Page images
PDF
EPUB

Déjà même on avait proposé diverses mesures financières relativement à l'emploi de ces biens. On trouve des propositions de ce genre dans une centaine de cahiers de bailliages. Dans l'Assemblée, Dupont de Nemours avait demandé que sur les 100 millions du produit des dimes, 70 fussent réservés pour les frais du culte et 30 appliqués aux besoins de l'État. Un autre avait proposé de combler le déficit avec les trésors des églises, évalués à 140 millions, et l'archevêque de Paris avait fortement appuyé cette motion.

Un abbé Desodoard avait même publié, dès la fin de septembre, une brochure intitulée Considérations sur les moyens de concourir au rétablissement des finances, en vendant pour deux milliards de biens du clergé.

Après les journées des 5 et 6 octobre, lorsque l'Assemblée siégeait encore à Versailles, Talleyrand, évêque d'Autun, fit une motion qui avait pour objet le rétablissement des finances. « L'État est depuis longtemps aux prises avec les plus grands besoins. Il faut donc de grands moyens pour y subvenir. Il est une ressource immense et décisive et qui, dans mon opinion, peut s'allier avec un respect sévère pour les propriétés. Cette ressource me paraît tout entière dans les biens ecclésiastiques. » Le clergé n'est pas propriétaire à l'instar des autres propriétaires, puisque les biens dont il jouit et dont il ne peut disposer ont été donnés non dans l'intérêt des personnes, mais pour le service des fonctions. Il en concluait que, si l'État pouvait légitimement devenir propriétaire de la totalité des fonds du clergé et des dimes », et que si la nation assurait soigneusement à tout bénéficiaire, prêtre ou religieux, un revenu suffisant, et aux pauvres ou malades l'assistance, << toute justice se trouverait sévèrement accomplie ».

Le capital dont on avait tant besoin était donc trouvé. Si la France n'avait pas de numéraire, elle avait des terres que les calculs les plus modérés évaluaient à 2 milliards. Il suffisait d'un décret pour la rendre propriétaire de ces biens que, la déchéance du corps ecclésiastique une fois prononcée, nul autre qu'elle ne pouvait réclamer, et que des membres même du clergé l'invitaient à prendre.

La motion de Talleyrand avait vivement ému la droite. Elle devint l'objet d'une vive discussion, qui occupa cinq séances à la fin d'octobre et au commencement de novembre. Camus, Maury, l'archevêque d'Aix Boisselin, l'évêque d'Uzès Bethizy s'appliquèrent à établir le droit de propriété du clergé et la légitimité des propriétés qu'il possédait, et à prouver que l'aliénation ne produirait pas ce qu'on en attendait. Barnave, Treilhard, Thouret, Mirabeau, La Rochefoucauld soutinrent aut contraire que le clergé n'était pas propriétaire comme un particulier,

1. Voir Hist. financière de l'Assemblée constituante, par M. GOMEL, t. I, p. 138 et suivantes; 114 cahiers contiennent des articles sur cette matière,

et qu'en tout cas il avait cessé de pouvoir l'être, que la nation pourvoirait au soulagement de l'infortune et qu'elle améliorerait la condition des curés à portion congrue. Mirabeau prit la parole; il évita, pour prévenir une objection, le mot de confiscation, et sur sa proposition fut voté le 2 novembre, par 568 voix contre 346 (et 40 voix nulles), le décret suivant :

<<< Tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la nation, à charge de pourvoir d'une manière convenable aux frais du culte, à l'entretien de ses ministres, au soulagement des pauvres, sous la surveillance et d'après les instructions des provinces; dans les dispositions à faire pour subvenir à l'entretien des ministres de la religion, il ne pourra être assuré à la dotation d'aucune cure moins de 1,200 livres par année, non compris le logement et les jardins en dépendant.

Les biens du clergé s'ajoutaient aux biens de la couronne qui étaient devenus le domaine de l'État. La Constituante pouvait se croire désormais assez riche pour faire face à toutes les difficultés financières.

A Paris et dans beaucoup de villes l'opinion fut en général favorable à cette mesure; le public pensait comme la Constituante. Depuis ce temps la mesure a été souvent discutée; elle l'est encore. Le parti catholique la condamne absolument comme une spoliation; le parti de la Révolution estime qu'elle a été non seulement légitime, mais nécessaire. Le jugement de l'histoire doit, ce nous semble, se garder de ces deux extrêmes; en principe il était légitime, sans doute, que le corps cessant d'exister, ses biens fussent dévolus à l'État; toutefois les biens appartenaient non au corps du clergé, mais à des membres du clergé, églises, abbayes, congrégations, que la Constituante ne supprimait pas, et beaucoup de ces biens avaient, de par la volonté des donateurs, une affectation spéciale et bien connue que l'État n'avait pas le droit de changer.

En réalité, la politique a primé le droit, comme il arrive souvent en révolution; la pensée qui a guidé ou entraîné l'opinion et l'Assemblée était, tout d'abord de doter l'État d'une fortune supérieure à sa dette; elle était aussi d'abattre une puissance territoriale qui avait ses racines dans la féodalité et qui paraissait inconciliable avec le nouvel état social, et de créer par la vente un grand nombre de petits propriétaires intéressés au triomphe de la Révolution.

