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milieux bien éloignés les uns des autres. Cependant, parmi ces travailleurs se trouvait un homme de génie, Montesquieu, le véritable père de l'histoire du droit et de la sociologie; et, non seulement par sa vue pénétrante, mais aussi par la force même de l'évidence, une idée se dégagea et se fit communément accepter: c'est que la Constitution anglaise fournissait une solution des plus heureuses du problème politique et, que la sagesse commandait aux pays d'Occident de l'imiter autant que le permettait leur caractère national'. Sur ce point le bon sens génial de Voltaire concordait avec le jugement scientifique de Montesquieu. Ce n'est pas que des notes discordantes ne se reproduisissent : un courant contraire était représenté par ceux qui, présentant les institutions anglaises comme un empirisme imparfait, voulaient s'en rapporter aux seules lumières de la raison, ou, s'il fallait suivre les enseignements de l'histoire, préféraient chercher ailleurs leurs modèles, princ palement dans les républiques de l'antiquité, à Rome et en Grèce. Tel était Jean-Jacques Rousseau, qui, d'ailleurs, connaissait bien les institutions anglaises2; tel était encore Mably'. Mais, en définitive, l'influence de l'Angleterre domina d'abord dans la doctrine politique qui se formait peu à peu. A l'Assemblée Constituante ce fut d'abord l'école anglaise qui domina également, et si, sur des points essentiels, l'école rationaliste française l'emporta dans la rédaction de la Constitution de 1791, dans les débats de la Constituante les références à la Constitution anglaise étaient de chaque instant*.

Ceux qui répandirent surtout, en France et en Europe, au XVIII siècle, la connaissance de cette Constitution, qui en furent les inter

1 Esprit des lois, liv. XI, ch. v: « Il y a aussi une nation (l'Angleterre) dans le monde qui a pour objet direct de sa Constitution la liberté politique. Nous allons examiner les principes sur lesquels elle se fonde. S'ils sont bons, la liberté y paraitra, comme dans un miroir. Pour découvrir la liberté politique dans la Constitution, il ne faut pas tant de peine. Si on peut la voir où elle est, si on l'a trouvée, pourquoi la chercher? »>

* Cela se voit en particulier dans les Lettres écrites de la montagne et dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne.

Mably, dans son livre De la législation, met en présence un lord Anglais et un Suédois philosophe, qui cherche à rabaisser la Constitution anglaise, non seulement au nom de la raison, mais aussi en la comparant à la Constitution de la Suède; voyez spécialement tome II, Amsterdam, 1776, p. 262.

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En 1789, Sieyes constate et cherche à combattre en même temps l'influence qu'exercent sur les esprits les institutions anglaises. Qu'est-ce que le Tiers Etat? 3 éd., 1789, p. 96: Nous n'aurions pas tant de foi aux institutions angloises, si les connoissances politiques étoient plus anciennes ou plus répandues parmi nous... Qu'on ne s'étonne donc pas de voir une nation ouvrant à peine les yeux à la lumière se tourner vers la Constitution d'Angleterre et vouloir la prendre pour modèle en tout ».

prètes autorisés, sont au nombre de trois. C'est d'abord Montesquieu dans son Esprit des lois paru en 1748. Non seulement les institutions anglaises y sont visées en maint passage, mais elles forment en quelque sorte le point central du livre. Je veux parler du chapitre célèbre (liv. XI, chap. VI) intitulé De la Constitution de l'Angleterre : il y a là quelques pages qui ont exercé l'influence la plus profonde sur le droit constitutionnel de l'Occident. Le second en importance est le Génevois de Lolme, qui publia en 1771 son traité sur la Constitution de l'Angleterre. C'est un livre ingénieux et clair, où assez souvent le droit anglais est quelque peu déformé, mais dont le succès fut immense. Enfin, le troisième auteur est un Anglais, Blackstone, dont les Commentaries on the laws of England parurent en 1765. Celui-là est avant tout un jurisconsulte, qui a exposé, dans un traité technique, le droit privé en même temps que le droit public des Anglais. Mais c'était un disciple de Montesquieu, et il a présenté, par suite, les principes constitutionnels de son pays de manière à être facilement compris des Français, parmi lesquels son ouvrage se répandit rapidement, bientôt traduit en langue française.

