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tre, devant le Sénat, la question se pose elle s'est posée en fait de savoir si la proposition doit nécessairement et spontanément émaner de la Chambre, ou si elle peut aussi être faite par le Gouvernement. Dans la séance du 5 juin 1899, le Président donnait lecture d'une lettre du garde des Sceaux, dans laquelle celui-ci signalait une présomption de crime contre un ancien ministre et qui se terminait ainsi : « Le fait dont l'existence est ainsi constatée à la charge d'un ancien ministre par l'arrêt de la Cour paraît tomber sous le coup des art. 114 et suivants du Code pénal. D'autre part, l'article 12 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 dispose § 2 : « les ministres peuvent être mis en accusation pour crimes commis dans l'exercice de leurs fonctions; en ce cas, ils sont jugés par le Sénat ». Dans ces conditions, le Gouvernement a l'honneur de vous demander de saisir la Chambre à laquelle il appartient, conformément à l'article 12 susvisé, de décider s'il y a lieu à renvoi devant le Sénat1». M. Ribot monta aussitôt à la tribune pour contester cette procé dure. « Il s'agit en ce moment, dit-il, d'une prérogative de la Chambre. M. le Président annonçait tout à l'heure que la lettre de M. le garde des Sceaux allait être renvoyée aux bureaux; eh bien ! je ne crois pas qu'il y ait lieu à cette procédure, et cela par une raison bien simple, c'est qu'il n'appartient pas au Gouvernement de provoquer, de mettre en mouvement la procédure de mise en accusation d'un ministre. La Chambre, devant laquelle les ministres sont responsables, a le droit, mais elle seule a le droit, de les mettre en accusation ». Et il ajoutait : « Que pourraient faire les bureaux s'ils prennent l'initiative d'une demande de mise en accusation? C'est alors le Gouvernement qui aura mis en accusation ses prédécesseurs. Il n'en a pas le droit. Quand une proposition aura été faite, elle sera discutée, renvoyée aux bureaux, mais elle sera renvoyée comme un acte de l'initiative parlementaire, non pas comme un acte du Gouvernement ». La Chambre d'ailleurs n'a pas tranché la question. Pour l'éviter, un certain nombre de députés avaient formé, dans le même sens, une demande de mise

1 Journ. off. du 6, Docum. parl., p. 1574. — La lettre précitée du Garde des Sceaux me parait contenir une première irrégularité, qui n'a pas été relevée à la Chambre. En admettant que l'initiative en question pût appartenir au Gouvernement, ce droit politique, comme tous ceux qui lui reviennent, aurait dù être exercé par le Président de la République, dans un acte de lui contresigné par un ministre. En droit, à moins d'un texte de lois précis (ci-dessus, p. 725, note 3), le gouvernement n'a point des droits propres; il consiste simplement à diriger l'exercice, avec la responsabilité ministérielle, des droits conférés par la Constitution au Président de la République.

2 Journ. off. du 6, Docum. parl., p. 1575.

en accusation, et le débat se termina par le vote d'une proposition d'ajournement2.

Il me paraît certain que M. Ribot défendait la véritable doctrine. constitutionnelle. La mise en accusation des ministres devant le Sénat est une prérogative de la Chambre, et n'appartient qu'à elle. Elle a toujours été envisagée comme la sanction et le corollaire de la responsabilité ministérielle, que seule la Chambre met en jeu. Jadis elles se confondaient; cela est si vrai que c'est par voie d'interprétation qu'on a fait sortir la responsabilité politique des articles de la charte de 1814 qui visaient seulement la responsabilité pénale. Cette mise en accusation n'a point du tout pour but de mettre en mouvement et d'exercer l'action pénale dérivant du droit commun; elle a pour but essentiel de rendre efficace, par une mesure extrême, la responsabilité ministérielle. Ce qui le montre bien, c'est que cette accusation est soutenue devant le Sénat par des commissaires de la Chambre et non par un membre du ministère public. Cela est en quelque sorte évident, si l'on adopte l'opinion d'après laquelle l'accusation peut être intentée et la condamnation intervenir pour des faits non prévus par la loi pénale. Cela est vrai encore lorsque la poursuite vise des incriminations légales. Tout ce que pourrait faire l'autorité judiciaire dans ce dernier cas, ce serait de poursuivre devant les tribunaux ordinaires, dont nous avons montré la compétence parallèle, et, si l'ancien ministre fait encore partie du Parlement et est couvert par l'immunité parlementaire, déposer une demande en autorisation de poursuites devant la Chambre à laquelle il appartient. Mais au mois de juin 1899, dans la lettre adressée du Président de la Chambre, le garde des Sceaux avait fait tout autre chose'.

