Page images
PDF
EPUB

II. LES EFFETS DE LA RÉVOLUTION SUR LA LITTÉRATURE

L

A Révolution de 48 est elle-même l'irruption du romantisme dans la politique; du mouvement romantique elle tient l'enthousiasme juvénile, les aspirations généreuses, les espérances indéfinies, l'ignorance des conditions réelles de la vie, l'indifférence aux solutions pratiques, la sentimentalité confuse, le goût des formules grandioses et vagues, la religiosité sans croyances précises, allant jusqu'à la vénération pour la religion établie. La République apparaît comme une effusion du sentiment démocratique plutôt que comme une forme positive de gouvernement; le socialisme est moins un programme de réformes sociales qu'un amour mystique du peuple, un attendrissement lyrique sur ses vertus et sa misère.

Les hommes de lettres prennent une part personnelle à la politique, la plupart des écrivains célèbres se présentent aux élections. Lamartine, porte-parole du Gouvernement provisoire, l'homme le plus populaire de France, incarne pendant deux mois le règne de la poésie et de l'éloquence; George Sand rédige le fameux Bulletin de la République, qui soulève contre le ministère la colère de la bourgeoisie; Victor Hugo se fait élire à l'Assemblée nationale; Lamennais fonde un journal démocratique et tient rang de chef de parti; Alexandre Dumas publie une profession de foi conservatrice, en style grandiloquent; Leconte de Lisle écrit une brochure de propagande républicaine; la << Bohême » s'enrôle dans la République démocratique et sociale; Eugène Sue se fait élire à Paris comme socialiste (en 1850).

Cette crise a jeté les littérateurs hors de leurs habitudes: la fréquentation des assemblées leur a ouvert l'esprit sur la vie publique, le contact avec le peuple leur a révélé les questions sociales. Le chef de l'école romantique, Victor Hugo, entré dans la politique comme monarchiste conservateur, en sort républicain démocrate; il devient l'adversaire irréconciliable de l'Empire, l'auteur de l'Histoire d'un Crime, de Napoléon le Petit et des Châtiments. Cette conversion élargit son horizon, augmente la portée et l'influence de son œuvre, fait de lui le poète du peuple et de l'humanité.

CARACTÈRE

ROMANTIQUE de
LA RÉVOLUTION.

LES ÉCRIVAINS
DANS LA

POLITIQUE.

ACTION SUR LES ECRIVAINS.

CONTRE-COUP

La réaction politique entrava de plusieurs façons la littérature. Les mesures contre la presse restreignirent les moyens d'existence des DE LA RÉACTION. hommes de lettres; la loi de 1850 soumit tout roman-feuilleton à un timbre de 1 centime par exemplaire, afin de « frapper une industrie qui déshonore la presse ». Le régime de compression établi en 1852 pour détruire la presse politique, en tuant presque tous les journaux, ôta aux écrivains les ressources que leur procuraient les accessoires

CONTROLE

DES LIVRES

MIS EN VENTE.

POURSUITES
JUDICIAIRES.

LES PROSCRITS
A BRUXELLES.

REACTION CONTRE

du journal, le roman, la critique littéraire, la critique d'art, le compte rendu scientifique. Le régime du colportage imposa l'estampille du préfet sur chaque exemplaire introduit dans les cabinets de lecture, mis en vente dans les marchés, aux étalages des libraires, dans les bibliothèques des gares; le sort des œuvres littéraires dépendit de la commission chargée de dresser la liste des livres autorisés, qui formula ainsi la règle de ses décisions:

Les lois divines et humaines sont inviolables et sacrées. Les premières représentent les devoirs de la conscience et la destinée immortelle de l'homme. Les secondes représentent le patriotisme du citoyen, les intérêts de la société et les progrès de la civilisation. Tout ce qui est conforme à ces vérités d'ordre supérieur..., la commission l'accepte; tout ce qui leur est contraire, elle le repousse. Elle rejette donc les ouvrages blessants pour les mœurs, injurieux pour la religion et ses respectables ministres, mensongers envers l'histoire ».

