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rangée en carré, fut proclamé maire; le maire légal lui remit son écharpe; une commission de cinq membres, nommée par la municipalité, organisa une fête solennelle, avec revue militaire.

Dans le Centre et l'Ouest les manifestations républicaines se limitèrent à quelques villes isolées. A Moulins, « une commission temporaire prit « l'autorité départementale »; à Montluçon, une commission remplaça le sous-préfet, qui fut « gardé à vue ». Limoges, ville d'ouvriers, reçut la proclamation avec enthousiasme; un comité, «< choisi par le peuple ». prit le pouvoir. En Bretagne, Pontivy, colonie des « bleus >> en pays royaliste, proclama la République avec joie. Mais nous ignorons la force que représentaient ces initiatives: un petit groupe suffisait pour << les acclamations » et « l'enthousiasme ». Presque partout dans l'Ouest et le Nord la République fut acceptée passivement, avec résignation. L'autorité locale se borna à «< adhérer au Gouvernement provisoire ».

La pensée dominante fut de prendre des mesures pour préserver MESUREs d'ordre. « l'ordre ». D'ordinaire le préfet de la monarchie conserva le pouvoir jusqu'à l'arrivée du commissaire du gouvernement; ou bien il le céda au conseil municipal, recruté dans la bourgeoisie du chef-lieu. La garde nationale, formée de bourgeois, fut chargée de maintenir l'ordre dans les grandes villes, Lille, Reims, Rouen, Nantes, Marseille, Bordeaux. De toute la France le gouvernement recevait des nouvelles où revenaient ces formules : « L'ordre n'a pas été troublé... « Tout est calme... >> La tranquillité règne partout... « De l'agitation, mais pas de désordre. >>

C

VIII. LES DÉSORDRES DES PREMIERS JOURS A

ETTE insistance à parler de l'ordre public montre qu'on le sentait fragile. La Révolution se produisit sans aucun trouble politique, parce que personne ne s'arma pour défendre le régime déchu contre les vainqueurs. Mais des mécontents de diverses sortes profitèrent du désarroi des autorités pour provoquer des désordres.

Dans les régions de l'industrie textile, les ouvriers étaient irrités contre les machines nouvellement installées et contre les ouvriers étrangers, surtout Anglais, venus pour les faire fonctionner. Ils envahirent quelques usines, brisèrent les machines maudites qui leur ôtaient le travail, essayèrent de forcer les patrons à renvoyer leurs concurrents étrangers. En Champagne, à Reims, le tissage Croutelle, où fonctionnaient des machines perfectionnées, fut incendié; à Romilly on détruisit une centaine de métiers. Dans la région du Nord, les ouvriers firent

1. Gazelle des tribunaux.

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Archives nationales. BB 30/366. « Registre spécial où sont inscrits... les troubles ou conflits depuis le 24 février 1848. » (Inédit.)

VIOLENCES

CONTRE LES

MACHINES.

VIOLENCES

CONTRE LES

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quelques dégâts à Saint-Quentin et à Armentières. En Normandie, il y eut une attaque contre une usine anglaise près de Rouen et une petite émeute d'ouvriers à Lillebonne. Dans la région du Sud-Est on brisa des machines à Trévoux, on essaya d'incendier une filature de coton en Charolais. A Paris les typographes menacèrent de détruire les presses mécaniques des grandes imprimeries; le journal ouvrier l'Atelier fit afficher une proclamation aux ouvriers, où, tout en déclarant souffrir des « perturbations qu'a amenées l'introduction des machines dans l'industrie », il recommandait le « respect aux machines! »

De ces émeutes contre les inventions la plus caractéristique fut la destruction des chemins de fer près de Paris et sur la ligne de Rouen. CHEMINS DE FER. Pendant deux jours des bandes brûlèrent les stations et les maisons de garde devant la population indifférente (à Saint-Denis, Enghien, Ermont, Herblay, Pontoise, Auvers, l'Ile-Adam, Rueil), détruisirent la voie, coupèrent même des ponts (Asnières, Chatou, Bezons). Les plus acharnés étaient des voituriers, des éclusiers, des mariniers, furieux de la concurrence du chemin de fer. Le gouvernement envoya, sous la conduite de polytechniciens, des gardes nationaux avec des drapeaux portant l'inscription: « République française. Expédition contre les incendiaires. >>

TROUBLES FISCAUX

ET FORESTIERS.

ÉMEUTES

CONTRE LES
PERSONNES.

PAS D'EFFUSION
DE SANG.

