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ne peut émaner que d'une Chambre et le jugement que de l'autre, parce que, à l'égard du premier magistrat de la République, toute poursuite à fins pénales prendrait nécessairement le caractère d'un acte politique'. Tout cela est incontestable; mais, en parlant de la haute trahison qui rend le Président responsable, la loi constitutionnelle du 25 février me paraît avoir voulu quelque chose de plus. Elle a eu en vue une répression politique, plutôt que légale. Elle a conféré à la Chambre des députés, accusatrice, et au Sénat, juge, des pouvoirs qui vont au delà de la simple application des lois pénales. Que peut donc faire encore le Sénat, s'il ne peut jamais appliquer au Président que les peines portées par la loi pénale et pour les faits qu'elle détermine? Il peut prononcer sa déchéance. C'est un pouvoir qu'il faut bien lui supposer dans le cas où il pourrait, par ailleurs, prononcer contre lui une condamnation pénale quelconque, même une condamnation qui n'entraînerait pas la perte des droits civiques et politiques: car la Constitution n'a pas dû admettre qu'un Président ainsi condamné pût rester en fonctions. Ce pouvoir, le Sénat l'aura toujours, à la seule charge de relever des faits qui, pour lui, constituent une haute trahison. Le système, auquel on arrive ainsi par la simple application des principes, est d'ailleurs à peu près celui qui est expressément inscrit dans la Constitution des États-Unis. Il y est dit, en effet : « Dans les cas d'impeachment, le jugement ne pourra contenir que la destitution du fonctionnaire et le déclarer incapable d'occuper dorénavant, sous l'autorité des États-Unis, aucune fonction honorifique, de confiance ou rémunérée ; mais la personne

1 Il faut admettre, par suite, qu'en matière civile le Président de la République pourrait être cité devant les tribunaux ordinaires, comme tout autre citoyen. M. Burgess (Political science, t. II, p. 2455) soutient cependant que le Président des États-Unis « est affranchi de la juridiction de tout tribunal, magistrat ou corps, sur sa personne. Pour aucun fait, il ne peut être arrêté ou restreint dans sa liberté personnelle par qui que ce soit, pas même pour meurtre commis par lui. Il n'est responsable que devant un seul corps, c'est-à-dire devant le Sénat. Ce principe n'est pas expressément proclamé par la Constitution, ni établi par une loi, ni contenu dans aucune décision judiciaire sur la question. Il est simplement un postulat de la science politique, qu'implique la Constitution ». M. Burgess affirme qu'il n'est point influencé ici par la règle du droit anglais qui déclare tous tribunaux incompétents à l'égard du monarque. Sa principale raison est qu'un jugement rendu contre le Président de la République a besoin, comme tout autre, d'être ramené à exécution; or le droit de faire exécuter tous les jugements appartient au Président lui-même : « Il est impossible d'exécuter aucune procédure contre le Président des États-Unis s'il résiste, car la Constitution rend tout le mécanisme d'exécution sujet à son contrôle en derniere analyse ». Mais il y a là, nous semble-t-il, une illusion. L'exécution, conforme à la loi, d'un jugement régulièrement rendu, ne se fait point par un ordre particulier du Président, qui d'ailleurs ne pourrait pas non plus l'empêcher par un ordre particulier, car il ne peut pas dispenser de l'exécution des lois.

ainsi convaincue pourra néanmoins être accusée, mise en jugement, jugée et punie, conformément aux lois ».

L'histoire des États-Unis nous apprend aussi que cette responsabilité pénale du Président de la République, même dans un pays où il gouverne personnellement et couvre ses ministres, est une précaution presque inutile. Un seul Président des États-Unis a été mis en accusation devant le Sénat par voie d'impeachment : le président Andrew Jonhson, en 1868, et il a été acquitté faute d'une majorité des deux tiers contre lui exigée par la Constitution2.

Toute la question est de savoir si le jugement peut être régulièrement rendu contre lui. Or le principe est que tout citoyen est soumis à la loi et justiciable des tribunanx qu'elle a établis pour soustraire le Président de la République à cette règle, il faut un texte. Les tribunaux, en dehors des cas prévus par ces textes, ont prise sur lui; car ils tiennent leurs pouvoirs non pas de lui mais de la loi et de l'État. On peut remarquer, sur cette question, que les Anglais étendent aux gouverneurs des colonies, qui représentent le roi, la règle qui rend toute poursuite impossible. Mais ce n'est que devant les tribunaux de la colonie qu'ils ne peuvent être poursuivis; ils peuvent l'être devant les tribunaux anglais, car en Angleterre ils ne sont que sujets.

