Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

peut difficilement y avoir une séance secrète en présence d'un témoin qui ne fait pas partie de la conjuration. Si le gouvernement exécutif suprême de l'Angleterre était ce que la loi le suppose être - c'est-à-dire un gouvernement par le roi en Conseil il serait conduit dans ces conditions. Au lieu d'un Cabinet informe mais tout puissant, confiné dans un coin et discutant les affaires du parti aussi bien que celles de l'État sous le voile de l'ombre amie, nous aurions le Privy Council, un corps plutôt solennel, avec son registre, ses règles, son secrétaire et ses précédents légaux1». Nous pouvons affirmer à M. Sidney Low que la réunion du cabinet français ne ressemble point du tout à ce corps solennel. M. Low d'ailleurs ne tient point compte des Conseils de cabinet distincts du Conseil des Ministres.

III.

Les rapports des ministres avec les Chambres sont constants sous le gouvernement parlementaire. D'un côté, contrôlés par le Parlement, ils sont tenus d'expliquer devant lui leurs actes et leurs intentions et de les défendre lorsqu'ils sont attaqués. D'autre part, ils sont les chefs et les directeurs naturels de la majorité. Ils doivent, par conséquent, la guider et l'éclairer, et c'est à eux que sont naturellement réservées les propositions les plus importan

tes2.

Cela suppose qu'ils ont, en qualité de ministres, libre entrée dans les deux Chambres, et qu'ils peuvent y prendre la parole toutes les fois qu'ils le croient nécessaire. C'est en effet le droit que leur assure la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, art. 6: « Les ministres ont leur entrée dans les deux Chambres et doivent être entendus quand ils le demandent ». C'est là un droit, dont Mirabeau faisait jadis ressortir l'importance et que la Constitution de 1791 n'avait admis que partiellement ; il est reconnu dans toute sa plénitude par la loi constitutionnelle. Il donne au ministre, membre de l'une des Chambres, l'entrée et la parole dans la Chambre laquelle il n'appartient pas, comme dans celle dont il fait partie. Il donne l'entrée et la parole dans les deux Chambres au ministre qui n'est membre ni de l'une, ni de l'autre. En ce qui concerne

1 Op. cit.,

p. 41.

2 J'étudierai plus loin, en passant en revue les diverses fonctions des Chambres, quels sont les procédés par lesquels elles exercent leur contrôle sur le mi

nistère.

'Ci-dessus, p. 177, 433.

d'ailleurs le droit de prendre la parole toutes les fois qu'ils le jugent convenable, le règlement des Chambres ne pourrait pas supprimer ou restreindre cette prérogative, qui est constitutionnelle. Cette organisation me paraît préférable au système qui existe en Angleterre, et d'après lequel un ministre n'a, en principe, l'entrée et la parole que dans la Chambre dont il est membre'.

On s'est demandé si le droit ainsi reconnu aux ministres appartient également aux sous-secrétaires d'État. Le texte ne parle pas d'eux, et, par suite, en raisonnant rigoureusement, on a soutenu qu'ils ne pouvaient avoir entrée et parole que dans la Chambre dont ils font partie. C'est une opinion qui a été produite au Sénat et à la Chambre des députés. Mais elle ne paraît pas exacte, et la solution contraire, qui s'est fait admettre dans la pratique', me semble mieux fondée. La solution que je repousse serait parfaitement justifiée, si le sous-secrétaire n'était, comme en Angleterre, qu'un simple délégué du ministre, car le ministre ne pourrait lui déléguer une prérogative qui n'a été attribuée qu'à lui-même par l'article 6 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875. Mais nous savons qu'il en est autrement chez nous. Le soussecrétaire d'État est nommé par le Président de la République; il tient d'un décret son titre et même ses pouvoirs. Or, nous allons le voir, le Président de la République peut donner, par un décret spécial, pour une discussion particulière, l'entrée et la parole dans les Chambres à un citoyen quelconque qu'il nomme ainsi commissaire du Gouvernement. N'a-t-il pas pu donner et donner une fois pour toutes une commission analogue, mais plus générale, au soussecrétaire par le décret qui l'a institué comme auxiliaire ou suppléant du ministre? L'utilité même de l'institution disparaît en grande partie, si l'on adopte l'opinion contraire.

Chambre des députés, séance du 25 octobre 1895 (Journal officiel du 26, Débats parlementaires, p. 2212): « M. le Président: Messieurs, aux termes, non seulement du règlement, mais encore de la Constitution, le Gouvernement a la parole toutes les fois qu'il la demande ».

