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dans le délai de trois mois1». Cet amendement reposait sur cette idée que certaines résistances du Sénat pouvaient être aussi dangereuses que les hardiesses de la Chambre des députés, et transférait au Président de la République un rôle modérateur et prépondérant «Il sera, disait M. Raudot, entre les deux Chambres, toutes deux élues du suffrage universel, soit directement, soit indirectement. Il aura la faculté de se porter là où sera le danger et, en définitive, de dissoudre le Sénat, si le Sénat ne remplit pas ses fonctions comme il doit les remplir et trompe les espérances de la loi ». Ce droit de dissolution se serait appliqué même aux sénateurs inamovibles, dont l'irrévocabilité aurait cessé dans ce cas et aurait ainsi reçu un correctif'. Mais cette nouveauté, dont les conséquences possibles étaient inconnues, ne trouva aucun accueil. Les auteurs de la Constitution n'ont pas pensé que le Sénat pût jamais empêcher le fonctionnement du gouvernement de la République. Cela montre bien, comme je l'établirai plus loin, que dans notre Constitution le sort des cabinets ministériels dépend seulement de la Chambre des députés et non point du Sénat. Celui-ci peut arrêter par sa résistance les lois nouvelles, mais il ne peut imposer une direction gouvernementale. D'autre part, le droit que lui donne la Constitution d'autoriser la dissolution de la Chambre des députés est comme la compensation du droit exclusif qui appartient à cette dernière de maintenir ou faire tomber les ministres.

Le système de notre Constitution se trouve ainsi harmonieux et logique. Il n'en est pas moins vrai que, par la nécessité de l'approbation du Sénat, le droit de dissolution a perdu beaucoup de sa force. Ce rouage essentiel du gouvernement parlementaire, qui a pour but d'assurer, à l'égard de la Chambre des députés, l'indépendance constitutionnelle du pouvoir exécutif, court grand risque de se rouiller chez nous. Ce n'est qu'à la dernière extrémité que le Sénat, après l'histoire du 16 mai 1877, autoriserait une dissolution, à moins qu'elle ne fût désirée, demandée par la Chambre des députés elle-même.

L'intervention du Sénat n'est pas la seule garantie qui soit

1 Séance du 24 février 1875 (Annales de l'Assemblée nationale, t. XXXXL, p. 627). a lbidem, p. 628.

3 Ibidem, p. 627 : « Soixante-quinze membres seront nommés sénateurs par cette assemblée. Quel est celui d'entre vous qui pourrait prévoir la composition de ces soixante-quinze personnes, en présence de l'irritation profonde qui existe entre les diverses parties de cette assemblée? Et vous croyez que je suis rassuré sur la confection de cette partie du Sénat ? ».

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organisée relativement à l'exercice du droit de dissolution. La dissolution d'une Chambre a pour conséquence forcée l'élection d'une Chambre nouvelle : c'est là le but même de l'opération. Il importe que ces élections se fassent promptement, pour que la crise se termine le plus tôt possible, et parce qu'il peut y avoir danger à laisser le pouvoir exécutif gouverner sans contrôle actuel dans de pareilles circonstances. En Angleterre, traditionnellement, ces deux termes sont matériellement joints l'un à l'autre l'acte même qui prononce la dissolution ordonne de faire procéder aux nouvelles élections et les électeurs sont immédiatement convoqués pour y procéder dans les délais d'usage. Les deux Chartes fixaient, chez nous, pour ces élections nouvelles le délai de trois mois'. L'acte additionnel de 1815 (art. 21) le portait à six mois. Le projet de Constitution déposé par M. Dufaure au mois de mai 1873 reproduisait exactement la règle anglaise, en lui donnant même une précision plus grande2. Au contraire, celui déposé par M. de Broglie au mois de mai 1874 accordait le délai de six mois', obligeant le Président à gouverner pendant l'intervalle avec la Chambre Haute. C'est aussi ce délai de six mois que proposait la Commission des Trente. C'est, en définitive, le délai de trois mois, contenu déjà dans les deux Chartes et repris par un amendement, qui passa dans la loi constitutionnelle du 25 février 1875, art. 5 « En ce cas, les collèges électoraux sont convoqués pour de nouvelles élections dans le délai de trois mois ». Mais cette disposition ne laissait pas que de prêter à la critique. D'un côté, le délai était encore un peu long; d'autre part, le texte était ambigu. Il ne déterminait pas avec une précision complète ce qui devait être fait dans les trois mois. Après la dissolution prononcée en 1877, une opinion put soutenir qu'il suffisait, pour respecter la Constitution, que le décret convoquant les collèges électoraux fût rendu dans les trois mois, bien que la date des élections fût reportée à une date postérieure. Aussi la loi de revision du 14 août

Charte de 1814, art. 50; Charte de 1830, art. 42.