1 Ibidem, p. 1577.

2 Ibidem, p. 1579.

3 Voyez ce qui se passa en 1830, lors du procès des ministres de Charles X. Georges Bel, De la responsabilité pénale des ministres (Thèse de doctorat), p. 182: « Un orateur soutint qu'il serait absolument contraire à tous les principes du droit criminel que le procureur du roi ne fût pas représenté à l'audience. I proposait d'adjoindre un magistrat du parquet aux commissaires de la Chambre des députés. Le président Pasquier intervint. 11 montra le danger qu'il y aurait dans l'expédient proposé. Qu'arriverait-il, en effet, si le procureur du roi n'était point d'accord avec les commissaires? En fin de compte la Chambre des Pairs ratifia la résolution de la Chambre des députés ».

On peut se demander seulement si un ministre ou plusieurs ministres membres de la Chambre des députés ne pourraient point en leur nom personnel, en tant que députés, déposer une proposition de mise en accusation de cette nature. Mais par ce procédé, qui n'est point dans nos usages, ils n'agiraient pas en qualité de ministres, ni comme Gouvernement, ni au nom du Président de la République.

VII.

La responsabilité des ministres peut encore être civile, c'est-àdire pécuniaire. Elle suppose toujours un acte illicite, illégal, accompli par eux; mais deux situations bien distinctes doivent être examinées.

Dans la première, c'est un simple particulier qui a été lésé par l'acte du ministre. On se demande s'il pourra agir en dommages et intérêts. Nous savons que, d'après le droit anglais, rien n'empêche ou n'entrave de semblables poursuites '. Mais, en France, l'esprit du droit public, spécialement celui du droit de la Révolution, a été de les écarter, ou plutôt de ne leur livrer passage que lorsque la Chambre populaire avait elle-même intenté ou autorisé les poursuites, ne permettant point aux particuliers, même sous prétexte d'une lésion, de harceler les principaux organes de l'action gouvernementale. Tel est le système organisé par la loi du 27 avril-21 mai 1791 : « Aucun ministre en place ou hors de place, disait l'article 31, ne pourra, pour faits de son administration, être traduit en justice en matière criminelle qu'après un décret du Corps législa tif prononçant qu'il y a lieu à accusation. Tout ministre, contre lequel il sera intervenu un décret du Corps législatif déclarant qu'il y a lieu à accusation, pourra être poursuivi en dommages et intérêts par les citoyens qui éprouveront une lésion résultant des faits qui auront donné lieu au décret du Corps législatif ». Il semblait bien résulter de là que la loi admettait seulement l'action en dommages-intérêts des citoyens comme parallèle et accessoire à la mise en accusation. La loi du 10 vendémiaire an IV reprit ce système en le précisant, dans ses articles 13 et 14: << Tout ministre, contre lequel il sera intervenu un acte d'accusation sur une dénonciation du Directoire exécutif, peut être poursuivi en dommages et intérêts par les citoyens qui ont éprouvé une lésion résultant des faits qui ont donné lieu à l'acte d'accusation. Les poursuites sont faites devant le tribunal criminel du département où siégeait le pouvoir exécutif lors du délit ». Ici même, on le voit, les poursuites ne pouvaient être intentées que devant le tribunal criminel.

La Constitution de 1848 contient une réglementation analogue dans son article 98: « Dans tous les cas de responsabilité des ministres, l'Assemblée Nationale peut, selon les circonstances, renvoyer le ministre inculpé soit devant la Haute-Cour de justice,

1 Ci-dessus, p. 122.

soit devant les tribunaux ordinaires pour les réparations civiles ». La combinaison était plus ingénieuse et plus satisfaisante. Les questions de dommages et intérêts étaient en principe renvoyées devant les tribunaux civils, leurs juges naturels '; et, si les particuliers ne pouvaient pas directement saisir ces tribunaux, ils pouvaient tout au moins porter leur réclamation par voie de pétition devant l'Assemblée Nationale, et celle-ci pouvait, sans mettre le ministre en accusation, renvoyer l'affaire aux tribunaux civils.

Ces textes, d'ailleurs assez divers, sont-ils assez fondamentaux pour qu'on voie là un principe permanent de notre droit public? Sans doute on ne peut soutenir que les textes eux-mêmes aient survécu, en gardant leur force légale, aux régimes politiques qui les ont vus naître1. Mais on a prétendu que le principe, dont ils étaient l'expression, s'était maintenu à l'état permanent dans le droit public français. Des décisions judiciaires en ont fait l'application sous l'empire de constitutions qui étaient muettes sur ce point, spécialement un arrêt de la Cour de Paris du 2 mars 1829 sous la Charte de 1814, et des décisions du Conseil d'État du 28 janvier 1863 et du 16 décembre 1868 sous la Constitution du 14 janvier 1852. Telle est encore la doctrine que professe M. Laferrière*.

