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Le gouvernement avait travaillé toute la matinée, quand un homme, perçant la foule, entra dans la salle « à la manière des spectres »>, dit Louis Blanc. C'était un jeune ouvrier, pâle, aux yeux bleus, armé d'un fusil. Aux bourgeois du Gouvernement provisoire, tous ignorants du monde ouvrier, il apparut comme l'incarnation mystérieuse et irrésistible du peuple vainqueur. En réalité, c'était le commissionnaire d'un groupe très petit, le groupe fouriériste, qui profitait de l'avantage d'être en possession d'une doctrine et d'une formule. Il s'appelait Marche et apportait une pétition rédigée par un journaliste.

A Messieurs les membres du Gouvernement provisoire: Le soussigné A.-B. de Lancy, rédacteur de la Démocratie pacifique, chargé par une députation d'ouvriers (sic). Ils demandent :

« 1° L'organisation du travail, le droit au travail garanti.

2o Le minimum assuré pour l'ouvrier et sa famille en cas de maladie; le travailleur sauvé de la misère lorsqu'il est incapable de travailler, et, pour ce, les moyens qui seront choisis par la nation souveraine.

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Dans cette réclamation, les formules socialistes se mêlaient au sentiment de la misère et aux désirs confus des ouvriers, sans aucun moyen pratique. Les membres du gouvernement, n'osant pas refuser, essayèrent de discuter. Marche se fâcha; il montra par la fenêtre la foule qui couvrait la place, frappa le sol de la crosse de son fusil, et interrompit Lamartine. « Assez de phrases! » dit-il. Puis il parla, assez longuement, décrivant la vie de souffrances et de privations des ouvriers.

On lui proposa d'écrire ou de dicter lui-même le décret qu'il réclamait; il s'y refusa. Louis Blanc s'offrit à le rédiger; debout, dans l'embrasure d'une fenêtre, il se mit à chercher une formule. Celle qu'il adopta engageait le gouvernement dans le sens de sa doctrine personnelle.

Le Gouvernement provisoire s'engage à garantir l'existence de l'ouvrier par le travail. Il s'engage à garantir le travail à tous les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s'associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail. Le Gouvernement provisoire rend aux ouvriers, auxquels il appartient, le million qui va échoir de la liste civile..

(Le dernier article avait été ajouté sur la demande d'Arago ou de Ledru-Rollin.) Ainsi était reconnu officiellement un principe socialiste que les ouvriers allaient pouvoir invoquer pour réclamer l'intervention du gouvernement dans le travail industriel.

PÉTITION

POUR LE DROIT

AU TRAVAIL.

DÉCRET

SUR LE DROIT

AU TRAVAIL.

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LE

DRAPEAU ROUGE
IMPROVISE DU 25.

DISCOURS

DE LAMARTINE.

(25-26 FÉVRIER)

D

ANS l'après-midi se posa à l'improviste la question du drapeau. Le drapeau rouge, emblème des sociétés révolutionnaires en lutte contre Louis-Philippe, avait été arboré sur quelques barricades; mais personne n'avait protesté contre le tricolore ni réclamé une autre couleur. La réclamation éclata brusquement, sous forme d'une manifestation improvisée, due, semble-t-il, à un hasard'. Au premier étage de l'Hôtel de Ville, un jeune médecin de la garde nationale pansait un blessé, dans une salle dévastée où il restait deux canapés de velours rouge; il s'amusa à découper le velours avec ses ciseaux et le jeta par la fenêtre. La foule assemblée sur la place cria : « Il faut en faire des drapeaux ». Avec des manches à balai et des morceaux de velours on improvisa des drapeaux rouges, et on tira en l'air des coups de fusil.

Il n'y avait à cette heure en séance que trois membres du gouvernement, Lamartine, Marie, Garnier-Pagès, tous trois d'opinion modérée et disposés à croire la société en péril. Les coups de feu, la rumeur de la foule, annonçaient un mouvement inattendu; ils se crurent menacés par un complot, formé (dit plus tard Garnier-Pagès) par <«< des meneurs inconnus », pour leur imposer le «< symbole nouveau d'une révolution plus ardente ». D'après Freycinet, des hommes armés faisant «< irruption dans la salle » se campèrent en face d'eux et firent résonner leurs fusils à terre. Leur chef, un jeune homme à « physionomie intelligente et obstinée » (qui fait penser à Marche), déclara qu'ils ne voulaient pas laisser escamoter la Révolution et réclamaient comme preuve le drapeau rouge.

