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pourra manquer d'aboutir. Cette procédure de révision a déjà opéré deux fois : la première fois, en 1879, elle a porté sur un seul point mais très important; la seconde fois, en 1884, elle a eu une ampleur assez considérable, comme on le verra par la suite.

Je n'ai étudié dans ce chapitre que les précédents, la nature et les caractères généraux de la Constitution de 1875.

Il faut l'étudier maintenant en détail. Elle n'organise, on le sait, que le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et la procédure des révisions constitutionnelles. Elle ne traite pas du pouvoir judiciaire, mais cependant elle établit une Haute-Cour de justice, qui n'est pas autre chose que l'une des attributions propres au Sénat. J'étudierai successivement: 1° le pouvoir exécutif; 2° le pouvoir législatif; 3° la Haute-Cour de justice; 4° la révision des lois constitutionnelles'.

Dans la littérature, d'ailleurs assez peu abondante, qu'a fait naître la Constitution de 1875, je ne signalerai que deux ouvrages généraux, à raison de leur valeur particulière : l'un théorique, l'excellente Étude sur les lois constitutionnelles de 1875, de mon collègue et ami Charles Lefebvre (Paris, 1882); l'autre présentant plutôt un caractère pratique, le Traité de droit politique, électoral et parlementaire de M. Eugène Pierre, secrétaire général de la présidence de la Chambre des députés (1re édition, Paris, 1893; 3° édition, Paris, 1908). Ce dernier ouvrage est pour la France, avec le droit électoral en plus, ce qu'est en Angleterre la Parliamentary practice de sir Erskine May (A treatise on the law, privileges, proceedings and usage fo Parliament), ce qu'est pour les Etats-Unis le Manual of congressionnal practice de M. Thomas Hudson Mc Kee.

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CHAPITRE II

Le pouvoir exécutif. I. Le Président de la République;
la durée de ses pouvoirs; son élection.

I.

L'exercice du pouvoir exécutif est remis à un magistrat unique qui en est le titulaire, le Président de la République. La Constitution suppose et implique ce principe, plutôt qu'elle ne l'énonce formellement'. Cela vient de ce qu'en réalité elle n'a pas créé cette magistrature: elle l'a trouvée existante à titre provisoire en vertu des lois antérieures; elle l'a simplement consolidée, établie définitivement. Il en est résulté qu'en 1875 ce mode d'organisation du pouvoir exécutif a été admis presque sans discussion: on ne lui a pas sérieusement opposé la forme antinomique, toujours possible dans un État républicain, la collégialité du pouvoir exécutif. Il n'est pas inutile cependant d'exposer rapidement les raisons de ce choix, qui avait été fait d'instinct dès 1871: il existe, en effet, encore en France des esprits qui voudraient supprimer l'unité du pouvoir exécutif pour la remplacer par un corps ou collège de magistrats.

Les raisons qu'ils font valoir sont spécieuses en partie. Ils affirment d'abord que la collégialité du pouvoir exécutif convient naturellement à la République, par cela même qu'elle s'éloigne le plus de la forme monarchique; ils soutiennent que cette organisation offre les plus sûres garanties contre un danger toujours possible : elle rend plus difficiles les entreprises du pouvoir exécutif contre le pouvoir législatif et contre les libertés publiques en général. En

1 Loi constitutionnelle du 25 février 1875, art. 2 et 3. Au contraire, dans le projet déposé le 19 mai 1973 par M. Dufaure, il était dit, art. 1 : « Le gouvernement de la République se compose d'un Sénat, d'une Chambre des représentants et d'un président, chef du pouvoir exécutif ».

2 Cf. duc de Broglie, Vues sur le Gouvernement de la France, ch. vi, p. 227. Il énumère les garanties nécessaires dans le gouvernement républicain : chef; un seul chef;

--

point de gouvernement à plusieurs têtes »>.

« Un

effet, pour préparer et exécuter un pareil coup d'État, il faudrait une entente entre les divers magistrats suprêmes, que leur pluralité même rend invraisemblable. On pourrait ajouter que, dans un gouvernement républicain, où le pouvoir exécutif est en même temps nécessairement électif, ce système atténue les inconvénients possibles de l'élection: si les choix de quelques-uns des magistrats sont malheureux, il y a des chances pour que l'erreur soit compensée et corrigée par l'élection qui aura désigné et bien choisi les

autres.

