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aussi dans je ne sais quelle limite arbitraire la loi naturelle; de dire aux hommes: la loi naturelle sera valable depuis ici jusque-là. Pascal se moquait de nos pauvres lois humaines qui varient des deux côtés des Pyrénées; mais voici bien une autre affaire; c'est dans le même pays, pour les mêmes hommes que la loi va changer de caractère et de nature. Et quelle loi? la loi de Dieu, non pas la loi humaine. Chacun gouvernera ses actions suivant les préceptes de deux morales différentes et contradictoires entre elles l'une étroite et sévère pour la vie privée, l'autre accommodante, relâchée pour la vie publique. Ce qu'il serait honteux et coupable de faire dans le cercle de la famille et des relations ordinaires, il sera innocent, et même, selon les cas, il pourra être glorieux de le faire comme citoyen. Ainsi, par ces lâches et dégradantes théories, la loi morale est traitée comme la liberté : on la conserve dans la maison, et on la chasse du forum.

4. La législation de 1789 est fondée sur la loi
naturelle.

Les ennemis de la Révolution et de la société moderne lui reprochent d'être condamnée à cette immoralité, à cet athéisme de la loi. En dehors de la religion d'État et de la monarchie du droit divin consacrée par une longue suite de siècles, il n'y suivant eux que des gouvernements de fait. Nous os

nous avons,

cillons entre la tyrannie et l'anarchie, parce que de nos mains, chassé le droit de la politique, et par conséquent la liberté. Raisonner ainsi, c'est se tromper à la fois sur le caractère de la Révolution française et sur celui des sociétés humaines. C'est méconnaître la puissance de la raison, qui, par sa propre force, pose et consacre tous les principes de la loi naturelle. Il s'en faut tellement que la loi soit athée, qu'au contraire, elle est pleine de Dieu. Rousseau l'appelle un contrat social; mais ce n'est pas un simple pacte entre les hommes; c'est, d'abord et avant tout, un pacte entre Dieu et l'humanité. «< Universus hic mundus, una civitas communis deorum atque hominum existimanda'. »

A peine l'Assemblée constituante eut-elle conquis l'union des trois ordres, qu'elle parla d'écrire une Déclaration des droits de l'homme. Rien de plus logique l'union des trois ordres, c'est la liberté; la déclaration des droits, c'est le dogme de la loi naturelle. D'où vint l'opposition? Du roi, de la cour, du haut clergé. A coup sûr le roi, l'évêque d'Auxerre, l'évêque de Langres, Malouet, n'étaient pas des athées en politique; mais, attachés à la religion d'État, ils ne voulaient pas laisser promulguer le droit naturel. L'Assemblée, suivant eux, avait un dogme, le dogme révélé; elle devait donc entrer immédiatement dans les faits, dans la pratique. L'immense majorité pensa

1. Cicéron, De legib. I, vii. Trad. de M. J.V. Le Clerc, t. XXVII, p. 48.

à

autrement, parce qu'étant fermement résolue à fonder la liberté, elle comprenait, sans se l'avouer encore, qu'il n'y avait plus de religion d'État. On n'était pas divisé sur la nécessité d'un dogme; mais seulement sur l'origine et le caractère de ce dogme. Ce fut la philosophie qui l'emporta. La Déclaration des droits de l'homme apprit au monde entier que la révolution française était faite pour lui. Cette déclaration est si réellement, si essentiellement une œuvre philosophique, qu'elle n'a pas de date nécessaire. Elle aurait pu être promulguée à Athènes, Philadelphie, quatre siècles plus tôt ou quatre siècles plus tard. Personne en Europe ne s'y trompa. La chute de la Bastille fut saluée avec enthousiasme jusqu'à Saint-Pétersbourg'. On répéta partout ces paroles de La Fayette donnant la cocarde tricolore à Louis XVI: « Elle fera le tour du monde; » et cette adresse de l'Assemblée nationale : « Nous porterons chez les princes allemands, non le fer et le feu, mais la liberté. » Dans ces actes, dans ces paroles, dans cette Déclaration des droits, éclate le sentiment de la

1. a Quoique la Bastille ne fùt assurément menaçante pour personne à Saint-Pétersbourg, je ne saurais exprimer l'enthousiasme qu'excitèrent parmi les négociants, les marchands, les bourgeois et quelques jeunes gens d'une classe plus élevée, la chute de cette prison d'État et le premier triomphe d'une liberté orageuse. Français, Russes, Anglais, Danois, Allemands, Hollandais, tous, dans les rues, se félicitaient, s'embrassaient comme si on les eût délivrés d'une chaîne trop lourde qui pesait sur eux. » (Mémoires de M. de Ségur, ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg en 1789.)

fraternité des peuples, et de l'universalité de la révolution'.