Dans cette première diffusion, le droit constitutionnel anglais subit, il faut le dire, quelques déviations assez marquées. On y vit, au dehors, certains éléments qui en réalité n'y figuraient pas (la séparation complète des pouvoirs); on n'y vit pas très clairement certains autres qui pourtant y étaient déjà entrés (le gouvernement de cabinet). Ces exagérations ou ces omissions étaient d'ailleurs assez naturelles, étant donné l'état des textes législatifs et les maximes traditionnelles qui avaient cours en Angleterre ; deux faits suffisent à le montrer. Elles ne se trouvent pas seulement dans les ouvrages français du XVIIe siècle, mais aussi, en partie, dans le traité de l'Anglais Blakstone. D'autre part, les Anglais émancipés, qui fondèrent les États-Unis d'Amérique, firent tout naturellement entrer dans leur Constitution les principes essentiels du droit public anglais; c'était pour eux le lait qu'ils avaient sucé au berceau; mais ils les acceptèrent de bonne foi, tels que Montesquieu les avait exposés 1.

Pendant la période révolutionnaire, l'esprit français s'écarta peu à peu, en matière de droit constitutionnel, des principes anglais 3.

1 Sur l'influence qu'exerça en France, dans les années qui précédèrent la Révolution, la littérature américaine en même temps que la littérature anglaise, voyez le remarquable ouvrage de M. Maxime Kovalevsky, Les origines de la démocratie contemporaine (en russe), 2e édit., 1899, t. I, p. 259-339.

2 Constitutions des 3-14 septembre 1791, du 24 juin 1793 (qui ne fut jamais appliquée), du 5 fructidor an III.

Sous le Consulat1, et le premier Empire', cela devint un éloignement prononcé, une opposition diamétrale dans les institutions, et en même temps la liberté française subissait une éclipse.

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Avec le réveil de l'esprit public coïncida un retour vers les institutions anglaises. Pour l'organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics, elles forment le fond de l'Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire aussi bien que des chartes de 1814 et de 1830. La monarchie constitutionnelle de 1814 à 1848 s'efforce d'imiter le gouvernement parlementaire anglais, alors connu dans sa réalité. Elle présente pourtant, en un point, une originalité profonde tandis que le gouvernement est organisé et conduit à l'anglaise, autant que le permet l'état des partis en France, l'administration, au contraire, reste à peu près telle que l'avait faite le premier Empire, les libertés locales étant seulement rétablies, dans une mesure restreinte, par la monarchie de Juillet. Dans cette période, le droit constitutionnel de l'Angleterre était d'ailleurs étudié chez nous avec une ardeur nouvelle; au premier rang de ceux qui s'appliquaient à le faire connaître à leurs contemporains se placent successivement Benjamin Constant3, Guizot, et Rossi'.

La Révolution de 1848 donna à notre droit constitutionnel une orientation nouvelle. A l'Assemblée Constituante dominèrent les principes rationels et abstraits, et la Constitution qu'elle rédigea en porte la marque. Avec le coup d'État de 1851 se produisit un retour, non déguisé, aux institutions du Consulat; et bientôt, sous le second Empire, se montra, dans la littérature officielle, ce mépris de la liberté anglaise qui avait déjà caractérisé le premier Empire. Celle-ci conservait pourtant ses partisans et ses défenseurs, parmi les anciens parlementaires de la monarchie de Juillet; elle continuait à être étudiée et admirée dans les revues et dans les livres. Duvergier de Hauranne, le duc de Broglie et Prévost-Para

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1 Constitution du 22 frimaire an VIII, sénatus-consulte du 14 thermidor an X, et sénatus-consulte organique de la Constitution du 16 thermidor an X (Consulat à vie).

* Sénatus-consulte organique du 28 floréal, an XII.

Cours de politique constitutionnelle ou collection d'ouvrages publiés sur le gouvernement représentatif, par Benjamin Constant, avec une introduction et des notes, par Ed. Laboulaye, 2o édition, 1874.

Parmi les ouvrages de Guizot on peut citer surtout Histoire des origines du gouvernement représentatif, et Histoire parlementaire (recueil de ses discours, de 1819 à 1848), 6 vol.

Cours de droit constitutionnel professé à la Faculté de droit de Paris, 4 vol. * Histoire du gouvernement parlementaire en France, 2o édit., 1870.

Vues sur le gouvernement de la France, ouvrage inédit, par le duc de Broglie, publié par son fils, 1870. L'avant-propos indique (p. 1) que cet ouvrage,

dol', sont à citer comme représentants de cette école, tandis que Laboulaye nous familiarisait surtout avec les institutions des ÉtatsUnis. Par leur force propre, avec le réveil de l'esprit public et les aspirations vers la liberté politique, les principes du parlementarisme anglais rentrèrent en faveur et bientôt en vigueur dans notre pays. Les divers actes, qui caractérisent ce qu'on appela l'Empire libéral, consistèrent à les réintroduire peu à peu dans la Constitution: ils triomphaient presque complètement dans la Constitution du 21 mai 1870.

