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men du budget; qui aiment mieux confier la plupart des fonctions sociales à des agents de l'État qu'aux forces de l'industrie privée; mais si on menace ces mêmes hommes, d'exercer un contrôle sur leurs dépenses, sur la gestion de leur fortune; de régler, en leur lieu et place, l'éducation et la carrière de leurs enfants; de leur imposer d'autorité certaines prières, et certaines formules de culte public ou privé, aussitôt vous les voyez s'indigner, réclamer leurs priviléges d'hommes libres, parler de tutelle outrageante et intolérable, revendiquer en un mot la liberté comme un droit inaliénable et sacré.

Or, c'est en cela qu'ils manquent de logique. Beaucoup de liberté dans la maison, et pas du tout de liberté sur la place publique, c'est à coup sûr une trèsmauvaise organisation sociale. Elle n'est pas juste, évidemment; elle n'est avantageuse pour personne; elle est pleine de troubles et de tempêtes. Comment serait-il juste que je fusse accoutumé à penser et à vouloir, pour me trouver forcé de subir pieds et poings liés une domination que mon bon sens et ma conscience repoussent? C'est le supplice de Prométhée. Les gouvernements paternels sont bien plus raisonnables; car, ne voulant avoir que des sujets, ils n'élèvent pas les hommes en citoyens.

Dans les anciennes familles, quand on élevait l'aîné pour la guerre et le cadet pour le cloître, on ne leur donnait pas la même éducation. On accoutumait l'aîné aux plaisirs bruyants, au spectacle du monde,

aux exercices qui donnent l'audace et la force; on tenait son frère à l'écart, par humanité; on le pliait à l'obéissance, à la subordination; si sa nature était vigoureuse et demandait une grande expansion, on s'efforçait de la dompter, de la restreindre; on diminuait l'homme dans son corps et dans son âme pour l'accommoder à la vocation qu'on lui imposait. Si on avait agi autrement, si pendant vingt ans on avait in– spiré le goût de la liberté, le goût de l'activité et des aventures à cet enfant qu'attendaient l'ombre et le silence du cloître, quel père eût voulu commander le sacrifice, et quel abbé eût accepté le gouvernement de la victime?

Demandez à un roi absolu, lequel aime-t-il mieux pour sujet, d'un homme indolent, inactif, accoutumé à se laisser faire, croyant ce qu'on lui dit de croire, abandonnant à autrui la garde et l'accroissement de sa fortune, ne sortant de sa maison que pour ses plaisirs, bornant son ambition à obtenir une place, une décoration, une distinction; ou d'un esprit éclairé, d'un cœur vaillant, ne se reposant sur personne du soin de conduire ses affaires et sa famille, étudiant par lui-même les conditions de la vie, suivant sa voie en connaissance de cause, sans demander et sans accepter de secours, et préférant à un repos ignoble, les hasards, les fatigues et jusqu'aux périls de la lutte? Et demandez aussi au sujet, condamné à subir une loi qu'il n'a pas faite, une administration dont il ne connaît pas les secrets, une taxe

dont il ne contrôle ni la répartition, ni la destination, une église imposée officiellement, une histoire, vraie ou fausse, écrite dans les lois et dans les journaux par ceux qui ont intérêt à le tromper, une justice mystérieuse, sans publicité, sans appel, sans libre défense, sans égalité; demandez-lui ce qui rend sa souffrance plus dure. C'est, n'en doutez pas, tout ce qu'il y a en lui de force morale; c'est la fermeté de son jugement, la perspicacité de son esprit; c'est le vif sentiment d'une activité qu'on étouffe. C'est précisément tout ce qui devrait le grandir, qui, dans l'abaissement où on le tient, fait son malaise et sa honte.

Il ne faut pas dire : « Je donnerai un dérivatif à l'activité humaine; je la verserai dans le commerce, dans la fabrique, afin de régner paisiblement sur le reste. >> Retenez donc ce commerçant ou ce fabricant dans la routine; car le jour où il aura de plus grandes visées, le jour où il voudra améliorer ou créer, ce jour-là il rencontrera vos lois restrictives, votre administration tracassière. Il sera forcé de vous montrer que vous frappez par vos impôts son industrie dans sa source; que vous monopolisez sans profit les forces naturelles qu'il utiliserait pour vous en les rendant productives pour lui-même; que vous intervenez tout exprès dans ses transactions pour les rendre stériles; que votre force gouvernementale étant employée uniquement à restreindre, à diminuer la force de l'humanité, un excédant de force, de produc

tion et de bonheur, est détruit, anéanti par votre législation. Il n'y a pas, pour un esprit éclairé, une seule question de commerce ou d'industrie qui ne soit indissolublement liée à la politique. Tout se tient dans la société humaine; toutes les libertés se tiennent. Je ne puis pas être libre entre ces quatre murailles. A chaque instant, je viendrai me heurter contre la loi, à moins que la loi ne soit faite pour m'aider et non pour me nuire. Il faut donc être tout à fait sujet, ou tout à fait citoyen. Il faut fonder la société sur l'obéissance passive, ou sur la liberté.

Autrefois, il n'y a pas du reste bien longtemps, la société avait un parti pris. Elle posait en principe la religion d'État; elle donnait, pour fondement à l'autorité politique, le droit divin; le roi, dans cette société, décidait souverainement de la paix ou de la guerre; les travaux publics n'étaient entrepris, dirigés, exploités que par lui; il fixait l'impôt par ordonnance; il donnait, et même le plus souvent, il vendait tous les emplois; la justice s'exerçait en son nom, et il y intervenait directement, par les attributions de juges, par les créations de juridictions, par les détentions arbitraires, par l'évocation des causes, par la cassation des jugements, par le droit de faire grâce; les productions de l'esprit étaient soumises à la censure; le travail manuel lui-même n'était pas de droit commun; il était érigé en privilége, et le souverain vendait à ses sujets le droit de gagner leur vie en travaillant. Enfin, cette société était divisée en castes,

pour que le privilége eût des formes et des applications nombreuses, et ne parût pas monstrueux en restant solitaire; et ces castes, par la dégradation et l'anoblissement, étaient dans la main du monarque. La propriété elle-même n'allait pas de soi, naturellement, par le résultat du travail ou la transmission héréditaire; le droit féodal y introduisait des conditions, des interdictions, des bizarreries. Ces bizarreries étaient nécessaires, dans cet ordre social, et non accidentelles; elles servaient à bien montrer que le droit de posséder dérivait d'une cause mystique, comme la conquête, ou l'institution féodale, ou la donation royale, et non pas du droit naturel, de la loi divine et humaine, que les hommes peuvent formuler, mais qu'ils ne créent pas, et dont l'allure est simple, droite, toujours intelligible, toujours explicable. Voilà quelle était l'ancienne société.

Quand cet échafaudage s'écroula par la substitution du droit naturel au droit institué, au droit coutumier, la propriété, le travail, le capital furent émancipés; les castes ne parurent qu'une invention grotesque, le pouvoir central ne fut plus qu'une magistrature, tirant sa légitimité de son utilité seule, et du libre consentement des mandataires. La transformation fut d'autant plus radicale que l'ancienne société était morte longtemps avant de tomber. Elle était restée debout comme ces hommes puissants que leur seule masse soutient, et fait paraître encore vigoureux et redoutables quand ils ne sont déjà plus

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