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MACHIAVEL.

Si le sage Montesquieu entend mettre du sentiment à la place de la politique, je dois peut-être m'arrêter ici; je n'ai pas prétendu me placer sur le terrain de la morale. Vous m'avez défié d'arrêter le mouvement dans vos sociétés sans cesse tourmentées par l'esprit d'anarchie et de révolte. Voulez-vous me laisser dire comment je résoudrais le problème? Vous pouvez mettre à l'abri vos scrupules en acceptant cette thèse comme une question de curiosité pure.

Soit.

MONTESQUIEU.

MACHIAVEL.

Je conçois d'ailleurs que vous me demandiez des indications plus précises, j'y arriverai; mais laissez-moi vous dire d'abord à quelles conditions essentielles le prince peut espérer aujourd'hui de consolider son pouvoir. Il devra s'attacher avant tout à détruire les partis, à dissoudre les forces collectives partout où elles existent, à paralyser dans toutes ses manifestations l'initiative individuelle; ensuite le niveau des caractères descendra de lui-même, et tous les bras molliront bientôt contre la servitude. Le pouvoir absolu ne sera plus un accident, il deviendra un besoin. Ces préceptes politiques ne sont pas entièrement nouveaux, mais, comme je vous le disais, ce sont les procédés qui doivent l'être. Un grand nombre

de ces résultats peut s'obtenir par de simples règlements de police et d'administration. Dans vos sociétés si belles, si bien ordonnées, à la place des monarques absolus, vous avez mis un monstre qui s'appelle l'État, nouveau Briarée dont les bras s'étendent partout, organisme colossal de tyrannie à l'ombre duquel le despotisme renaîtra toujours. Eh bien, sous l'invocation de l'État, rien ne sera plus facile que de consommer l'œuvre occulte dont je vous parlais tout à l'heure, et les moyens d'action les plus puissants peut-être seront précisément ceux que l'on aura le talent d'emprunter à ce même régime industriel qui fait votre admiration.

A l'aide du seul pouvoir réglementaire, j'instituerais, par exemple, d'immenses monopoles financiers, réservoirs de la fortune publique, dont dépendrait si étroitement le sort de toutes les fortunes privées, qu'elles s'engloutiraient avec le crédit de l'État le lendemain de toute catastrophe politique. Vous êtes un économiste, Montesquieu, pesez la valeur de cette combinaison.

Chef du gouvernement, tous mes édits, toutes mes ordonnances tendraient constamment au même but annihiler les forces collectives et individuelles; développer démesurément la prépondérance de l'État, en faire le souverain protecteur, promoteur et rémunérateur.

Voici une autre combinaison empruntée à

l'ordre industriel: Dans le temps actuel, l'aristocratie, en tant que force politique, a disparu; mais la bourgeoisie territoriale est encore un élément de résistance dangereux pour les gouvernements, parce qu'elle est d'elle-même indépendante; il peut être nécessaire de l'appauvrir ou mème de la ruiner complétement. Il suffit, pour cela, d'aggraver les charges qui pèsent sur la propriété foncière, de maintenir l'agriculture dans un état d'infériorité relative, de favoriser à outrance le commerce et l'industrie, mais principalement la spéculation; car la trop grande prospérité de l'industrie peut elle-même devenir un danger, en créant un nombre trop considérable de fortunes indépendantes.

On réagira utilement contre les grands industriels, contre les fabricants, par l'excitation à un luxe disproportionné, par l'élévation du taux des salaires, par des atteintes profondes habilement portées aux sources de la production. Je n'ai pas besoin de développer ces idées, vous sentez à merveille dans quelles circonstances et sous quels prétextes tout cela peut se faire. L'intérêt du peuple, et même une sorte de zèle pour la liberté, pour les grands principes économiques, couvriront aisément, si on le veut, le véritable but. Il est inutile d'ajouter que l'entretien perpétuel d'une armée formidable sans cesse exercée par des guerres extérieures doit être le complé

ment indispensable de ce système ; il faut arriver à ce qu'il n'y ait plus, dans l'État, que des prolétaires, quelques millionnaires et des soldats.

Continuez.

MONTESQUIEU.

MACHIAVEL.

Voilà pour la politique intérieure de l'État. A l'extérieur il faut exciter, d'un bout de l'Europe à l'autre, la fermentation révolutionnaire que l'on comprime chez soi. Il en résulte deux avantages considérables: l'agitation libérale au dehors fait passer sur la compression du dedans. De plus, on tient par là en respect toutes les puissances, chez lesquelles on peut à son gré faire de l'ordre ou du désordre. Le grand point est d'enchevêtrer par des intrigues de cabinet tous les fils de la politique européenne de façon à jouer tour à tour les puissances avec qui l'on traite. Ne croyez pas que cette duplicité, si elle est bien soutenue, puisse tourner au détriment d'un souverain. Alexandre VI ne fit jamais que tromper dans ses négociations diplomatiques et cependant, il réussit toujours, tant il avait la science de l'astuce (1). Mais dans ce que vous appelez aujourd'hui le langage officiel, il faut un contraste frappant, et là on ne saurait affecter trop d'esprit de loyauté et conciliation; les peuples qui ne voient que l'appa

(1) Traité du Prince, p. 114, ch. XVII,

rence des choses, feront une réputation de sagesse au souverain qui saura se conduire ainsi..

A toute agitation intérieure, il doit pouvoir répondre par une guerre extérieure ; à toute révolulution imminente, par une guerre générale; mais comme, en politique, les paroles ne doivent jamais être d'accord avec les actes, il faut que, dans ces diverses conjonctures, le prince soit assez habile pour déguiser ses véritables desseins sous des desseins contraires; il doit toujours avoir l'air de céder à la pression de l'opinion quand il exécute ce que sa main a secrètement préparé.

Pour résumer d'un mot tout le système, la révolution se trouve contenue dans l'État, d'un côté, par la terreur de l'anarchie, de l'autre, par la banqueroute, et, à tout prendre, par la guerre générale.

Vous avez pu voir déjà, par les indications rapides que je viens de vous donner, quel rôle important l'art de la parole est appelé à jouer dans la politique moderne. Je suis loin, comme vous le verrez, de dédaigner la presse, et je saurais au besoin me servir de la tribune; l'essentiel est d'employer contre ses adversaires toutes les armes qu'ils pourraient employer contre vous. Non content de m'appuyer sur la force violente de la démocratie, je voudrais emprunter aux subtilités du droit leurs ressources les plus savantes. Quand on prend des décisions qui peuvent paraî

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