2 Art. 15: « Des collèges électoraux devront être convoqués dans les trois jours qui suivront la notification au Président de la République du vote affirmatif du Sénat (autorisant la dissolution) ».

3 Art. 21: « Les électeurs devront être convoqués pour l'élection d'une nouvelle Chambre dans un délai de six mois. Dans l'intervalle, le Président de la République gouvernera avec le Grand Conseil, il devra rendre compte de ses actes aux deux Chambres dès l'ouverture de la Chambre des représentants ». ♦ Séance du 2 février 1875 (Annales de l'Assemblée Nationale, t. XXXVI, p. 394): « La Commission ne veut pas que le Président de la République soit tenu dans le délai de trois mois de convoquer les collèges électoraux. Elle croit qu'il faut maintenir, pour apaiser les esprits, le délai de six mois qu'elle a proposé ».

1884 retoucha-t-elle ce paragraphe dans les termes suivants : << Dans ce cas, les collèges électoraux sont réunis pour de nouvelles élections dans le délai de deux mois, et la Chambre dans les dix jours qui suivront la clôture des opérations électorales1 ».

D'autres garanties contre les dangers d'une dissolution ont aussi été introduites. Elles consistent en ce que certaines facultés, accordées au Président de la République dans l'intervalle des sessions des Chambres, lui sont retirées après une dissolution de la Chambre des députés. Il en est d'abord ainsi du droit de prononcer l'état de siège. Nous avons vu dans quels cas et à quelles conditions le Président peut le déclarer'. Mais la loi du 3 avril 1878 ajoute (art. 3): «En cas de dissolution de la Chambre des députés, et jusqu'à l'accomplissement entier des opérations électorales, l'état de siège ne pourra, même provisoirement, être déclaré par le Président de la République. Néanmoins, s'il y avait guerre étrangère, le Président, de l'avis du Conseil des ministres, pourrait déclarer l'état de siège dans les territoires menacés par l'ennemi, à condition de convoquer les collèges électoraux et de réunir les Chambres dans le plus bref délai possible ». En second lieu, nous verrons plus loin que, si, en principe, tout crédit doit être accordé par une loi, la loi du 14 décembre 1879 (art. 4) permet au Président de la République, sous de certaines conditions, d'ouvrir provisoirement des crédits supplémentaires et extraordinaires par des décrets rendus en Conseil d'État, délibérés et approuvés par le Conseil des ministres. Mais il résulte du texte et de la discussion de la loi que ce droit ne lui appartiendrait pas après une dissolution de la Chambre des députés. Il n'existe, en effet, que dans le cas de prorogation des Chambres, tel qu'il est défini par le § 1er de l'art. 2 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875. Or le droit de dissolution est visé par un tout autre texte, par l'art. 5 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875.

Le droit de dissolution a incontestablement été considéré par les auteurs de la Constitution de 1875 comme une arme défensive aux mains du pouvoir exécutif. Mais il peut avoir un autre emploi plus pacifique, plus conforme même au génie du gouvernement parlementaire. Il peut fournir le moyen de mettre fin à l'impuissance inévitable d'une Chambre des députés dans laquelle la majorité nécessaire pour produire et soutenir le Cabinet ne se serait pas

1 Loi du 14 août 1884 portant revision partielle des lois constitutionnelles, art. 1.

2 Ci-dessus, p. 668.

formée, ou ne se serait pas maintenue. Dans cette hypothèse, ce peut être la Chambre elle-même qui prend l'initiative de la mesure qui va la renvoyer devant ses électeurs, en invitant les ministres à conseiller au Président de la République d'user de son droit de dissolution. Des manifestations de cette nature paraissent normales en Angleterre1, et certains indices montrent que, le cas échéant, la même solution serait facilement acceptée chez nous1.

IV.

Le Président de la République, bien qu'il ne soit pas politiquement responsable devant les Chambres, a toujours le droit de leur faire connaître ses vues et son opinion sur les questions qui peuvent venir en discussion devant elles, sur le gouvernement du pays. Mais, d'après la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, art. 6, il ne peut le faire que par écrit; il ne peut venir en personne et prendre la parole dans l'une ou l'autre des deux Chambres : « Le Président de la République communique avec les Chambres par des messages qui sont lus à la tribune par un ministre ». C'est la règle qu'avait posée, mais incomplète, disparaissant devant les exceptions, la loi du 13 mars 1873. Maintenant elle est absolue et ne souffre aucune dérogation; c'est d'ailleurs une conséquence logique du principe de la séparation des pouvoirs. M. Thiers, on l'a vu, était profondément hostile à une règle semblable, et l'on a pu découvrir dans l'Exposé des motifs du projet de Constitution, présenté en son nom par M. Dufaure au mois de mai 1873, phrase qui paraît montrer qu'il ne voulait pas la laisser introduire sans réserve dans la Constitution définitive'.