A cet assaut les membres du gouvernement opposèrent leur unique moyen de défense, la parole. Marie alla parler à la foule qui s'agitait dans la salle du Trône; Garnier-Pagès parla par la fenêtre ; Lamartine fit d'abord aux ouvriers armés un discours qui les laissa impassibles et farouches » : ils exigeaient un engagement. Lamartine déclara : « La question est trop grave, le peuple scul peut la trancher ». Alors, précédé de polytechniciens qui lui frayaient un passage, il des

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1. Les récits ne concordent pas exactement. Louis Blanc, sans donner de date précise, ne mentionne qu'une seule manifestation et une seule délibération, celle à laquelle il a pris part le 26 et qui se termina par un compromis; Daniel Stern parle de la même délibération et la place le 25. Garnier-Pagès raconte deux manifestations, l'une le 25, qui amena le discours de Lamartine, l'autre le 26, qui aboutit au compromis; il a sùrement raison, car il y a eu deux décrets sur le drapeau rouge, datés l'un du 25, l'autre du 26, et la phrase de Lamartine est citée dès le 26 dans les journaux. L'incident du canapé rouge a été raconté (dans une lettre au Siècle de 1868) par Corbon, qui s'était trouvé bloqué par la foule dans la pièce même où l'incident se produisit. Freycinet, qui accompagnait Lamartine au bas de l'escalier, donne la scène comme s'étant passée le 25 à 4 heures.

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Le 25 février, sur le perron de l'Hôtel de Ville, Lamartine, monté sur une chaise, prononce le discours où il oppose le drapeau tricolore qui a fait le tour du monde au drapeau rouge qui a n'a jamais fait que le tour du Champ de Mars ». Litho. anonyme. B. Nat. Est. Qb 179.

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cendit le grand escalier jusqu'à la place et improvisa un discours assez long dont le texte n'a pas été conservé. La foule l'accueillit avec enthousiasme. Cette scène, qui frappa les imaginations, prit un sens symbolique. Une phrase de Lamartine avait fait une impression profonde; dès le lendemain, les journaux la rendirent célèbre :

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Le drapeau rouge n'a jamais fait que le tour du Champ de Mars trainé dans le sang du peuple, et le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie1. »

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Cela n'avait pas grand sens historique le drapeau «< traîné » ou baigné » dans le sang du peuple en 1791 ne représentait que l'autorité faisant tirer sur le peuple au nom de la loi martiale; il n'était pas alors un emblème démocratique. Mais, en opposant les deux drapeaux, Lamartine exprimait le sentiment profond de la bourgeoisie; elle se sentait rassurée par le maintien du tricolore, dont elle faisait le symbole de la conservation sociale, en opposition au drapeau rouge devenu l'emblème de la révolution sociale. Les deux drapeaux prenaient une signification précise qu'ils n'avaient pas eue jusqu'au 23 février, et ils devaient la garder.

Le soir même, le gouvernement prenait acte de ce succès par une PREMIER DÉCRET proclamation « Aux citoyens de Paris », et par un décret qui main- SUR LE DRAPEAU tenait les emblèmes traditionnels en les liant aux souvenirs révolution

naires.

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Le coq gaulois et les trois couleurs étaient nos signes révérés quand nous fondâmes la République en France. Ils furent adoptés par les glorieuses journées de juillet. Ne songeons pas, citoyens, à les supprimer....

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Décret :

"

Le Gouvernement provisoire déclare que la nation adopte les ⚫ trois couleurs disposées comme elles l'étaient pendant la République. Le drapeau portera ces mots : République française.

Dans la soirée, les élèves de Saint-Cyr arrivèrent à l'Hôtel de Ville. On leur donna la salle des fêtes; ils y restèrent campés sur la paille, et servirent de garde au Gouvernement provisoire. Les polytechniciens conservèrent leur situation privilégiée d'aides de camp, chargés de porter les ordres et de remplir les missions de confiance.

Les insurgés en armes occupaient toujours la ville et ne se dispersaient pas. Les membres du gouvernement, inquiets, se maintinrent en séance, se relayant pour aller à tour de rôle manger dans une pièce voisine. Mais un nouvel assaut se préparait. Blanqui, relâché et arrivé à Paris, avait appris avec colère la scène de la veille. Il tenait au dra

1. De Freycinet nota le soir même un texte un peu différent : « Le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec nos libertés et nos gloires, tandis que le drapeau rouge n'a fait que le tour du Champ de Mars baigné dans les flots du sang du peuple. Vous le repousserez tous avec moi.

D

AFFICHE BLANQUISTE.

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