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cles, à une foi aveugle, à une autorité qui a perdu son prestige, Le christianisme règne toujours dans le temple vide ou peuplé de faux croyants; mais il n'a plus la parole dans la science, et il n'a plus guère d'empire sur la société des âmes et des intelligences. Il peut traîner longtemps encore un reste d'existence. L'histoire nous apprend combien le paganisme a eu de peine à disparaître de la scène du monde. Il était frappé au cœur, mort depuis plus de six siècles, qu'il végétait encore dans les traditions et les mœurs populaires où il s'était retranché. Mais, sauf quelques âmes faibles ou fatiguées, l'esprit moderne va chercher à la source de la science et de la philosophie la lumière et l'inspiration. Je ne parle pas de la foule, qui se laisse conduire au temple par l'habitude ou l'imitation (1). »

Tant de siècles n'ont tant souffert que pour un rêve, n'ont tant combattu que pour un fantôme !!!

Ai-je, de ce côté, assez épaissi les ombres? Ai-je accumulé assez de nuages sur les divines auréoles? Le siècle, découronné des clartés qui illuminaient sa voie, est-il descendu assez avant dans cette nuit funèbre où l'on n'aperçoit plus que de sinistres météores, allumés au-dessus des abîmes pour en éclairer la profondeur?.. Non; il restait encore à l'homme, après cette ruine, un dernier rayon des cieux, j'ai entrepris de l'éteindre.. Le christianisme a disparu, broyé par les systèmes, mais un vague déisme règne toujours; l'humanité, dans ce vaste naufrage des croyances, pouvait essayer

(1) La Métaphysique et la Science, par E. Vacherot, ancien directeur des études à l'École normale, t. I, p. 133, Paris, Chamerot, 1858.

de se rattacher à ce suprême débris ; je le lui ai enlevé, Par une suite de spéculations, de transformations dialectiques et de théories habilement combinées, je suis parvenu d'abord à dénaturer dans l'esprit humain la véritable notion de Dieu; puis, comme l'abîme appelle l'abîme, une conséquence finale, inévitable, a précipité Dieu, comme toute vérité, dans les sombres profondeurs d'un scepticisme universel.

Vous applaudirez à l'artifice du procédé que j'ai suivi.

Il est un pays où les sophismes se développent dans l'esprit de ses habitants comme les champignons et les mousses dans les humides forêts aux jours brumeux de l'automne. Là, en moins d'une heure, le premier veņu, armé de formules métaphysiques tombées dans le domaine commun, peut convertir le fait le plus simple, la mouche qui vole, le chien qui jappe, l'enfant qui pleure, en un système d'abstractions vides dans lequel le phénomène et l'auteur lui-même s'évanouissent à la fois. C'est ce qu'on appelle transcendantalisme, J'ai donc été frapper à la porte des sages de cette contrée. Le premier qui m'ouvre est un grave philosophe (1); je vais m'asseoir à son chevet et je lui dis ;

Maître, vous avez sans doute remarqué, comme moi, la variété des systèmes que présente la science que vous cultivez, l'incertitude et la contradiction qui règnent entre tous ces systèmes, les vicissitudes et l'instabilité d'une science qui prétend donner aux autres leurs bases et leur direction. D'où vient cela? En

(1) KANT.

voici, je crois, la raison. Jusqu'ici les philosophes se sont attachés à l'objet de la connaissance et ont poursuivi la solution des plus hautes questions, telles que celles de l'existence de Dieu, de la spiritualité de l'âme, de la vie future, sans s'occuper du sujet même qui donne naissance à tous ces problèmes, c'est-à-dire de l'esprit humain, de la faculté de connaître ou de la raison. Ils ont négligé de constater ses lois, les conditions qui lui sont imposées par sa nature, les limites qu'elle ne peut franchir, les questions qu'elle doit s'interdire, afin de s'épargner de stériles recherches. Voilà ce qui perpétue sans fruit les débats et les disputes. Ce serait donc rendre le plus important service à la philosophie que de la ramener à ce point de départ, d'abandonner l'objet de la connaissance pour s'attacher à la connaissance elle-même, d'analyser sévèrement les formes de celle-ci et ses conditions, de déterminer sa portée et ses véritables limites. Cette belle tâche est digne de votre rare talent pour les études philosophiques. Vous auriez donc soin d'écarter, ainsi que je viens de le dire, tout ce qui n'est pas la connaissance, tout élément étranger. Par là vous parviendrez à fonder une science indépendante de toutes les autres sciences, une science qui ne reposera que sur elle-même, et dont la certitude égalera celle des mathématiques, puisqu'elle ne renfermera que les notions pures de l'entendement. Vous bannirez ainsi de la philosophie le scepticisme et vous remplacerez de vaines opinions, érigées jusqu'ici en dogmes, par des principes que toutes les attaques du sophisme seront impuissantes à ébranler.