[ocr errors]

La magistrature inquiéta des écrivains pour «< offense à la morale publique ou religieuse ». Les frères de Goncourt passèrent en correctionnelle (1854) pour avoir représenté « des images évidemment licencieuses »>, Flaubert fut poursuivi (1837) pour Madame Bovary, Baudelaire, pour les Fleurs du mal, fut condamné à trois mois de prison. (Proudhon eut trois ans, mais pour un livre qui touchait à la politique).

Le régime autoritaire eut aussi des effets positifs. Les proscrits français, établis dans les pays étrangers de langue française, y portèrent le goût et la pratique des lettres; ils firent de Bruxelles un centre de littérature française; la Belgique devint et est restée une province littéraire de la France. Les hommes politiques des partis vaincus, expulsés de la vie publique, surtout les orléanistes, Guizot, Thiers, Duvergier de Hauranne, Tocqueville, de Broglie, employèrent leurs loisirs à écrire, de préférence des ouvrages historiques.

La rénovation de l'art littéraire ne se produisit pas sous la contrainte LES IDÉES DE 48. extérieure de la compression autoritaire; elle se fit par une réaction intérieure dans l'esprit des écrivains, et dans un sens opposé à la tradition que l'autorité prétendait restaurer. Le sentiment de défaite et de déception laissé par la chute des espérances politiques et sociales de 48 se tourna en mépris des rêves de fraternité, des illusions humanitaires, du mysticisme confus, des idées vagues, des formes déclamatoires qui avaient mené la France à l'abîme; on n'eut plus d'estime que pour les connaissances exactes, les idées claires, les expressions précises. Mais ce regret des opérations maladroites n'impliquait aucun remords de la révolte contre l'autorité du passé. L'abandon de l'idéalisme mystique ne ramena ni aux croyances religieuses, ni au respect de l'ordre établi, ni aux formes académiques.

Les indifférents, ralliés au régime impérial, tournèrent le dos à la

vie publique; par dédain des sentiments désintéressés et des rêves de rénovation, ils ne reconnurent comme réels que les jouissances positives et les intérêts matériels, et érigèrent en système le scepticisme politique et l'égoïsme social. Ce matérialisme pratique s'exprimait par « la blague », c'est-à-dire l'affectation de ne prendre rien au sérieux; la moquerie devint le ton habituel de la conversation. La blague, et le calembour arrivé alors à l'apogée de sa vogue, furent les traits caracté- ET LE CALEMbour. ristiques de l'esprit du second Empire; il s'épanouit après 1860 dans

les genres légers de « la littérature du boulevard », la chronique, la parodie, l'opérette-bouffe et la chanson comique.

LA BLAGUE

L'ADMIRATION

LE POSITIVISME.

Les hommes épris d'idéal reportèrent leur amour sur la science, dont ils attendaient une connaissance du monde à l'abri de toute pour la science. désillusion. Ils la connurent surtout sous les deux formes les plus accessibles à des hommes de lettres, la philosophie et la médecine. La philosophie des sciences venait d'être organisée par Auguste Comte en un vigoureux système appelé par son auteur le positivisme; il enseignait le respect des sciences positives qui étudient la réalité extérieure, et le mépris de la métaphysique et de la psychologie, il prêchait une doctrine sociale fondée sur la foi mystique au progrès de l'humanité. La médecine, la science par excellence pour le public, la seule dont il appréciât les effets, commençait à édifier, sur les observations de l'anatomie, de la pathologie et de la médecine mentale, une théorie générale de la nature de l'homme. La conclusion la plus frappante était que l'homme, comme tous les autres êtres animés, se compose uniquement de matière; les opérations de l'esprit ne sont que des fonctions du cerveau; l'âme n'est qu'une abstraction: elle ne se rencontre pas sous le scalpel, la maladie ou la folie la font parfois disparaître et ne laissent MATERIALISTE de subsister que les fonctions du corps; la liberté humaine et la responsabilité morale sont des illusions, puisque la conduite de l'homme est bouleversée par la folie ou l'ivresse. Ce matérialisme scientifique conduisait au mépris de la nature humaine, si facilement dégradée par la maladie et, même dans son état normal, si proche de la nature des bêtes; en ruinant la croyance à l'immortalité de l'âme, il faisait sentir le néant de la vie humaine, il arrêtait l'élan vers l'infini et inspirait une tristesse amère. Cette vue sombre de la destinée de l'homme reçut le nom philosophique de pessimisme.