J'essaierai bientôt de poser autrement la question. Mais en admettant pour un instant la théorie qui vient d'être exposée, je crois pouvoir en tirer une conclusion qui constituera un résultat acquis et hors de controverse. Dès que l'action pénale a été intentée contre un ministre à raison de ses fonctions, l'action en dommages et intérêts, à raison des mêmes faits, redevient libre et peut prendre son cours, sauf peut-être application de la règle :

Dans le cas où un ministre était renvoyé devant la Haute-Cour, le particulier lésé aurait pu sans doute saisir celle-ci de sa demande en dommagesintérêts.

* Tout au plus pourrait-on soutenir que l'article 98 de la Constitution de 1848 qui certainement avait abrogé ou remplacé les textes antérieurs, se serait conservé, avec la valeur d'une loi ordinaire, aucune loi n'étant depuis intervenue sur le même objet. Cf. ci-dessus, p. 520. Encore cela ne serait pas exact, car la Constitution du 14 janvier 1852 (art. 13) et le sénatus-consulte du 8 septembre 1869 ⚫ (art. 2) ayant transporté au Sénat seul le droit de mettre les ministres en accusation, tous les textes antérieurs qui donnaient pouvoir à cet égard au Corps législatif ont été du coup nécessairement abrogés.

3 Laferrière, Traité de la juridiction administrative, t. 12, p. 658 et suiv. « L'ensemble des précédents législatifs répugne à l'idée qu'il puisse exister, en dehors de la responsabilité ministérielle politique et pénale qui relève des Chambres, une responsabilité d'un autre ordre qui relèverait des tribunaux judiciaires et qui permettrait de leur soumettre, à la requête de toute partie se prétendant lésée, l'exercice même de la fonction ministérielle ». Laferrière, op. cit., t. I, p. 662.

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Le criminel tient le civil en état. Cela est incontestable lorsque le ministre a été mis en accusation devant le Sénat par la Chambre des députés l'action en dommages-intérêts peut dès lors être portée devant les tribunaux civils; car une juridiction toute politique et exceptionnelle ne saurait connaître des intérêts privés. Mais, bien que le pouvoir parlementaire ne soit pas intervenu, il faut dire la même chose lorsque l'action publique contre le ministre a pu être portée et a été portée devant le tribunal correctionnel ou devant la cour d'assises pourquoi l'action civile ne suivrait-elle pas alors les règles ordinaires, pouvant être portée par la partie lésée ou devant la juridiction répressive accessoirement à l'action publique ou isolément devant la juridiction civile ? Les lois de 1791 et de l'an IV, il est vrai, ne donnaient pas exactement cette solution; mais il paraît bien résulter de leur ensemble qu'elles n'admettaient pas, pour les crimes et délits des ministres, un autre mode de poursuite que la mise en accusation par le Corps législatif, et tel était peut-être aussi le système de la Constitution de 1848. Mais, d'après nos lois constitutionnelles, il en est autrement, et la poursuite du ministère public doit ouvrir le champ libre à l'action civile, aussi bien que la mise en accusation décrétée par la Chambre des députés.

Reste l'hypothèse où il n'y a eu ni mise en accusation par la Chambre ni poursuite par le ministère public. Le particulier qui se prétend lésé pourra-t-il actionner le ministre, soit devant le tribunal civil, soit devant le tribunal correctionnel en invoquant l'article 182 du Code d'instruction criminelle? L'affirmative me paraît certaine en principe, et je suis heureux de me rencontrer ici avec mon cher et savant collègue, M. Ducrocq'. Il ne faut point, en effet, considérer l'action du particulier poursuivant comme un acte politique, qui ferait échec ou concurrence à la Chambre des députés, seule investie du droit de mettre en jeu la responsabilité ministérielle. Il faut la considérer au point de vue du droit privé, du droit individuel. L'article 1382 du Code civil consacre, en termes formels, un grand principe de justice : « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». C'est là un droit ferme. Le texte est général et ne distingue point si le fait illicite et dommageable est le fait d'un fonctionnaire ou celui d'un particulier. Le droit à la réparation est un droit individuel, une sorte de propriété dont la personne lésée ne saurait être dépouillée, et l'action

↑ Cours de droit administratif, 6° édit., t. I, no 593.

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