Il n'en est pas moins certain que la collégialité du pouvoir exécutif présente les inconvénients les plus graves. Pour tous ceux qui veulent assurer au pouvoir exécutif une certaine force et une certaine indépendance, elle est inadmissible. Car l'unité seule est un élément de force; la division, au contraire, est une cause d'affaiblissement, et devant la puissance toujours grandissante des assemblées représentatives, tendant à dominer le pouvoir exécutif, il est sage de ne point infuser à celui-ci une débilité constitutionnelle. Pour maintenir l'équilibre et la séparation entre les deux pouvoirs, la logique indique qu'il faut diviser le plus fort et unifier le plus faible; de sorte que le système des deux Chambres et la présidence de la République sont les rouages harmoniques d'un même système. De plus un pouvoir exécutif, composé de plusieurs magistrats égaux, est un corps qui délibère et prend des décisions à la pluralité des voix il peut donc s'y former, il s'y formera le plus souvent une majorité et une minorité. Bien plus, cette minorité et cette majorité peuvent changer et se déplacer. Une direction politique utile et suivie est-elle possible avec un pareil gouvernement, où n'existe aucun élément fixe? Enfin, la forme spéciale, qu'a prise chez nous en 1875 le gouvernement républicain, exige, pour ainsi dire par définition, qu'au sommet le pouvoir exécutif soit remis à un seul homme. C'est une république parlementaire, et par suite, le rôle principal du Président de la République consiste à choisir et à conseiller les ministres; cela suppose nécessairement une individualité. D'ailleurs, la collégialité du pouvoir exécutif a été sérieusement expérimentée chez nous sous l'empire de la Constitution de l'an III; elle n'a pas donné de bons résultats. Le Directoire a été sans force réelle, et cependant les Assemblées représentatives n'ont pas été à l'abri de ses atteintes.

En réalité, l'unité du pouvoir exécutif ne trouverait point d'adversaires sérieux parmi nous, si les souvenirs de la Révolution n'exerçaient à cet égard une influence toujours durable sur certains esprits. La Convention la repoussa de parti pris et avec une sorte

d'horreur sous une double influence. D'un côté, par une réaction naturelle et naturellement exagérée, après la chute de l'ancienne royauté si vieille et si puissante, tout ce qui pouvait rappeler le pouvoir d'un seul était suspect de tendance monarchique'. D'autre part, bien avant la Convention, sous la Législative et même sous la Constituante, la direction véritable du gouvernement était passée dans les grands comités des Assemblées, et c'était une préparation toute naturelle à l'établissement d'un pouvoir exécutif collectif. Celui-ci fut introduit non seulement dans la Constitution de 1793, mais encore dans celle de l'an III. Sans doute on avait réduit à cinq le nombre des membres du Directoire, et la Constitution (art. 141) lui donnait même l'un de ceux-ci pour président par voie de roulement trimestriel. Mais on n'avait pas osé aller plus loin dans le sens de l'unification, sous la pression de l'état d'esprit plus haut indiqué2. Il était encore assez puissant pour que les auteurs de la Constitution de l'an VIII se crussent aussi obligés de déguiser, sous une apparence collégiale, le pouvoir exécutif un et très personnel qu'ils établissaient en réalité et que désirait alors la majorité des Français. Les deuxième et troisième consuls, dont le premier était flanqué, n'avaient pas d'autre raison d'être 3. Voilà les souvenirs qui, d'une façon plus ou moins consciente, dominent encore certains d'entre nous. Cependant, en 1848, cette influence semblait épuisée. La présidence de la République, forte et indépendante, fut alors adoptée à une grande majorité; et ceux

1 Première séance de la Convention le 21 septembre 1792 (Reimpression de l'ancien Moniteur, t. XIV, p. 6), Chabot : « La nation française... s'est assez expliquée sur la volonté d'établir un gouvernement populaire. Ce n'est pas seulement le nom de roi qu'elle veut abolir, mais tout ce qui peut sentir la prééminence. Ainsi, il n'y aura point de président en France. » — Couthon: « Ce n'est pas la royauté seulement qu'il importe d'écarter de notre Constitution; c'est toute espèce de puissance individuelle qui tendrait à restreindre les droits du peuple et blesserait les principes de l'égalité. J'ai entendu parler, non sans horreur, de la création d'un triumvirat, d'une dictature, d'un protectorat ».