Le Président de la République peut-il être cité en justice comme témoin et est-il tenu de répondre à la citation et de déposer? La négative paraît certaine. Les articles 510 et suivants du Code d'instruction criminelle qui déterminent la manière dont seront reçues en matière répressive les dépositions des princes et de certains fonctionnaires, ne parlent point de la déposition du chef de l'État et ne paraissent pas la considérer comme possible. Il est vrai qu'ils ont été rédigés sous un régime monarchique. Mais l'article 510 décide que les grands dignitaires (de l'Empire) et le ministre de la Justice ne peuvent être cités comme témoins, même en cour d'assises, que si le chef de l'État par une ordonnance spéciale autorise leur comparution. Il faut tout au moins à cet égard traiter le Président de la République comme l'article 510 traite le ministre de la Justice. Mais le témoignage du Président de la République pourrait être reçu par écrit dans les formes établies par ces articles. Art. 1, sect. 3, clause 7.

2 Les débats et procédure sont rapportés dans les Journals of Congress, 1868. Prévost-Paradol, La France Nouvelle, liv. II, ch. vi, p. 120: « Nous avons vu le Congrès hésiter longtemps, en 1867, entre le grave inconvénient de troubler l'Etat, s'il appliquait la responsabilité présidentielle, et l'inconvénient non moins fâcheux de supporter pendant quatre années un Président ouvertement hostile au Congrès et en lutte déclarée avec cette assemblée au sujet de l'exécution des lois ». Bryce, American commonwealth, t. I1, p. 47 : « Cependant, Andrew Jonhson est le seul président qui ait été l'objet d'un impeachment; sa conduite folle et opiniâtre rendait désirable sa déchéance : mais comme il était douteux qu'aucune des accusations prises isolément justifiât une condamnation, plusieurs des sénateurs qui lui étaient opposés politiquement votèrent pour son acquittement. Une majorité des deux tiers n'ayant été réunie sur aucun chef (les chiffres étaient trente-cinq pour la condamnation et dixneuf pour l'acquittement), il fut acquitté.

CHAPITRE IV

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Le pouvoir exécutif (suite). III. Les ministres.

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Les ministres jouent un rôle capital, un rôle prépondérant dans notre système constitutionnel, puisque la République française est une République parlementaire1. M. Laboulaye disait même, avec une expression quelque peu exagérée : « Notre gouvernement nouveau, il importe de le répéter, est une république parlementaire, c'est-à-dire une république où tout repose sur la responsabilité ministérielle2 ». Nous avons examiné précédemment les principes généraux et le génie de cette forme de gouvernement3. Il nous faut maintenant, nous attachant aux dispositions et à l'esprit de nos lois constitutionnelles, déterminer juridiquement les fonctions ministérielles. Dans ce but j'étudierai successivement : 1o la nomination et la révocation des ministres et la composition du ministère; 2o le Conseil des ministres ; 3° les rapports des ministres avec les Chambres; 4° la responsabilité ministérielle.

I.

Les ministres sont nommés par des décrets du Président de la République. Cette nomination est même politiquement sa fonction essentielle, et nous savons dans quelles conditions elle se produit. Cependant, chose notable, le droit pour le Président de nommer les ministres n'est directement et formellement inscrit dans aucune disposition de nos lois constitutionnelles, alors qu'il figurait non seulement dans la Constitution de 1848, mais aussi dans les lois des 17 février et 31 août 18717. Cette omission, que l'on constate aussi

1 Ci-dessus, p. 599.

2 Annales de l'Assemblée Nationale, t. XL, p. 112.

3 Ci-dessus, p. 132.

Ci-dessus, p. 425.

5 Ci-dessus, p. 133 et suiv.

Art. 64: « Le Président de la République nomme et révoque les minis

tres ».

7 Résolution du 17 février 1871, art. 2, ci-dessus, p. 547, note 1; loi du 31 août 1871, art. 2: « Il (le Président de la République) nomme et révoque les ministres ».

dans le projet de Constitution déposé par M. Dufaure en 1873 et dans celui déposé par M. de Broglie en 1874, peut s'expliquer de diverses manières.

On pourrait soutenir en premier lieu que les ministres sont purement et simplement les délégués directs et immédiats du Président de la République à qui appartient le pouvoir exécutif. Le droit de les choisir ne serait pas autre chose que le droit de déléguer l'exercice du pouvoir exécutif; ce droit lui appartiendrait nécessairement en vertu des principes et sans avoir besoin d'être exprimé, soit, selon une ancienne théorie ', parce que le Président de la République est lui-même le délégué du peuple-souverain, soit parce qu'il lui serait impossible de gouverner autrement. Mais cette idée, qui compte des partisans, nous paraît inexacte, et nous aurons l'occasion de la réfuter en la retrouvant un peu plus loin.

