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Mon général, Mesdames, Messieurs.

Voici ce coin de forêt qui n'était guère connu, il y a un peu plus d'un an, que des habitants de la région et dont le nom n'est ignoré aujourd'hui d'aucun Français. La Chipotte ! Ce mot évoque le souvenir d'une lutte terrible, de combats héroïques à la suite desquels l'ennemi dut reculer; c'est ce souvenir que votre monument a voulu perpétuer; c'est pour glorifier à travers les âges ceux qui sont tombés ici que vous l'avez édifié. Le passant qui verra cette colonne de granit saura qu'il est arrivé au cœur du champ de bataille; il n'aura qu'à pénétrer sous bois, à droite, à gauche, de tous côtés pour suivre les péripéties de la lutte. Aux tombes qu'il rencontrera à chaque pas et aussi loin qu'il pourra s'avancer à travers bois, il reconnaîtra le théâtre sanglant des engagements corps à corps; il saisira sur le fait l'héroïsme des nôtres, tombés glorieusement pêle-mêle au milieu des Allemands, qui surgissaient innombrables et pour ainsi dire derrière chaque arbre; il pourra lire sur les croix les noms de nos héros. Mais avec le temps la nature reprendra ses droits, le sol se nivellera, la végétation reparaîtra, les croix tomberont en poussière et toute trace de la bataille aura disparu. Aussi, voyez ce jeune soldat français qui rejoint son régiment; cinquante ans et plus se sont écoulés ; le jeune homme suit la route d'un air indifférent, il traverse ces lieux dignes pourtant de mémoire sans songer à ceux qui y reposent; il n'a qu'un souci en tête le regret de quitter les siens! Brusquement il aperçoit le mausolée; il s'arrête et s'en approche. Le souvenir lui revient, son imagination s'exalte, il tressaille. Il a entendu sous l'ombre des grands arbres un bruit léger et il aperçoit surgissant de terre un soldat français avec l'antique pantalon rouge, l'antique képi rouge, puis il en voit deux, puis dix, puis des milliers qui viennent se grouper silencieusement autour du monument, les chefs au milieu. L'un deux s'adresse au jeune homme et lui dit : « Je t'ai entendu gémir! Peut-être plains-tu notre sort ? Mais ne comprends-tu pas quelle satisfaction intense nous avons éprouvée quand, derrière ces arbres, nous avons vu hésiter,puis fléchir, et enfin reculer cet ennemi qui arrivait orgueilleux et triomphant, prêt à tous les crimes ? La France nous regardait et nous sentions qu'elle était satisfaite. Quelle palme plus belle peut cueillir un soldat? Est-ce trop de la payer de sa vie ? » Le jeune homme se recueille un instant, puis se redressant, il dit : « Anciens, je comprends et je vous admire ! Votre exemple, je le suivrai et moi aussi je saurai sacrifier ma vie, si la patrie est en danger! » La physionomie de l'ancien s'illumina et il reprit : « Voilà bien mes soldats de la Chipotte! Tu n'as pas dégénéré ! Vive le petit soldat français ! Vive la France ! >>

La vision disparut et le petit soldat reprit sa route allègrement; il n'avait plus qu'une idée : celle de rejoindre au plutôt son régiment pour apprendre à défendre la France.

Cette impression, cet enthousiasme, que nous ressentons tous aujourd'hui parce que nous sommes témoins des événements, peuvent s'atténuer avec le temps dans l'esprit de nos descendants, mais votre monument les perpétuera à travers les âges, à travers les générations. Votre œuvre est donc belle ! Votre œuvre est bonne et salutaire et nous pouvons dire : « Merci ! à tous ceux qui ont participé à l'édification du mausolée de la Chipotte. »>

X.

LA FORET EN ANGLETERRE ET EN FRANCE

CHARLES PETIT-DUTAILLIS. Studies and Notes supplementary to Stubbs' Constitutional History. II. 1 vol. in-8, 146 p. Manchester, at the University Press; London, Longmans, 1915. Les Origines franco-normandes de la forêt anglaise. 1 vol. in-8, 18 p. Paris, 1913. (Extrait des Mélanges d'histoire offert à M. Charles Bémont, pp. 59 à 76). La Signification du mot « forêt » à l'époque franque. Examen critique d'une théorie allemande sur la transition de la propriété collective à la propriété privée, dans Bibliothèque de l'École des Chartes, t. LXXVI (1915), pp. 97-152.

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Le volume dont nous avons transcrit le titre en tête de cet article est la traduction en anglais, par M. W. T. Waugh, de deux études que M. Charles Petit-Dutaillis a jointes à l'édition française qu'il a donnée de l'Histoire constitutionnelle de l'Angleterre de William Stubbs . La première étude traite de la Forêt en Angleterre, la seconde, du soulèvement de la population rurale en 1381. Nous ne nous occuperons ici que de la première de ces études, en tenant compte de deux autres mémoires de M. Petit-Dutaillis, l'un sur le sens du mot forêt à l'époque franque, l'autre sur les origines franco-normandes de la forêt anglaise. C'est à ce dernier point, si bien mis en lumière, et pour la première fois avec netteté et précision, par M. Petit-Dutaillis, que nous nous attacherons.