2 Mémoires de Barras, éd. Duruy, t. I, p. 239 : « La đémagogie en fut écartée (de la Constitution de l'an III), mais non la démocratie; on repoussa jusqu'à la dénomination de pouvoir exécutif et de gouvernement républicain, parce qu'on craignait de se référer en quelque chose à la monarchie la dénomination de directoire exécutif, nom qui avait été commun aux autorités antérieures, fut préférée Le terme de « directoire » s'était, en effet, appliqué aux administrations collectives des départements. Dès 1789, Sieyes l'appliquait par avance à un pouvoir exécutif collégial (Qu'est-ce que le Tiers-Etat? p. 39): « Je suppose que la France est en guerre avec l'Angleterre et que tout ce qui est relatif aux hostilités se conduit chez nous par un Directoire composé de représentants... >>

3 Constitution de l'an VIII, art. 29-42.

De Tocqueville, Souvenirs, p. 273 (il parle des travaux de la commission qui prépara la Constitution): « On passa au pouvoir exécutif;.. on était unanime

qui combattirent cette institution ne proposaient point un nouveau Directoire, mais se ralliaient au système contenu dans l'amende ment Grévy.

L'organisation collégiale du pouvoir exécutifn'a vraiment réussi que dans un seul pays; elle fonctionne heureusement dans la Confédération Suisse depuis 1848. Là le pouvoir exécutif est confié à un Conseil fédéral composé de sept membres élus pour trois ans. Il y a bien un président de la Confédération élu parmi eux pour un an, mais ses pouvoirs propres sont très restreints; il n'est en réalité que le président du Conseil fédéral'; et ce système donne en somme des résultats satisfaisants. Mais la raison en est très simple. La collégialité du pouvoir exécutif trouvait dans la Confédération Suisse un terrain tout préparé par l'histoire. Depuis longtemps cette forme existait dans chacun des cantons indépendants. Chacun d'eux avait traditionnellement pour pouvoir exécutif un conseil élu appelé Regierungsrath ou Conseil d'État: On était tellement habitué à cette organisation qu'en 1848, lorsque fut discutée la Constitution fédérale, elle s'imposa d'ellemême et l'on ne mit point en question une autre organisation du pouvoir exécutif ».

II.

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Le Président de la République « est nommé pour sept ans : il est rééligible3 ». J'ai déjà indiqué plus haut comment avait été déterminé ce chiffre de sept années. Il était résulté des propositions et des transactions qui produisirent le septennat du maréchal de Mac-Mahon. Celui-ci ayant été constitutionnellement investi de ses pouvoirs pour sept ans par la loi du 20 novembre 1873, l'Assemblée ne pouvait en réduire la durée lorsqu'elle vota la Constitution de 1875 : on trouva tout naturel, presque forcé, de donner

pour confier le pouvoir exécutif à un seul homme.. Ce chef du pouvoir exécutif, ou ce président comme il fut nommé dès ce moment-là....... ». — Rapport d'Armand Marcast : « Tout ce que nous avons dit sur l'unité du pouvoir législatif s'applique avec la même justesse au pouvoir exécutif. Les preuves et les développements me semblent ici superflus. Les esprits éclairés savent bien que plus la délibération a été large et complète, plus l'exécution doit être ferme, prompte, résolue. L'expérience est d'accord avec la théorie pour démontrer que tout pouvoir exécutif livré à plusieurs mains devient bientôt une impuissance 1 Sir Francis Ottiwell Adams, La Confédération Suisse, p. 59 et suiv.

2 Rüttimann, Das Nordamerican Bundesstaatsrecht verglichen mit den politischen Einrichtungen der Schweiz, § 201, p. 233.

* Loi constitutionnelle du 25 février 1875, art. 2.

Ci-dessus, p. 556.

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