait être continuée ou à quelles conditions la paix serait faite ». Voilà, disait-on, la mission spéciale et limitée qu'a reçue l'Assemblée; sans doute, jusqu'à ce qu'elle l'ait remplie, elle exercera actuellement la souveraineté ; mais c'est là, en quelque sorte, un accessoire simplement inévitable de sa tâche principale. Les électeurs, en choisissant les députés, n'ont point pris en considération la Constitution future de la France. Ce raisonnement tirait une force plus grande encore d'un autre élément de fait.

1 Journal officiel du 29 janvier 1871.

La majorité de l'Assemblée Nationale en 1871 était incontestablement animée de sentiments et de convictions monarchiques : son intention était de rétablir la monarchie lorsqu'elle rédigerait plus tard la Constitution. Or, disait-on, - et cela était rigoureusement exact, cette majorité avait été élue, non parce qu'elle était monarchique, mais parce qu'elle était pacifique. Entraînés par les ardeurs patriotiques de Gambetta, qui avait personnifié la Défense nationale dans les départements, les candidats républicains s'étaient présentés souvent à leurs électeurs comme ne reculant pas devant la continuation de la lutte ; surtout l'opinion publique, peu apte à discerner les nuances, leur attribuait en bloc ces sentiments. Pour elle, ils représentaient la continuation de la guerre, et comme elle souhaitait ardemment la paix, les votes de la majorité s'étaient portés sur ceux qui proclamaient la nécessité de la paix ; or, telle était la première et nette affirmation du parti monarchiste. La question essentielle, la seule question réellement posée devant les électeurs, était celle-ci : paix ou guerre? Elle avait absorbé et fait disparaître toutes les autres.

Malgré ces graves objections, l'Assemblée Nationale ne cessa jamais d'affirmer son pouvoir constituant : elle l'a exercé en définitive avec la coopération de la majorité des républicains qui siégeaient parmi ses membres. Mais comment pouvait-elle rationnellement l'établir? Elle l'a toujours appuyé sur un argument juridique, également très fort; elle l'a présenté comme une conséquence nécessaire de la souveraineté qui lui était reconnue. Mais cette thèse, elle l'a affirmée comme un axiome 1, elle n'en a pas donné la démonstration détaillée et probante; voici, je crois, comment celle-ci peut être présentée.

La distinction entre le pouvoir législatif et le pouvoir constituant est incontestablement raisonnable et utile'; mais elle ne .résulte pas de la nature des choses et ne s'impose pas comme un principe supérieur. Elle est même plutôt artificielle, et nous avons vu qu'elle est contestée en elle-même par certains esprits. On peut donc dire que, en principe, le pouvoir législatif s'étend naturelle

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1 Résolution de l'Assemblée Nationale du 17 février 1871: « L'Assemblée Nationale, dépositaire de l'autorité souveraine, considérant qu'il importe, en attendant qu'il soit statué sur les institutions de la France, de pourvoir immėdiatement aux nécessités du Gouvernement... ». — Loi du 31 août 1871 : « L'Assemblée Nationale, considérant que le droit d'user du pouvoir constituant, attribut essentiel de la souveraineté dont elle est investie... » — Loi du 13 mars 1873 : " L'Assemblée Nationale, réservant dans son intégrité le pouvoir constituant qui lui appartient... ».

