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déterminés. » Le plan fut rédigé par Laplace; mais il resta à l'état de projet.

Pleine de confiance dans l'efficacité du Livre de la bienfaisance, la Convention crut pouvoir désormais supprimer l'ancien système. Elle ordonna de réunir au domaine national l'actif et le passif des hospices, maisons de secours, etc. ; la liquidation devait en être faite et les biens vendus conformément aux lois relatives aux domaines nationaux 1. Ce dernier décret, qui désorganisait avant que l'organisation nouvelle ne fonctionnat, paraît avoir reçu seul un commencement d'exécution.

Quand la Terreur fut passée, on s'aperçut de la faute. Une des dernières mesures votées par la Convention fut une surséance à la vente des biens des hospices 2.

En faisant prédominer le principe d'égalité sur celui de liberté, la Montagne avait exagéré et faussé la Révolution. Les thermidoriens, quoique restant sous l'influence des mêmes doctrines, les tempérèrent par un sens plus pratique, et leur œuvre principale en économie politique consista surtout à ramener la société dans une voie naturelle.

L'œuvre de la Convention. — La Convention se retira après avoir plusieurs fois remanié la Constitution républicaine, comme la Constituante avait remanié la Constitution monarchique; ainsi que sa devancière, elle se retira, incertaine de l'avenir, presque délaissée par l'opinion, dont le flot, après cinq années de tempêtes, commençait à rétrograder. Du point de vue où nous nous sommes placé, nous apercevons beaucoup d'erreurs.

L'histoire générale, embrassant l'horizon tout entier, voit l'énergie de la Convention et peut porter sur elle un jugement plus complet. Elle

1. Décret du 23 messidor an II (11 juillet 1794).

2. Décret du 9 fructidor an III (26 août 1796).— Voir à ce sujet les réflexions sensées du représentant Délecton:

Il est temps de sortir de l'ornière profonde où une philanthropic exagérée nous arrête depuis l'Assemblée constituante qui, très savamment sans doute, mais très inutilement, s'est occupée du pauvre. Depuis cette époque il semble que tous les spéculateurs en bienfaisance aient pris à tâche de pousser sans mesure vers le besoin national toutes les classes du peuple... Qu'est-il résulté de ce chaos d'idées ? Une série effrayante de dépenses illimitées, des lois stériles et impossibles à exécuter.

«... Il sera toujours très impolitique de pousser le gouvernement à appeler avec éclat ses pauvres, à les compter... Celui qui, le premier, a dit que le gouvernement devait seul à l'indigent des soins de toute espèce et dans tous les âges de la vie, a dit une absurdité; car le produit de toutes les impositions de la République ne suffirait pas pour acquitter cette charge énorme et incalculable. »

Le Directoire chercha à réparer le mal. La loi du 10 vendémiaire an IV (2 octobre 1795) plaça les hospices dans les attributions du ministère de l'intérieur; la loi du 2 brumaire an IV (24 octobre 1795) suspendit l'effet du décret du 23 messidor an II ; les lois du 28 germinal an IV (17 avril 1796) et du 16 vendémiaire an V (7 octobre 1796) rendirent aux hospices civils leurs biens.

n'oublie pas que si la Convention, dominée par la Montagne, s'est couverte de sang, elle est parvenue à comprimer la révolte à l'intérieur et à repousser l'invasion étrangère. La France, qu'elle avait reçue livrée à l'anarchie, encore envahie par les Prussiens, menacée d'un retour à l'ancien régime, elle la rendit puissante, victorieuse, maîtresse de la Belgique et alliée à la Hollande, en paix avec l'Espagne et la Prusse, menaçant à son tour l'Allemagne et la Lombardie. Sa politique extérieure avait été glorieuse.

Ses principes philosophiques furent, comme ceux de beaucoup de constituants, inspirés par Rousseau; ses principes politiques furent inférieurs à ceux de la Constituante, qui avait posé les fondements d'une nation libre. La Convention se laissa conduire beaucoup moins par l'idée de liberté que par celle de salut public, idée qui a servi souvent de prétexte au despotisme. Elle méconnut les droits de la propriété, ceux de la liberté et exagéra les droits et les devoirs de l'État, l'action du gouvernement et la subordination de l'individu : c'est l'esprit du jacobinisme. Cet esprit a conduit l'Assemblée pendant tout le temps de la Terreur. Nombre de décrets, dictés par la passion du moment, furent violents et sanguinaires; sous la Terreur « jamais Assemblée ne s'éleva aussi haut et ne descendit aussi bas », dit un des historiens les plus résolument favorables à la Convention, Louis Blanc', qui est convaincu cependant que « la Terreur fut l'écueil suprême », et déclare qu'il est faux qu'elle ait sauvé la France, mais qu'on peut affirmer qu'elle a éreinté la Révolution ».