1 Ci-dessus, p. 175.

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une

Dans un discours à la Chambre des députés, le 27 janvier 1895 (Journal officiel du 28. Débats parlementaires, p. 77), M. Goblet indiquait « une éventualité qui se rapproche tous les jours les élections qui pourraient être plus prochaines que ne l'indiquerait la date normale. Déjà peut-être cette éventualité est dans votre pensée. Sachez dès à présent que nous ne la redoutons pas ». Dans la séance de la Chambre des députés du 17 mai 1909 (Journ. off. du 18, p. 1069). M. Pugliesi Conti a déposé une proposition de résolution ainsi conçue: La Chambre convaincue de son impuissance invite le gouvernement à demander au Président de la République à user du droit de dissolution que lui confère l'art. 5 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 ».

* M. de Broglie, dans la Revue des Deux-Mondes du 15 avril 1894, p. 846 : « C'est tout au plus si une phrase de l'Exposé des motifs ne laisse pas supposer que, devenu Président, il ne renonçait pas à paraître lui-même au besoin et le cas échéant à la tribune d'une Assemblée ». Et en note: « Voici la phrase qui révèle cette secrète pensée: « Aussi la présence des ministres, quelquefois celle « du Président de la République, sont-elles nécessaires dans les Chambres qui

La règle absolue établie par la loi constitutionnelle du 16 jaillet 1875, art. 6, ne peut pas être tournée non plus par suite de ce fait que le Président de la République serait en même temps sénateur ou député et qu'il pourrait invoquer cette qualité pour prendre la parole dans l'une des deux Chambres. Il est, en effet, certain que les deux titres sont incompatibles' et que le sénateur ou député, élu Président de la République, cesse immédiatement d'appartenir au Parlement par l'acceptation de ses nouvelles fonctions son siège devient vacant de plein droit. C'est la règle qui a été constamment appliquée depuis l'élection de M. Grévy à la présidence de la République le 30 janvier 1879. C'est une application nécessaire et logique du principe de la séparation des pouvoirs, et il faudrait un texte pour l'écarter: l'article 6 de la loi du 16 juillet 1875 implique, au contraire, que les auteurs de la Constitution ont entendu maintenir cette conséquence. On est, d'ailleurs, arrivé au même résultat par une autre démonstration, exacte quoique un peu subtile. La loi organique du 30 novembre 1875 sur l'élection des députés déclare dans son article 8: « L'exercice des fonctions publiques rétribuées sur les fonds de l'État est incompatible avec le mandat de député » ; cette règle, qui n'admet qu'un petit nombre d'exceptions contenues dans cet article et dans l'article suivant, a été étendue aux sénateurs par la loi du 9 décembre 1884 (art. 9) complétée par la loi du 26 décembre 1887. Or, a-t-on dit, les fonctions de Président de la République étant rétribuées sur les fonds de l'État et « n'étant pas comprises au nombre de celles qui sont exceptées des incompatibilités prévues par la loi, un sénateur ou un député, élu Président de la République, doit être considéré comme cessant d'appartenir à l'Assemblée dont il était membre, à partir du lendemain du jour où le Conseil des ministre lui a remis le pouvoir exécutif 2». Le raisonnement est correct, bien que le législateur, en rédigeant la loi du 30 novembre 1875, n'ait point sans doute songé à cette hypothèse.

« peuvent forcément devenir une arène où l'on se dispute le pouvoir » (Journal officiel du 20 mai 1873, p. 2208).

1 Chose curieuse, l'idée de cette incompatibilité a été lente à se faire recevoir. Aux élections de l'an IV, Barras, membre du Directoire, fut élu dans plus de vingt départements (Mémoires, éd. Duruy, t. II, p. 31): « J'aurais accepté, dit-il, la députation du Nord, s'il n'y avait pas eu incompatibilité des fonctions exécutrices avec celles législatives ».

2 Eugène Pierre, Traité de droit politique, électoral et parlementaire, no 339. Le moment à considérer est, semble-t-il, celui où le Président élu entre en fonctions. M. Fallières n'a donné sa démission comme Président du Sénat qu'un certain nombre de jours après son élection comme Président de la République.

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