Ses ennemis ne manquèrent pas de lui en faire un reproche. Ils l'accusèrent de n'être qu'une abstraction. C'est l'éternel grief invoqué contre la philosophie. Il lui revient de tous les côtés; et par une contradiction étrange, les catholiques, accoutumés cependant à vivre dans le monde spirituel, empruntent quelquefois ce médiocre argument aux docteurs du matérialisme. « Votre Constitution n'est pas faite pour la France, disait Joseph de Maistre, elle est faite pour l'homme. Or, il n'y a point d'homme dans le monde'. »

1. J'emprunte à M. Wolowski (Principes d'économie politique de Guillaume Roscher, traduits et annotés par M. Wolowski) la note suivante sur la date des lois modernes d'abolition de la servitude. Presque partout, c'est la Révolution française qui a prononcé. « Lois modernes d'abolition: Prusse, 1708, 1807, 1819 (Lusace); Autriche, 1781 (Bohême et Moravie), 1782 (les autres pays allemands); 1790 (Hongrie); Bavière, 1808; royaume de Westphalie, 1808; Hesse-Darmstadt, 1811; Wurtemberg, 1817; Bade, 1783, 1820 (les pays nouvellement acquis); Mecklembourg, 1820; royaume de Saxe, 1832; Hanovre, 1833; Danemark, depuis 1761; Livonie, 1804; Pomeranie suédoise, 1806; Pologne, 1807. La Russie est le seul peuple chrétien qui ait encore actuellement des serfs en Europe; en 1834, on en comptait plus de 22 millions, c'est-à-dire plus de 40 pour 100 de la population totale. » (Tome I, p. 165.) Cette note de M. Wolowski était écrite avant le mouvement d'émancipation qui a commencé en Russie en 1857.

2. Joseph de Maistre s'exprime ainsi dans une Critique de la Constitution de l'an 111: « La Constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l'homme. Or, il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc.; je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut étre Persan; mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie; s'il existe, c'est bien à mon insu.

‹ Y a-t-il une seule contrée de l'univers où l'on ne puisse trouver

Assurément, quoique l'Assemblée constituante pût montrer des esprits rompus aux affaires, et d'autres qui, comme Mirabeau, suppléaient aux connaissances pratiques à force de bon sens, la grande majorité manquait également de science et d'expérience. Ses généreux désirs de rénovation sociale étaient mêlés des plus étranges illusions. Sa hardiesse, son enthousiasme tinrent souvent à son ignorance; beaucoup de ses fautes vinrent de la même source. Pendant la période révolutionnaire, bien des choses furent rejetées, non parce qu'elles étaient mauvaises, mais parce qu'elles étaient anciennes'. Ces législa-` teurs arrivés brusquement au pouvoir, et plus accoutumés pour la plupart à la spéculation qu'au maniement des grandes affaires, ne surent pas toujours

un conseil des Cinq-Cents, un conseil des Anciens et cinq Directeurs? Cette Constitution peut être présentée à toutes les associations humaines depuis la Chine jusqu'à Genève. Mais une Constitution qui est faite pour toutes les nations n'est faite pour aucune; c'est une pure abstraction, une œuvre scolastique, faite pour exercer l'esprit d'après une hypothèse idéale, et qu'il faut adresser à l'homme, dans les espaces imaginaires où il habite.

« Qu'est-ce qu'une Constitution? N'est-ce pas la solution du problème suivant :

« Étant données la population, les mœurs, la religion, la situation géographique, les relations politiques, les richesses, les bonnes et les mauvaises qualités d'une certaine nation, trouver les lois qui lui conviennent?

« Or, ce problème n'est pas seulement abordé dans la Constitution de 1795 qui n'a songé qu'à l'homme. »

1. Robespierre disait (Rapport du 28 floréal an II, 17 mai 1794, sur le culte de l'Être suprême) : « Qu'y a-t-il de commun entre ce qui est et ce qui fut?... Le genre humain est dans un état violent, qui ne peut être durable. »

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