Et voilà le philosophe qui se met à l'œuvre. Il ana

lyse d'abord les éléments de la connaissance humaine qu'il réduit à deux sources, la sensibilité et l'intelligence; puis il décompose l'intelligence en deux facultés distinctes l'entendement et la raison; enfin il étudie la faculté de connaître comme moyen de juger et de raisonner. Après l'analyse vient la critique. Après avoir énuméré et classé les idées et les principes de la raison, il se demande quelle est leur valeur objective. Ces idées ont-elles, hors de l'esprit humain, un objet réel, une réalité extérieure, qui leur corresponde, ou bien ne sont-elles que les lois de l'intelligence, lois que celle-ci transporte nécessairement dans les objets et qu'elle leur impose, règles qui gouvernent les jugements et les raisonnements humains, mais qui n'existent que dans l'esprit et sont purement subjectives? C'est dans ce dernier sens que notre auteur résout le problème et rouvre ainsi une large issue à un scepticisme plus profond et plus redoutable que celui contre lequel il avait dirigé tous ses efforts.

En effet, selon lui, les objets de toutes les conceptions, l'espace, le temps, la cause éternelle et absolue, Dieu, l'âme humaine, la substance matérielle même, ne sont que de simples formes de la raison et n'ont pas de réalité hors de l'esprit qui les conçoit; la notion de l'être ne correspond pas à un être réel, infini, nécessaire, les idées absolues ne sont que de mensongères fictions, les croyances qui s'y rattachent sont nécessaires sans être vraies, et toute la connaissance qui s'appuie sur elle demeure illusoire et vaine. L'irrésistibilité ne fait plus la certitude, il n'y a plus de vérité pour l'homme, car il ne voit plus les objets tels qu'ils

sont, il les imagine, sans pouvoir être sûr de leur réalité. Ainsi s'écroule la base si laborieusement cherchée à l'édifice des sciences humaines. La théorie transcendantale aboutit au doute sur les objets qu'il importe le plus à l'homme de connaître, Dieu, l'âme humaine, la liberté. Notre philosophe avait entrepris une réforme de la raison pour s'opposer au progrès du scepticisme et le bannir pour jamais de la science; il se trouve qu'il lui a construit comme une forteresse inexpugnable dans la science même 2+.

En possession de cette théorie, j'aborde à quelque temps de là un autre philosophe, lequel avait la réputation d'un métaphysicien profond et d'un inflexible logicien (1).

Voici, lui dis-je, un système philosophique dans lequel on affirme que la pensée ne garantit que la pensée. Ne pourriez-vous pas faire avancer cette théorie en la dégageant de toutes les réserves et de toutes les contradictions que le sens commun y a mêlées? La pensée, dit-on, ne garantit que la pensée. Eh bien! renfermez-vous dans la pensée et faites-en naître le principe unique, absolu, dont la science a besoin.

Le philosophe tudesque rêve trois jours, et il arrive triomphant avec la théorie suivante, édifice gigantesque qui repose sur la pointe aiguë que vous allez voir.

Le principe que cherche la science, s'écrie-t-il, ne peut être autre que le moi, qui se pose en concevant l'idée de lui-même et se crée par l'acte même de cette conception. A la fois sujet et objet, en se développant, il

(1) FICHTE.

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