En 1690, Furetière, dans son Dictionnaire de la langue françoise, définit la forêt une « grande étendue de terre couverte de bois ». Tous les dictionnaires ont répété cette définition, jusqu'au dernier, celui de MM. Hatzfeld, A. Darmesteter et Antoine Thomas, où nous la trouvons à peine modifiée. La véritable notion de la forêt était perdue dès le XVIe siècle. On s'en tenait aux caractères extérieurs : l'étendue et le

1. L'article qu'on va lire a été publié par le Journal des savants (no1 de juin-juilletaoût 1915). Librairie Hachette et Cie Il nous paraît avoir sa place toute marquée dans un recueil forestier et nous remercions le savant auteur, M. Prou,de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, ainsi que l'éditeur, de nous avoir très gracieusement autorisés à le reproduire. N. D. L. R.

2. Paris, 1907-1913, a vol. in-8°.

genre de culture. On négligeait l'élément essentiel. Car, au moyen âge, ce qui, entre les terrains boisés, distingue la forêt, c'est qu'elle est frappée de ban. Une notion plus exacte s'est toutefois conservée inconsciemment dans la toponomastique. La revue des appellations des territoires boisés de la France nous montrerait en effet que le langage populaire qualifie traditionnellement forêts ceux-là seulement où la chasse était réservée au roi ou à des 'seigneurs justiciers.

Le mot forêt, quand il apparaît en France sous la forme latine forestis, désigne un bois ou des eaux dans lesquels le roi a seul le droit de chasser ou de pêcher.

L'origine du mot forestis est incertaine. L'opinion la plus généralement reçue le rattache à l'adverbe latin foris1. On s'étonne tout d'abord qu'on ait pu désigner par un mot indiquant une exclusion un territoire enfermé dans des limites, même fictives, et mis sous une protection particulière. A la réflexion, l'esprit hésite encore plus à admettre cette étymologie. On rapproche, sans doute, forestis de forisfactum. Le forfait était l'acte commis hors du droit, contre le droit. Pareillement, la forêt serait le bois ou la rivière mis hors de la loi commune ou hors de l'usage commun. Quelle était donc la condition des bois en Gaule à l'époque mérovingienne?

Au vne siècle, quand apparaît le mot forestis, les bois étaient tous entrés dans la propriété privée. Sans doute, nombre de chartes de donation ou de vente mentionnent des silva communes à côté de silvæ propriæ ou dominicæ. On n'en conclura pas à l'existence de bois appartenant aux communautés puisque le fait même que ces silva communes sont l'objet d'une aliénation de la part d'un particulier prouve qu'elles appartenaient à celui qui en disposait. Le propriétaire de la villa dans laquelle ces bois sont compris en possédait le tréfonds; l'usage seul était commun; Fustel de Coulanges l'a bien établi 2. Le morcellement d'un bois, à moins qu'il ne fût très grand et les habitants peu nombreux, l'eût rendu impropre au pacage, à la glandée, à la chasse. Aussi, lorsqu'on allotissait un terrain, divisait-on la terre de culture entre les habitants, les mansuarii, tandis qu'on laissait la jouissance des bois indivise entre tous. Le propriétaire pouvait se réserver une portion de bois pour ses usages, c'était la silva propria, silva dominica, affectée au mansus indominicatus.

Si la forestis est tout bois sur lequel le propriétaire garde un droit

J.

2.

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Diez, Etymologisches Wörterbuch, 5e édit., p. 144, v° Foresta.

Fustel de Coulanges, Histoire des institutions politiques de l'ancienne France. L'alleu et le domaine rural, pp. 424 et suiv.

privatif, on doit se demander pourquoi, au ixe siècle, toutes les silvæ propriæ ne sont pas qualifiées forestis. Evidemment, la forêt est une réserve particulière et non pas une réservé pour des usages quelconques. Il semble bien, en effet, que le mot forestis désigne une réserve de chasse ou une réserve de pêche, et au profit du roi. Le bois dans lequel le roi aura seul le droit de chasse et la rivière dans laquelle il aura seul le droit de pêche peuvent-ils être dits hors de la loi commune ?