2 Ci-dessus, p. 505 et suiv.

ment même aux matières constitutionnelles; pour lui interdire ce terrain, il faut une constitution écrite et limitative, qui l'arrête. Mais en 1871 il n'existait aucune constitution de ce genre. C'était justement l'absence de toute constitution qui rendait souveraine l'Assemblée Nationale; il en résultait en même temps qu'elle pouvait voter des lois constitutionnelles comme toutes autres lois. Sans doute, on pouvait raisonnablement l'exhorter à ne pas le faire, n'ayant pas reçu cette mission du corps électoral. Mais, en droit, on ne pouvait lui refuser cette faculté, étant donné qu'aucune constitution ne la gênait et que les principes du gouvernement représentatif n'exigent dans aucun cas que les électeurs aient donné aux élus un mandat précis et spécial. L'Assemblée Nationale se trouvait posséder les mêmes pouvoirs que le Parlement anglais, parce que constitutionnellement elle était placée dans les mêmes conditions. Cependant un point était plus délicat : les lois constitutionnelles votées par l'Assemblée auraient-elles tous les caractères que nous reconnaissons à ces sortes de lois? Seraientelles hors de l'atteinte du pouvoir législatif, ne pouvant être revisées que selon les formes qu'elle aurait déterminées ? Ce second point était moins clair que le premier : on pouvait légitimement se demander si, pour lier ainsi les assemblées futures et la souveraineté nationale elle-même, il ne fallait pas une assemblée munie de pouvoirs spéciaux. Mais, chose notable, il ne semble pas que cet aspect de la question ait été signalé. La théorie des constitutions écrites, telle qu'elle a été exposée plus haut, a pénétré si profondément dans les esprits français qu'on se demanda simplement si l'Assemblée avait ou non le droit de voter des lois constitutionnelles. Si ce droit lui était reconnu, tous admettaient implicitement que la Constitution qu'elle voterait s'ajouterait à la liste des Constitutions antérieures de la France, possédant la même nature et les mêmes qualités juridiques que celles-ci.

J'ai indiqué la thèse sur laquelle l'Assemblée Nationale a fait reposer son pouvoir constituant. Mais elle pouvait en invoquer une autre plus décisive encore. J'ai relevé plus haut' toute une série de précédents montrant que, après une révolution, des assemblées avaient exercé le pouvoir constituant, bien qu'elles ne le tinssent ni de leur institution ni du mandat formel des électeurs. Souvent c'étaient des chambres législatives datant du régime antérieur et qui lui avaient survécu. Combien à plus forte raison ce droit pouvait-il être légitimement revendiqué par une assemblée librement

1 Ci-dessus, p. 521 et suiv.

élue, bien des mois après la révolution accomplie ! Mais pour fonder son pouvoir constituant sur ce titre, il fallait que l'Assemblée l'exerçât en conformité réelle avec le vœu nationel' or les faits montraient que ce vœu s'éloignait de plus en plus nettement de toute restauration monarchique. Du jour où elle s'est décidée à sanctionner définitivement la forme républicaine, l'Assemblée a cessé de voir contester son pouvoir constituant.

II.

Au mois de février 1871, la France était sans Constitution; mais elle n'était point sans avoir, à ce moment, une forme d'État déterminée; car, en dehors de la pure anarchie, ce serait une chose absolument impossible. Cette forme d'État était la République, proclamée à Paris le 4 septembre 1870, et depuis lors tacitement acceptée par le pays entier seulement elle était en droit provisoire, puisqu'aucun pouvoir constituant ne l'avait encore confirmée. L'Assemblée Nationale, dès ses premières séances, lui conserva ce caractère, en lui donnant une première consécration, simplement légale. Quelles que fussent ses intentions pour l'avenir, elle ne pouvait, à ce moment, songer à exercer le pouvoir constituant qu'elle revendiquait. Il lui fallait tout d'abord faire la paix, rétablir l'ordre et la prospérité dans ce pays si troublé par l'invasion victorieuse, obtenir enfin que l'ennemi abandonnât le sol de la patrie. Force lui était donc de reconnaître et de maintenir jusqu'à nouvel ordre la forme républicaine, qui subsistait d'ailleurs d'elle-même, par cela seul qu'aucun trône n'était relevé. Mais l'Assemblée fit plus. Inaugurant une sorte de trève entre les partis, et laissant entrevoir déjà que le vœu national se portait vers la République, la majorité, sur les conseils de M. Thiers, se laissa persuader de faire volontairement une expérience légale de cette forme de gouvernement, laquelle, si elle réussissait, devait fatalement conduire à une reconnaissance définitive. C'est ce qu'on a appelé à cette époque l'« essai loyal » de la République, et ce terme a même été inscrit dans une des lois que vota l'Assemblée3.

Ci-dessus, p. 521.

2 Paul de Rémusat, A. Thiers, p. 191 et suiv.

Loi du 31 août 1871: « L'Assemblée Nationale... considérant que, jusqu'à l'établissement des institutions définitives du pays, il importe aux besoins du travail, aux intérêts du commerce, au développement de l'industrie que nos institutions provisoires prennent aux yeux de tous, sinon cette stabilité qui est l'œuvre du temps, du moins celle que peuvent assurer l'accord des volontés et

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