Toutefois, pour juger la Convention, il ne faut pas oublier qu'elle n'eut pas toujours, dans les circonstances difficiles où elle était placée le choix des moyens, et que plus d'une bonne institution, économique ou scientifique lui est due. Elle allia l'héroïsme patriotique le plus ardent à une sauvage tyrannie. Ce qui lui manqua surtout, c'est le respect de la liberté, et l'on peut dire d'elle, en la comparant sous ce rapport à la Constituante, ce qu'un poète disait des grands hommes de l'antiquité :

Multo majoribus impar

Nosse modum juris...

Entre la réunion des États généraux et l'application de la Constitution républicaine, il ne s'est écoulé que six ans et demi. Mais dans cet intervalle les événements se sont précipités et accumulés de telle façon qu'il semble qu'il y ait un siècle. En réalité, il y a une ère nouvelle et un peuple nouveau. Avant 1789 on voyait des sujets du roi, des ordres nobles, clercs, bourgeois, paysans, un monde légalement hiérarchisé, des privilèges et une diversité de droits locaux, tout un échafaudage

1. Hist. de la Révolution française, t. XII, p. 587 et 596.

social reposant sur une longue tradition. En 1795, on aperçoit une nation, profondément troublée alors, il est vrai, par les dissensions intestines, mais légalement une, composée de citoyens égaux, et ayant la prétention de fonder exclusivement le droit sur la logique; on tient un langage d'égalité des personnes, de souveraineté du peuple, de solidarité des citoyens qui n'était qu'une coquetterie de la conversation dans les salons du xvme siècle, et qui maintenant tombe de la tribune politique et se traduit en lois. Il est triste de constater qu'aux idées se sont mêlés pendant les trois dernières années des violences et des crimes qui ont compromis à cette époque la Révolution devant l'étranger et dont la tache reste dans l'histoire.

Je suis de ceux qui n'étant pas fatalistes, ne croient pas que ces crimes aient été la condition nécessaire de l'enfantement de la société nouvelle, quelque excuse d'entraînement qu'on allègue. Je suis aussi de ceux qui croient que sous un roi tel que Henri IV, par exemple, la transformation économique, sociale, et même politique aurait pu s'opérer peu à peu, sans bouleversement sanglant, ainsi que nous l'avons vu au xixe siècle pour d'autres nations européennes, et que la France, par suite, n'aurait pas été lancée dans une série de coups d'Etat, populaires ou autoritaires, qui ont intronisé de 1789 à 1870 trois monarchies, deux empires, trois républiques, qui ont creusé dans les esprits de profondes divisions: divisions infiniment regrettables, car tandis que l'unité administrative s'est faite en se centralisant même à l'excès, elles ont mis obstacle à la consolidation de l'unité morale de la nation, si importante pourtant. Quels que soient les progrès dont certains de' ces changements aient pu être la cause, on doit reconnaître, quand on compare l'essor économique de la nation française au XIXe siècle avec celui des autres nations des deux mondes, que cet essor a été moins uniforme et en définitive moins haut que celui de telles autres nations; on est également obligé de reconnaître que dans l'équilibre politique des grandes puissances, la France ne pèse pas du même poids en 1902 qu'en 1789.

des

Le philosophe constate aussi que les théories, les unes démocratiques, les autres jacobines des conventionnels, qui se sont produites alors dans des écrits et des discours et jusque dans les lois, n'étaient pas météores qui aient traversé l'atmosphère politique pour s'éteindre au seuil du XIXe siècle sans laisser de traces. C'était, les soupapes ayant été brisées, une explosion mélangée d'aspirations légitimes, bien que prématurées, et de passions niveleuses qui couvaient dans les couches inférieures de la société. Les unes et les autres devaient reparaître dans la suite des temps, les unes pour modifier l'équilibre social, les autres pour le troubler. C'est pourquoi l'histoire de la Convention n'est pas seulement un épisode dramatique: elle contient un enseignement philosophique et elle est un des maillons de la chaîne de l'histoire morale et des destinées du peuple français.

CHAPITRE VI

LES ASSIGNATS

SOMMAIRE.