Les Institutes de Justinien 1 nous font connaître les principes de la législation romaine en matière de chasse et de pêche. On y lit que « les bêtes sauvages, les oiseaux et les poissons, c'est-à-dire tous les animaux naissant sur la terre, dans la mer ou dans le ciel, appartiennent, d'après le droit des gens, à celui qui les a pris dès qu'il s'en est emparé ; il est naturellement raisonnable que ce qui n'appartient à personne soit attribué au premier occupant. Il n'y a pas lieu de considérer si les animaux sauvages ou les oiseaux ont été pris par quelqu'un sur son propre fonds ou sur le fonds d'autrui. Cependant celui qui entre sur le fonds d'autrui pour chasser ou prendre des oiseaux peut en être empêché par le propriétaire si ce dernier a fait le nécessaire. >>

Ainsi, théoriquement, tout homme devient maître de l'animal sauvage qu'il a pris en quelque endroit que ce soit ; en fait, le droit de chasse est limité par le droit du propriétaire sur son fonds: ce dernier pouvait, non pas revendiquer le gibier, mais demander à celui qui avait pénétré chez lui, pour le prendre, des dommages et intérêts soit par l'action d'injures, soit par l'action de la loi Aquilia, suivant les cas 2. En outre, on peut acquérir le droit de chasse sur le fonds d'aupar suite d'une convention avec le propriétaire.

trui

Nous sommes mal renseignés sur les conditions de chasse chez les Barbares établis en Gaule. Car la loi Salique et la loi des Ripuaires ne parlent de la chasse et de la pêche que pour indiquer les amendes dont sont passibles certains vols à cette occasion. Cependant il résulte du titre XXXIII de la loi Salique et du titre XLII de la loi des Ripuaires que chacun n'avait le droit de chasser ou de pêcher que sur son propre fonds 3; il ne pouvait le faire sur la terre d'autrui sans son aveu. Aussi,

I. - Institutes, 1. II, titre I, § 12.

2.

3.

Voir Ed. Cuq, les Institutions juridiques des Romains, t. II, p. 225.

Lex Salica, XXXIII, éd. Merkel: « Si quis de diversis venationibus furtum fecerit et celaverit, 1800 dinarios qui faciunt solidos 45 culpabilis judicetur. Quæ lex de venationibus et piscatioaibus convenit observare. » Lex Ripuaria, XLII, éd. Sohm « Si quis de diversis venationibus furaverit et celaverit, seu et de piscationibus, 15 solidos culpabilis judicetur, quia non hic re possessa, sed de venationibus

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d'après les lois des Francs, la prise de la bête d'autrui n'est pas punie comme un vol, car la bête n'était pas en la possession du propriétaire du fonds; c'est une res nullius. L'amende ne frappe le délinquant que parce qu'il est entré sur la propriété d'autrui sans le consentement du propriétaire.

En somme, les conditions de la chasse sont les mêmes dans le droit romain et dans le droit barbare de la Gaule.

Quand donc le roi interdit la chasse dans ses bois il ne commet aucune dérogation au droit commun. Et dans les documents les plus anciens qui mentionnent des forêts, il s'agit toujours de bois du fisc. Dira-t-on que les bois du fisc étaient laissés à l'usage de tous ? C'est ce dont il n'y a aucun indice.

Mais nous verrons que la législation forestière est garantie par des sanctions particulièrement sévères, par des peines ou des amendes plus élevées que les amendes ordinaires. Serait-ce à cause du caractère extraordinaire de cette pénalité que la forêt aurait été considérée comme hors du droit commun? Nous voilà réduits à bien des subtilités pour rattacher forestis à foris !

Aussi est-il plus vraisemblable que le mot forestis n'est que la latinisation d'un mot germanique. Seulement on ne fera pas, avec Grimm, sortir forestis du mot ancien haut allemand foraha, qui désigne le pin. Ce qu'il faudrait retrouver, c'est une racine germanique qui eût le sens de défense ou de protection 2.

Quoi qu'il en soit, le caractère primitif de la forêt est celui d'une réserve de chasse ou de pêche au profit du roi. L'interdiction du pacage, celle de la prise de bois et du défrichement n'en sont que les corollaires.

agitur. On ne peut interpréter les mots « si quis de diversis venationibus furaverit et celaverit seu et de piscationibus comme un vol de gibier ou de poisson déjà pris, cár, en ce cas, ce gibier aurait appartenu à celui qui l'avait pris, et on ne pourrait dire, comme le fait la loi des Ripuaires : « quia non hic re[s]possessa. » Et le coupable eût été puni comme voleur. Il s'agit donc d'animaux vivants poursuivis et saisis ou tués, en d'autres termes de la chasse et de la pêche ; on suppose, en outre, que le chasseur a caché le produit de sa chasse.

1. Grimm, Deutsches Wörterbuch, v° Forst; voir A.Scheler, Dictionnaire d'étymologie française, 3° édit., p. 222.

2.

Nous avons dit et nous verrons plus loin que la forêt est un bois frappé de ban. On ne peut donc s'empêcher de remarquer que plus tard, au x1° siècle, dans les provinces du midi de la France et en Italie, le verbe forestare etait synonyme de bannire, que le même verbe qui désignait le fait de mettre un bois en défens » de « l'afforester », désignait aussi l'action de bannir un individu. Forestatus et bannitus sont synonymes : «forestati fuerint sive banniti », « forestatus fuit et in bannum positus (Du Cange, Glossarium, vo Forestare 1). Mais un banni est un individu rejeté hors d'un territoire.

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