p

[merged small][ocr errors]

OSITIVISME et pessimisme, ces deux formules philosophiques résumaient la pensée de la nouvelle école littéraire; son nom lui vint d'une formule artistique, le réalisme, appliquée d'abord à un peintre

LA PHILOSOPHIE

LA MÉDECINE.

ORGANES DU
RÉALISME.

DOCTRINE de
CHAMPFLEURY.

LE REALISME

DANS LE ROMAN.

(Courbet). Les jeunes gens de la Bohème, admirateurs de Courbet qu'ils rencontraient à « la Brasserie », tirèrent de ses œuvres et de ses conversations une théorie qu'ils adaptèrent à la littérature; ils s'appelèrent réalistes, et fondèrent (1856) une petite revue, le Réalisme, pour formuler et propager leurs doctrines. Par opposition à l'idéalisme romantique, créateur de chimères, ils demandaient à l'art de représenter la réalité sans la déformer. Déjà, sous Louis-Philippe, Henri Monnier avait (dans les Scènes populaires) reproduit les conversations de la petite bourgeoisie parisienne, si exactement que son procédé mérite d'être comparé à la sténographie; il avait même créé un type comique, Monsieur Prudhomme, le bourgeois solennel. Mais les réalistes, négligeant ce précurseur, préféraient se donner comme père le grand romancier romantique Balzac.

Champfleury, qui formula la doctrine dès 1853 et prétendit l'appliquer dans ses romans, la résumait en une formule : « la sincérité dans l'art ». L'art sincère consiste à représenter la réalité telle que l'artiste la voit; les personnages doivent reproduire des types réels observés directement; l'écrivain donne une représentation exacte de la société; il fait ainsi œuvre de savant, et travaille à la critique sociale qui prépare les réformes pratiques. Son œuvre doit être impersonnelle comme la science; au contraire des romantiques qui étalent leurs sentiments personnels, il doit éviter jusqu'à l'apparence de l'émotion, rester impassible. Il doit, comme le savant, parler une langue unie et calme, sans ornements artificiels, sans formes oratoires. Par ces traits, le réalisme se rapproche du positivisme. Mais les réalistes conservent le mépris du bourgeois et le désir de le scandaliser, renforcés par les sentiments démocratiques de la Bohème. L'art réaliste cherche de préférence dans la réalité ce qui choquera le goût du bourgeois; il choisit ses modèles parmi les gens du commun et dans la vie ordinaire; il représente ce que la vie offre de vulgaire, de grossier, de triste, et par cette tendance il rejoint le pessimisme.

Le mouvement réaliste, positiviste, pessimiste, ou du moins l'attitude impassible qu'il commande, pénètre après 1850 les principaux genres littéraires et les transforme. C'est dans le roman qu'il se fait d'abord et le plus fortement sentir. Un survivant illustre du romantisme idéaliste, George Sand, produit avec une fécondité régulière des romans d'une composition sereine, où des personnages à l'âme noble se meuvent dans des paysages décrits avec un sentiment profond de la nature; Octave Feuillet continue honorablement le roman mondain, d'une délicatesse quelque peu surhumaine. Mais le chef-d'œuvre du roman contemporain est Madame Bovary, que Flaubert publia en 1857, et qui fut signalé à l'attention publique par un procès pour immoralité.

[graphic][graphic][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][graphic][graphic][merged small][merged small][merged small]
« PreviousContinue »