-

I. Avant les assignals. La situation financière en 1789 (113). Tentatives pour rétablir l'équilibre (116). Les biens du clergé (décret du 2 novembre 1789) (118). — Origine des assignats (décret du 19-21 décembre 1789) (121). Commencement de la vente des biens nationaux (décret du 14 mars 1890) (125). II. Les assignats sous la Constituante.— Première émission d'assignats (130). Deuxième émission d'assignats (137). Les billets de confiance (150). · Les petits assignats (152). — L'échange des petits assignats et de la monnaie de billon (156). Dernière émission de la Constituante (158). Compte rendu de Montesquiou (161).- La dette exigible et les biens nationaux (163). Du système financier de la Constituante (165). III. L'Assemblée législative. Les assignats sous la Législative (168). — IV. La Convention.- Débuts de la Convention (174). L'échange des billets de confiance (178). — L'emprunt forcé (181). Démonétisation des assignats royaux (183).— Le Grand-Livre (186). La disette et les émotions populaires (188). Mesures de la Convention contre l'accaparement et la cherté (190). - La loi du maximum général (29 septembre 1793) (195).- L'application du maximum à Paris et en province (199). Requisitions (203). — SupLes subsistances à Paris sous la Convention après la Terreur (208).- Fin de la Convention (218).- V. Le Directoire. Les derniers jours des assignats (226). Les mandats territoriaux (231).— L'approvisionnement de Paris sous le Directoire (236). — La fin du papier-monnaie (238).

pression du maximum (207).

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6.7

Ir'histoir

Les assignats sont un des événements les plus considérables de l'histoire économique de la Révolution. Ils n'ont pas seulement dominé , tout le système des finances publiques depuis la fin de la Constituante jusqu'aux premières années du Directoire; ils ont en même temps 2. jeté la perturbation dans la vie sociale en troublant profondément la 3. notion de la valeur des choses, en suscitant les mesures de maximum, 4. en provoquant la spéculation, en produisant une disette factice même au milieu de l'abondance, en rendant très difficile l'existence des salariés et des petits rentiers. Sans décider encore au début de cette étude s'ils ont l'excuse d'avoir sauvé la République, on peut dire qu'au point de vue économique ils sont coupables d'avoir occasionné beaucoup d'injustices et causé beaucoup de souffrances. Comme la classe ouvrière a été une des plus fortement atteintes par le mal et que l'expérience contient une grande leçon de politique financière, nous n'hésitons pas à donner au chapitre que nous leur consacrons un développement qui paraîtra peut-être excessif, mais que nous croyons motivé par la nature et l'importance du sujet.

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La situation financière en 1789. Pour faire comprendre les motifs de la création des assignats, il faut dire sommairement quelle était la situation des finances de l'État à l'époque de la convocation des États généraux.

Louis XIV avait légué à son successeur une dette dont la totalité, dette constituée, dette flottante et prix des offices, pouvait être évaluée à 3 milliards 400 millions de livres, et qui après la courte illusion du système de Law et la liquidation qui la termina et qui fut une véritable banqueroute, montait encore à 1 milliard 700 millions, dette reconnue par le roi'. Sous Louis XV, les dépenses, modérées tant que vécut Fleury, augmentèrent beaucoup ensuite, surtout pendant la guerre de Septans ;' en 1759, le contrôleur général avouait un excédent de dépenses de 217 millions sur les revenus ordinaires, et en 1764, après la signature de la paix, le déficit de l'année était évalué à 41 millions et demi. L'année de l'avènement de Louis XVI, malgré les suppressions iniques de Terray, il était encore de 37 millions.

Le passage de Turgot aux affaires fut de trop courte durée pour enrayer le mal, et Necker, malgré son désir de régularité et son habileté en matière de banque, fut entraîné par la guerre d'Amérique à aggraver les charges du Trésor. On sait que le Compte rendu que ce ministre fit paraître en 1781, constituant la première publication officielle qui ait initié les Français au secret des finances de l'État, était une balance probable des recettes et des dépenses en temps normal, d'où il résultait un excédent fictif de 10 millions de livres; mais en réalité les besoins de la guerre laissaient cette même année les recettes ordinaires de 200 millions au moins au-dessous du total des dépenses effectuées, et la différence avait dû être couverte en grande partie par des emprunts ou des billets du Trésor. Lorsque Calonne se décida à convoquer les notables, il leur parla d'abord d'un déficit de 113 millions, puis il produisit un état qui en accusait 1252, et après sa retraite, son successeur Loménie de Brienne en avoua environ 140. Le budget que celui-ci dressa pour l'année 1788, le seul budget à peu près exact que fournisse l'ancienne monarchie à l'histoire, porte un déficit de près de 161 millions 3.

1. Voir Recherches historiques sur le système de Law, 1 vol., 1854, par E. LEVASSEUR. La livre tournois contenait un poids d'argent fin égal en moyenne à

5 gr. 49 de 1701 à 1725 et à 4 gr. 05 de 1759 à 1790.

2. D'après le compte présenté par Calonne pour l'année 1787, il y aurait eu :

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3. Ce budget est complexe; pour le comprendre, il faut en analyser les princi

1

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