Il y eut quelques petites émeutes contre les impôts indirects, surtout dans le Midi. A Castres et à Bédarieux, la population envahit les bureaux des contributions indirectes et brûla les registres, à Lodève on pilla l'entrepôt des tabacs et des poudres. A Cusset (Allier), les paysans pillèrent le bureau, et brûlèrent les registres de l'octroi. Dans quelques quartiers montagneux du Midi, le pays de Limoux, l'Ariège, le Var, la population dévasta les forêts de l'État.

D'autres désordres se portèrent contre les personnages impopulaires. Aux environs de Paris, le château de Rothschild à Suresnes fut saccagé et incendié, le château de Louis-Philippe à Neuilly fut envahi et incendié, la garde nationale laissa faire. A Besançon la foule envahit la préfecture et la maison du maire. Dans la région des Pyrénées des bandes armées pillèrent quelques châteaux isolés. A Lyon, les ouvriers envahirent les couvents où l'on employait des orphelins au tissage et brisèrent les métiers de soieries et les dévidages de laine qui leur faisaient concurrence. A Bourg, un couvent fut saccagé.

Le mouvement le plus violent et le plus étendu se produisit contre les Israélites d'Alsace; en plusieurs communes, surtout à Altkirch, leurs synagogues et leurs maisons furent saccagées.

Mais nulle part il n'y eut de massacres; et ce fut une surprise pour le public et un sujet de fierté pour le gouvernement que la République se fût établie sans effusion de sang.

L

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E Gouvernement provisoire tenait à paraître un gouvernement de persuasion; il évitait toute apparence de contrainte. Aux fonctionnaires supérieurs de la magistrature et de l'armée il demanda seulement leur «< adhésion ». Il reçut solennellement les délégations des cours de justice, et publia dans le Moniteur le récit des réceptions. Le procureur général Dupin et la Cour d'appel de Paris marquèrent l'avènement de la République en rendant la justice « au nom du peuple ». Les généraux envoyèrent tous leur adhésion, même Bugeaud, qui venait de combattre les républicains, et avait dit à Thiers qu'il enrageait de n'avoir pas pu en tuer quelques milliers.

Le clergé adhéra par des déclarations publiques. Le 27 février, l'archevêque de Lyon ordonnait à son clergé de donner aux fidèles l'exemple de l'obéissance à la République. « Cette liberté qui rend nos frères des États-Unis si heureux, cette liberté, vous l'aurez » (3 mars). L'archevêque de Paris, dans un mandement, parla de « l'esprit de liberté >> inhérent au christianisme. L'Église, disait-il, ne prescrit aucune forme de gouvernement, elle vit sous la Confédération suisse et les gouvernements démocratiques de l'Amérique. Les mandements des évêques dans toute la France exprimaient des sentiments analogues. L'archevêque de Cambrai disait : « La première Église a proclamé dans le monde les idées de liberté, de justice, d'humanité, de fraternité universelle. Elle les proclame de nouveau. »> L'archevêque d'Aix priait Dieu « de faire triompher partout les principes d'ordre, liberté, justice, charité, fraternité universelle, que Jésus-Christ a le premier proclamés ».

L'exemple était donné par les chefs du parti catholique, heureux de la chute de leurs adversaires orléanistes. Montalembert écrivait : << Dieu fait son œuvre par toutes les mains ». L'Univers, organe des ultramontains, disait le 27 février :

O Qui songe aujourd'hui en France à défendre la monarchie?.... La France croyait encore être monarchique, elle était déjà républicaine. La monarchie succombe sous le poids de ses fautes.... La théologie gallicane a consacré exclusivement le droit divin des rois. La théologie catholique a proclamé le droit divin des peuples.... Que la République française mette enfin l'Église en possession de cette liberté que partout les couronnes lui refusent...: il n'y aura pas de meilleurs et de plus sincères républicains que les catholiques français. »

La République était acceptée par les grands corps les plus conservateurs, armée, magistrature, clergé, et par le parti le plus attaché au passé.

MAGISTRATS ET GÉNÉRAUX.

le clergé.

CHAPITRE II1

L'ORGANISATION DU GOUVERNEMENT

ET DU SUFFRAGE

I. LE GOUVERNEMENT PAR PERSUASION ET LA LÉGISLATION HUMANITAIRE. II. LES DÉLÉGATIONS ET LES ARBRES DE LIBERTÉ. III. LES COMMISSAIRES DU GOUVERNEMENT ET LES INSTITUTEURS. - IV. L'ORGANISATION DU SUFFRAGE UNIVERSEL. - V. LA CRISE ÉCONOMIQUE. - VI. LES MESURES FINANCIÈRES DU GOUVERNEMENT.