2 La Constitution australienne n'a pas supprimé la règle anglaise traditionnelle, mais elle exige (sect. 64) que tout ministre soit membre du Sénat ou de la Chambre des représentants, ou le devienne dans le délai de trois mois.

3 M. Brémond, Examen doctrinal dans la Revue critique de législation, 1894, p. 322 « Récemment encore, dans la séance de la Chambre des députés du 17 mars 1894,... M. Lebon, sous-secrétaire d'État déclarait formellement que, n'étant pas sénateur, il ne pourrait pas constitutionnellement se faire entendre au Sénat. Et nous estimions qu'il avait raison, car la disposition de l'article 6 de la loi du 16 juillet 1875 est exceptionnelle et doit être restreinte aux termes de

son texte ».

Eugène Pierre, Traité de droit politiqge, électoral et parlementaire,

n° 640.

Le même article 6 contient la disposition suivante: «Ils (les ministres) peuvent se faire assister par des commissaires désignés, pour la discussion d'un projet de loi déterminé, par décret du Président de la République ». C'est là une disposition des plus sages et des plus pratiques. Son emploi est de nature à corriger, dans une large mesure, certains inconvénients qui sont presque inhérents au gouvernement parlementaire et dont on lui fait reproche non sans raison. La lutte dans les Chambres, dont le pouvoir est le prix, fait nécessairement que, dans la composition des cabinets, la notoriété politique exerce plus d'influence que l'aptitude professionnelle. Il arrive ainsi que des hommes, d'ailleurs remarquables, sont portés à tel ou tel ministère, alors qu'ils n'ont point une connaissance spéciale, scientifique ou pratique, des affaires qui en dépendent. D'autre part chaque Chambre est composée d'hommes qui, en grande majorité, sont forcément incompétents pour bien apprécier par eux-mêmes toute loi d'un caractère quelque peu technique; il faut des personnes d'une compétence spéciale et profonde pour les guider et les éclairer dans la discussion. C'est ce qu'il est possible d'obtenir par le choix des commissaires. On aura ainsi, dans un débat sur un projet de loi, le spécialiste à côté de l'homme politique. C'est rendre plus souple et plus féconde, adaptée à un gouvernement responsable, la même pensée qui, dans les Constitutions du Premier et du Second Empire, faisait représenter le gouvernement par des conseillers d'État devant le Corps législatif pour la discussion des projets de loi1.

On peut remarquer que cette désignation des commissaires du Gouvernement adjoints aux ministres devient parmi nous d'un usage de plus en plus fréquent. Il n'est pas de projet de loi de quelque importance, présenté au nom du Président de la République, qui ne soit ainsi discuté, et la plupart du temps, celui qui est désigné est le chef du service principalement intéressé. Dans la discussion du budget les principaux chefs de division des divers ministères sont le plus souvent commissaires du Gouvernement. Enfin, de semblables désignations se font même en vue de la discussion des interpellations. Ainsi l'administration supérieure, dans

D'ailleurs, rien n'empêche aujourd'hui que des conseillers d'Etat soient désignés comme commissaires du Gouvernement.

2

Voyez par exemple, Chambre des députés, séance du 25 janvier 1898 (Journal officiel du 16, p. 41). Dans ce cas, on ne conçoit guère que le commissaire du Gouvernement prenne part à la discussion; elle se concentre entre le ministre responsable et les interpellateurs; mais le commissaire est là pour fournir sur-le-champ au ministre tous les renseignements nécessaires.

son élément professionnel et permanent, le civil service, comme disent les Anglais et les Américains, vient apporter au Parlement le secours de son savoir et de son expérience, et cela sans aucun inconvénient sérieux : car le ministre, nécessairement présent, reste toujours responsable. Sans doute, on peut dire que l'autorité du ministre est quelque peu diminuée, lorsque l'un de ses subordonnés prend, en cette qualité nouvelle, la direction et la charge du débat ; mais l'omniscience ministérielle est une pure fiction, que nul n'a intérêt à maintenir.

Bien que le commissaire du Gouvernement, comme son nom l'indique, ait simplement une commission spéciale et temporaire, il reçoit ses pouvoirs, non du ministre qu'il assiste, mais du Président de la République et par un décret.

IV.