On peut soutenir également que ce droit de nomination n'a pas été exprimé parce qu'il est de l'essence même du gouvernement parlementaire et qu'il était depuis 1871 en plein exercice, au moment où la Constitution a été votée. On peut ajouter qu'il résulte implicitement, mais nécessairement, de la Constitution ellemême. Le Président ne pouvant accomplir aucun acte juridique de sa fonction sans qu'il soit contresigné par un ministre, et devant faire intervenir le Conseil des ministres dans certains cas, d'après la Constitution elle-même, celle-ci lui donne par là le droit de nommer les ministres, sans lesquels ces dispositions seraient inapplicables.

Enfin, on peut soutenir que le droit pour le Président de la République de nommer les ministres est compris dans la disposition de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 (art. 3, § 4), d'après laquelle « il nomme à tous les emplois civils et militaires3».

Ci-dessus, p. 407, note 1.

2 M. Loubet, président du Conseil des ministres, au Sénat, séance du 20 juin 1892 (Journal officiel du 21, Débats parlementaires, p. 628): « Le chef du pouvoir exécutif exerce ce pouvoir par l'intermédiaire de délégués responsables collectivement devant les Chambres de leur politique gênérale et individuellement de leurs propres actes: ce sont les ministres. C'est en vertu d'une délégation du Chef de l'Etat que les ministres exercent leurs diverses fonctions ; ils peuvent à leur tour en déléguer non pas la totalité, mais une partie à d'autres agents »>.

Eug. Pierre, Traité de droit politique, électoral et parlementaire, no 92 : « Ce droit de nomination et de révocation des ministres n'est pas inscrit d'une façon expresse dans les lois constitutionnelles actuellement en vigueur; mais il résulte du § 4 de l'article 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, en vertu duquel le Président de la République « nomme à tous les emplois civils et militaires >>.

Si cela est exact, il en résulte que les ministres ne sont pas de simples délégués du Président, mais des fonctionnaires publics proprement dits, des fonctionnaires de l'État. Nous indiquerons plus loin d'autres textes qui confirment cette conception.

3

Le droit formel de révoquer les ministres appartient également au Président de la République. S'ils étaient considérés comme ses simples délégués, ce droit résulterait des principes généraux sur la délégation. S'ils sont de véritables fonctionnaires publics, le droit résulte de principes déjà exposés. Mais avec le gouvernement parlementaire, si ce droit n'est pas, comme on l'a dit, « purement fictif, n'ayant jamais l'occasion de s'exercer 3», l'exercice n'en pourra être que très rare et supposera des circonstances exceptionnelles. Il ne pourra s'exercer, en effet, qu'avec le contreseing d'un ministre et avec l'appui d'un ministère pouvant trouver une majorité dans la Chambre des députés. Il faudrait supposer, par exemple, un ministre manquant gravement à ses obligations envers le chef du pouvoir exécutif, de telle manière que ses collègues mêmes ne pourraient l'approuver, ou encore un ministère, à plusieurs reprises, battu dans la Chambre des députés et s'obstinant à ne point démissionner.

Comment sera déterminée la composition du ministère, c'est-àdire combien y aura-t-il de ministres, et quelle sera entre eux la répartition des affaires, comment se fera la délimitation des départements ministériels? Ce point n'est pas réglé par la Constitution, et rationnellement il ne pouvait pas l'être. Le nombre des ministères, la détermination des départements ministériels suppose un élément purement contingent. Cette détermination peut et doit varier selon les besoins et les circonstances. Elle ne peut donc figurer dans une loi constitutionnelle, qui présente, au contraire, un caractère d'immutabilité relative. Une seule, parmi les Constitutions françaises, a statué sur ce point, celle du 5 fructidor an III:

1 Ci-dessus, p. 623.

2 Ci-dessus, p. 628.

3 Eug. Pierre, Traité de droit politique, électoral et parlementaire, no 92. * Chose notable, la seule révocation de ministres qui ait été prononcée par le Président de la République depuis que la Constitution est en vigueur, celle du 16 mai 1877. a été annoncée d'abord sous une forme quelque peu dissimulée. Le Journal officiel du 17 mai 1877 contient en effet cette note (p. 3689): « Les ministres ont offert leur démission au Président de la République, qui l'a acceptée. Ils continueront expédier les affaires de leur département jusqu'à la nomination de leurs successeurs ». Mais le message adressé aux Chambres par le Président rétablissait la réalité des faits (Journal officiel du 19 mai 1877, p. 3785): « J'ai dû me séparer du ministère que présidait M. Jules Simon et en former un nouveau ».

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