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trefinjustes ou téméraires, il est essentiel de savoir les énoncer en de bons termes, de les appuyer des raisons les plus élevées de la morale et du droit.

Le pouvoir que je rêve, bien loin, comme vous le voyez, d'avoir des mœurs barbares, doit attirer à lui toutes les forces et tous les talents de la civilisation au sein de laquelle il vit. Il devra s'entourer de publicistes, d'avocats, de jurisconsultes, d'hommes de pratique et d'administration, de gens qui connaissent à fond tous les secrets, tous les ressorts de la vie sociale, qui parlent tous les langages, qui aient étudié l'homme dans tous les milieux. Il faut les prendre partout, n'importe où, car ces gens-là rendent des services étonnants par les procédés ingénieux qu'ils appliquent à la politique. Il faut, avec cela, tout un monde d'économistes, de banquiers, d'industriels, de capitalistes, d'hommes à projets, d'hommes à millions, car tout au fond se résoudra par une question de chiffres.

Quant aux principales dignités, aux principaux démembrements du pouvoir, on doit s'arranger pour les donner à des hommes dont les antécédents et le caractère mettent un abîme entre eux et les autres hommes, dont chacun n'ait à attendre que la mort ou l'exil en cas de changement de gouvernement et soit dans la nécessité de défendre jusqu'au dernier souffle tout ce qui est.

Supposez pour un instant que j'aie à ma disposition les différentes ressources morales et matérielles que je viens de vous indiquer, et donnez-moi maintenant une nation quelconque, entendez-vous! Vous regardez comme un point capital, dans l'ESPRIT DES LOIS, de ne pas changer le caractère d'une nation (1) quand on veut lui conserver sa vigueur originelle, eh bien, je ne vous demanderais pas vingt ans pour transformer de la manière la plus complète le caractère européen le plus indomptable et pour le rendre aussi docile à la tyrannie que celui du plus petit peuple de l'Asie.

MONTESQUIEU.

Vous venez d'ajouter, en vous jouant, un chapitre au traité du Prince. Quelles que soient vos doctrines, je ne les discute pas; je ne vous fais qu'une observation. Il est évident que vous n'avez nullement tenu l'engagement que vous aviez pris; l'emploi de tous ces moyens suppose l'existence du pouvoir absolu, et je vous ai demandé précisément comment vous pourriez l'établir dans des sociétés politiques qui reposent sur des institutions libérales.

MACHIAVEL.

Votre observation est parfaitement juste et je

(1) Esp. des lois, p, 252 et s., liv. XIX, ch, V,

n'entends pas y échapper. Ce début n'était qu'une préface.

MONTESQUIEU.

Je vous mets en présence d'un État fondé sur des institutions représentatives, monarchie ou république ; je vous parle d'une nation familiarisée de longue main avec la liberté, et je vous demande, comment, de là, vous pourrez retourner au pouvoir absolu.

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IIe PARTIE.

HUITIEME DIALOGUE.

MACHIAVEL.

Je prends l'hypothèse qui m'est le plus contraire, je prends un État constitué en république. Avec une monarchie, le rôle que je me propose de jouer serait trop facile. Je prends une République, parce qu'avec une semblable forme de gouvernement, je vais rencontrer une résistance, presque insurmontable en apparence, dans les idées, dans les mœurs, dans les lois. Cette hypothèse vous contrarie t-elle ? J'accepte de vos mains un État quelle que soit sa forme, grand ou petit; je le suppose doté de toutes les institutions qui garantissent la liberté, et je vous adresse cette seule question : Croyez-vous le pouvoir à l'abri d'un coup de main ou de ce que l'on appelle aujourd'hui un coup d'État?

MONTESQUIEU.

Non, cela est vrai; mais vous m'accorderez du moins qu'une telle entreprise sera singulièrement

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