La responsabilité ministérielle est, nous le savons, la pièce essentielle de notre système de gouvernement. Nous savons aussi qu'elle peut se présenter sous trois formes distinctes, que nous allons étudier maintenant au point de vue de notre Constitution actuelle : elle peut être politique, pénale 1 ou civile.

1

La responsabilité politique, caractéristique du gouvernement parlementaire, consiste simplement dans la perte du pouvoir, dans l'obligation morale de démissionner, qui s'impose aux ministres lorsqu'ils ont perdu la majorité dans le parlement. Elle a reçu son expression, précise en apparence, dans l'article 6 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 : « Les ministres sont solidairement responsables devant les Chambres de la politique générale du gouvernement et individuellement de leurs actes personnels ». Ce texte vise nettement la responsabilité politique et seulement cellelà. En effet, la responsabilité politique est la seule qui aboutisse nécessairement devant le Parlement et ne puisse aboutir ailleurs. D'autre part, c'est la seule qui puisse être véritablement solidaire car, à proprement parler, la responsabilité pénale ne saurait être solidaire on est responsable pénalement des seuls actes auxquels on a participé, et non point de ceux qu'on a sim-plement approuvés, à plus forte raison de ceux auxquels on est complètement étranger'.

1 M. Brisson à la Chambre des députés, séance du 13 mars 1879 (Annales lėgislatives, 1879, t. III, p. 185): « Les ministres sont soumis à deux ordres de responsabilité la responsabilité politique, la responsabilité pénale. Par la mise en jeu de la responsabilité politique, ils perdent le pouvoir

[ocr errors]

2 Ci-dessus, p. 145. Il est certain qu'un acte d'un ministre isolé, s'il est de na

Malgré la précision des termes de cet article, il est souvent difficile et délicat de distinguer si la responsabilité politique doit être solidaire ou individuelle. Mais, je l'ai dit déjà', dans nos usages parlementaires, souvent la difficulté est écartée par une déclaration expresse du Président du Conseil : il annonce que le Cabinet se retirera si le vote de la Chambre intervient dans tel sens. Parfois aussi, quoique plus rarement, un ministre isolé réclame pour lui seul toute la responsabilité d'un acte propre à son département. Mais il y a dans nos mœurs parlementaires une tendance incontestable à considérer la responsabilité ministérielle comme solidaire en principe.

De quels actes les ministres sont-ils politiquement responsables? On peut dire d'abord, dans une formule simple et compréhensive, qu'ils répondent de tous leurs actes personnels, de tous ceux qu'ils ont décidés et accomplis en leur qualité de ministres, et de tous les actes du Président de la République. Quant aux actes du Président, la Constitution a même pris une précaution formaliste pour assurer qu'ils soient couverts par la responsabilité ministérielle 2. La loi constitutionnelle du 25 février 1875 décide dans son article 3, dernier alinéa : « Chacun des actes du Président de la République doit être contresigné par un ministre ». Le texte est général et n'admet ancune exception. Il s'applique à tous les actes juridiques accomplis par le Président 3. Cela comprend d'abord tous les décrets, même ceux qui supposent en apparence un pouvoir personnel et discrétionnaire comme les lettres de grâce', même ceux par lesquels il nomme de nouveaux ministres. Pour ces derniers décrets cependant, le contreseing ne peut être que de pure forme un ministre ne saurait engager sa responsabilité en contresignant le décret qui nomme son successeur. Aussi la Constitution de 1848, très logiquement, n'exigeait-elle pas alors le contreseing'. Aujourd'hui, pour obéir au texte de la loi du 25 février 1875, qui

:

ture à engager la politique générale du Gouvernement, peut entraîner l'application de la responsabilité solidaire, alors même qu'il n'aurait pas été délibéré et approuvé par le Conseil des ministres. Dans ce cas on ne pourrait songer évidemment à une responsabilité pénale des autres ministres.

1 Ci-dessus, p. 136.

2 Ci-dessus, p. 130. a Ci-dessus, p. 601. Ci-dessus, p. 651.

Art. 67: « Les actes du Président de la République, autres que ceux par lesquels il nomme et révoque les ministres, n'ont d'effet que s'ils sont contresignés par un des ministres ». Ce texte, il est vrai, s'écartait des principes du gouvernement parlementaire en ce qu'il dispensait du contreseing les actes par lesquels le Président révoquait les ministres. Ceux-là, en effet, engagent éminemment la responsabilité ministérielle celle des nouveaux ministres.

« PreviousContinue »