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I.

LE GOUVERNEMENT PAR PERSUASION

ET LA LÉGISLATION HUMANITAIRE

L'

E 29 février, le gouvernement prit possession des grandes salles de l'Hôtel de Ville évacuées peu à peu par la foule, et commença à se créer des organes réguliers. Il eut un secrétaire général (l'éditeur Pagnerre), il tint des procès-verbaux de ses séances, il appela les sténographes de l'ancienne Chambre pour recueillir les discours publics de ses membres. L'Hôtel de Ville resta le centre officiel du pouvoir, symbole de la domination de Paris sur la France, théâtre des cérémonies et des réceptions. Mais le gouvernement, préférant travailler en un lieu moins exposé, tint ses séances dans les ministères ou chez son président, au Petit-Luxembourg, puis (en avril) au ministère des Finances. Le conseil municipal de Paris était dissous : on ne parla pas d'en faire élire un; le préfet ne fut pas remplacé. Le Gouvernement provisoire nomma maire de Paris un de ses membres (Garnier-Pagès, puis Marrast). Il prit donc à la fois le gouvernement de la France et l'administration de Paris.

Caussidière resta à la préfecture de police avec le titre de délégué, entouré de ses Montagnards en uniforme révolutionnaire, blouse et ceinture rouges, et on n'osa pas le déloger. Le gouvernement n'eut donc à son service aucune force matérielle; il gouverna par des discours et

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Moniteur; O. Barrot, Mémoires, 4 vol., 1874-76; Garnier-Pagès (voir chap. 1).

des circulaires. « Il n'a qu'une force prêtée et toute morale », écrivait Lamartine (11 mars). Il continua à faire des réformes par des décrets qu'il rédigeait de façon à donner des leçons de morale politique à la France et à l'humanité. Le 29 février, il annule toutes les condamnations pour faits politiques et faits de presse.

Le 1er mars il décide : « Les fonctionnaires de l'ordre administratif et judiciaire ne prêteront pas de serment. » Ce décret fonde la tradition républicaine contemporaine qui, interrompue sous l'Empire, a définitivement fait disparaître le serment politique des mœurs de la France.

ABOLITION DU SERMENT

ABOLITION

Le 4 mars, «< considérant que nulle terre française ne peut plus porter d'esclaves », il crée au ministère de la Marine et des Colonies DE L'esclavage. une commission, « pour préparer dans le plus bref délai l'acte d'émancipation immédiate dans toutes les colonies ». Ce travail aboutit au décret du 27 avril, qui condamne l'esclavage comme « un attentat contre la dignité humaine », et « une violation flagrante du dogme républicain, Liberté, Égalité, Fraternité ». L'esclavage, aboli par la première Révolution, rétabli par Napoléon, disparaît cette fois définitivement.

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Le 6 mars sont abrogées les lois de septembre 1835 contre la presse. << violation flagrante de la constitution jurée », qui «< ont excité dès leur présentation la réprobation unanime des citoyens ». Le 9 mars, la contrainte par corps, « ancien débris de la législation romaine qui mettait les personnes au rang des choses », est suspendue comme incompatible avec notre nouveau droit public »; les détenus pour dettes civiles sont relâchés. Le 10 mars, on relâche les condamnés pour faits de culte, parce que, « de toutes les libertés, la liberté de conscience est la plus précieuse et la plus sainte ». Le 12, on abolit, dans la marine, les peines de la bouline, de la cale et des coups de corde, parce que « le châtiment corporel dégrade l'homme, qu'il appartient à la République d'effacer de la législation tout ce qui blesse la dignité humaine », que c'est «< un bon exemple à donner au monde ».

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La série des mesures humanitaire recommence à la fin de mars. Le 31 mars, est aboli « l'exercice dans les débits de boisson, éminemment vexatoire et onéreux, attentatoire à la dignité des citoyens qui s'adonnent au commerce des boissons ».

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Le 12 avril, la peine de l'exposition publique est abolie :

Elle dégrade la dignité humaine, flétrit à jamais le condamné, et lui ôte par le sentiment de son infamie la possibilité de la réhabilitation; elle est empreinte d'une odieuse inégalité, en ce qu'elle touche à peine le criminel endurci, tandis qu'elle frappe d'une atteinte irréparable le condamné repentant. Le spectacle des expositions publiques éteint le sentiment de la pitié et familiarise avec la vue du crime. »

MESURES

DE LIBÉRATION.

ABOLITION DES PEINES CORPORELLES,

ET DE LEXPOSI-
TION PUBLIQUE.

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