Sous la troisième République, ce courant se renforça encore. Le parlementarisme à l'anglaise fut pratiqué, dans la mesure du possible, par l'Assemblée Nationale de 1871 à 1875 : il a inspiré largement nos lois constitutionnelles de 1875.

C'est en passant par les États-Unis d'Amérique et par la France que les principes du droit constitutionnel anglais sont sortis de leur pays natal. C'est par ces intermédiaires qu'ils se sont communiqués, plus ou moins complètement, aux autres nations libres de l'Occident. Les nations d'Amérique ont presque exclusivement imité les États-Unis. En Europe, c'est surtout l'influence des idées françaises qui s'est fait sentir. Souvent les nations étrangères, au lieu d'emprunter directement à l'Angleterre ses principes ou ses institutions, les ont adoptés sous leur forme française. Peut-être cela provient-il principalement du fait suivant. Souvent ces principes, dans leur pays d'origine, n'étaient pas fixés par la loi ; ils résultaient seulement de la coutume, de la tradition ou de la pratique; ils n'avaient pas été formulés dans une règle nette et impérative. L'esprit français, suivant son génie propre, leur a donné la consécration législative ou, tout au moins, une expression précise. Quoi qu'il en soit, il y a là un phénomène qui, avec la diffusion du droit romain dans le monde civilisé, offre l'exemple le plus frappant de la propagation des institutions par voie d'imita

tion.

Durant cette évolution, le droit constitutionnel anglais avait d'ailleurs suivi sa vie propre et restait digne de fournir, sur bien des points, de nouvelles leçons au monde moderne. Il est étudié de nos jours dans son développement complet, et on peut dire dans

« tiré dans l'été de 1861 à un petit nombre d'exemplaires, fut saisi chez l'imprimeur par la police ».

1 La France nouvelle, 1868.

2 Même le Canada; M. Munro, Constitution of Canada, p. 2, fait seulement cette réserve : « Il a été dit plus d'une fois que la Constitution canadienne est une simple copie de l'américaine (celle des Etats-Unis). Une telle affirmation est très éloignée de la vérité ».

un nouvel esprit. Notre temps aime la réalité plus que l'abstraction: par suite, on étudie la Constitution anglaise surtout dans sa formation historique; on s'efforce de dégager non seulement les règles de droit qui en sont ou en ont été l'expression, mais aussi les ressorts cachés qui la font mouvoir et qui se trouvent dans la forte tradition des assemblées parlementaires, dans le caractère même de la nation, dans les rapports établis par l'histoire entre les diverses classes de la société et dans l'assise puissante des libertés locales. Parmi les livres innombrables qui ont été consacrés à cette étude, je signalerai : en Angleterre, ceux de Todd', de Bagehot2, de Dicey', d'Anson', de Léonard Courtney", de Jenks, de Sidney Low; en Allemagne, ceux de Gneist; en France, ceux de MM. Glasson, Boutmy 10 et de Franqueville", pour ne citer que les principaux.

Dans cette première partie de mon étude, je n'ai point l'inten-, tion d'exposer, même en raccourci, l'histoire ou le tableau de la Constitution anglaise. Comme je l'ai dit plus haut, j'étudie seulement les institutions-types qu'elle a communiquées au droit des peuples libres et particulièrement à celui de la France. Ces institutions sont au nombre de quatre, que j'examinerai successivement :

1o Le gouvernement représentatif;

2o Le système des deux Chambres législatives;

3o La responsabilité ministérielle;

4o Le gouvernement parlementaire ou gouvernement de cabinet.

Parliamentary Government in England, its origin, development and practical operation (new edition abridged and revised by Spencer Walpole), London, 1892, traduit en français.

2 Walter Bagehot, The English Constitution, 4o éd., 1885, traduit en français. * Dicey, Introduction to the study of the law of the Constitution, 3° éd., 1889. Traduction française, complétée par l'auteur, Paris, 1902.

Sir William R. Anson, The law and custom of the Constitution, Oxford, Clarendon Press, 2 vol., 1892. Une traduction française revue par l'auteur a été publiée.

The working Constitutions of the United Kingdom and its outgrowths, 2e édit., 1905.

Parliamentary England, 1903.

* The governance of England, 2o éd. 1906.

Le principal ouvrage de R. Gneist, celui qui résume tous les autres, est son Englische Verfassungsgeschichte, Berlin, 1882.

1903.

Glasson, Histoire du droit et des institutions de l'Angleterre, 8 vol., 1881

10 Boutmy, Études de droit constitutionnel, 1885; Le développement de la Constitution et de la société politique en Angleterre, 1887; Essai sur la psychologie politique du peuple anglais, 1901.

"Comte de Franqueville, Le Parlement et le gouvernement britanniques, 1887, 3 vol.

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