Cinq mois plus tard, la discussion se rouvrit sur les biens ecclésiastiques à propos des assignats. Le 10 avril, Prieur de la Marne estimait que le public n'aurait confiance dans l'hypothèque qu'autant que ces biens seraient nettement déclarés nationaux ; après lui, au nom du comité des dîmes, Chasset en demanda la confiscation : « Le décret du 2 novembre ne sera rien jusqu'à ce que vous ayez dépossédé le clergé. Les ennemis de la Révolution espèrent que vous n'en viendrez jamais là. » A la suite d'une discussion très vive qui dura près d'une semaine

et qui ameuta le peuple de Paris, un décret, voté le 16 avril 1790, porta que les dettes du clergé deviendraient nationales et que les biens qui lui avaient appartenu seraient mis en vente sans être grevés d'aucune hypothèque au profit des créanciers.

Origine des assignats (décret du 19-21 décembre 1789). — Appliquer ce capital au remboursement des dettes était la raison du vote du 2 novembre. On ne différait que sur les moyens d'exécution. Les uns voulaient une vente immédiate; d'autres, un papier-monnaie hypothéqué sur les biens; le plus grand nombre, Necker entre autres, demandaient une banque.

Necker lut à l'Assemblée, le 14 novembre, un long mémoire dans lequel, tout en déplorant la situation financière et le sort du ministre condamné à la tâche ingrate de combler un vide qui se creusait sans cesse, il proposait de former une caisse pour la perception des deniers extraordinaires, de reviser les statuts de la Caisse d'escompte, de porter son capital de 100 à 150 millions et d'en faire une banque nationale en la mettant sous la surveillance de l'Etat, d'accepter d'elle un nouveau prêt de 170 millions hypothéqués sur la vente des biens du clergé et d'élever à 240 millions l'émission totale de ses billets dont l'Etat se porterail garant. Un receveur de l'extraordinaire devait recevoir les fonds provenant de la vente des biens du domaine et du clergé à l'aide desquels la Caisse nationale serait remboursée. Cette opération pouvait seule, selon lui, combler le déficit.

Ce projet fut renvoyé au comité des finances, qui, deux jours après, présenta lui-même un premier contre-projet; puis, le 18 novembre, un second par lequel il refondait tout le système des impositions et proposait la création d'une caisse d'amortissement, sans fournir les moyens pratiques de tirer le Trésor de ses embarras actuels. C'est Montesquiou qui rédigea les deux rapports.

Le débat commença le 20 novembre. Mirabeau attaqua le plan du ministre et la Caisse d'escompte. Dupont de Nemours défendit l'un et l'autre, et une déposition par laquelle les administrateurs firent connaître l'état de la caisse produisit une impression favorable. Une discussion longue et confuse s'engagea qui dura près d'un mois. Dès le 20 novembre, un député, Lavenue, demanda la création de 350 millions de billets nationaux gagés sur la vente des biens ecclésiastiques; le baron d'Allarde, le marquis de Gouy-d'Arcy, le comte de Custine, le baron de Cernon, Cazalès, quelques jours après, opinèrent dans le même sens'. Regnault de Saint-Jean d'Angely (5 décembre)

1. Lavenue et d'Allarde repoussaient le projet de Necker et proposaient la création d'un papier-monnaie national (21 novembre). Custine proposait des billets d'État de 50 à 1.000 livres émis jusqu à concurrence du total des anticipations et hypo

demanda qu'on donnât à la banque, comme hypothèque, des billets nationaux dont le remboursement serait assigné sur la partie des domaines ecclésiastiques mis en vente. « Je propose, disait-il, de vendre des valeurs mortes dans les biens du clergé et du domaine, c'est-à-dire les châteaux, les bâtiments des monastères que vous détruirez ; ces billets nationaux seront mis en circulation pour une somme égale au produit de cette vente; on ne recevra des acquéreurs que ces billets nationaux, et quand tous ces fonds seront vendus, il ne restera pas un seul de ces billets en circulation. » — Ne pouvons-nous pas, disait à son tour Pétion de Villeneuve dans la séance du 10 décembre, fabriquer nous-mêmes le numéraire fictif dont la nécessité est reconnue ? Ne pouvons-nous pas lui donner, nous-mêmes, la confiance dont il a besoin pour circuler dans toutes les parties de l'empire? Nous avons à notre disposition les fonds ecclésiastiques et domaniaux : créons des obligations à ordre; faisons-leur porter un intérêt : assignons-leur un payement certain. La Caisse d'escompte peut-elle donner de semblables avantages à ses effets? Remettons ainsi à nos créanciers véritables l'intérêt que nous payerions à la Caisse d'escompte. » Toute la théorie des assignats se trouvait en germe dans ces discours.

Talleyrand, Dupont de Nemours, Lebrun parlèrent dans un sens contraire.

De son côté, Treilhard vint faire au nom du comité ecclésiastique une déclaration qui confirma la majorité dans le sentiment de la confiance. Il s'appliqua à prouver qu'en vertu du décret du 2 novembre,la nation non seulement peut disposer des biens ecclésiastiques, mais qu'elle le doit 1° pour ramener les jours de la primitive Eglise ; 2° pour effacer jusqu'à l'idée d'une corporation particulière. Les pauvres n'y perdront rien, car la nation les assistera. L'État réglera le salaire des prêtres, les pensions, le service des pauvres. Le rapporteur ne proposait d'ailleurs d'aliéner que les biens non productifs de revenu, et affirmait qu'on trouverait facilement ainsi 400 millions sans amoindrir le revenu; il annonçait à l'Assemblée que les biens disponibles pouvaient valoir environ 4 milliards. Cette déclaration rassura l'Assemblée, qui ne recula plus devant l'aliénation de quelques centaines de millions. Elle conçut de vastes espérances et prit en pitié les petites

théqués sur les biens ecclésiastiques. Cazalès proposait une émission de 600 millions de billets d'État portant intérêt (28 novembre).Laborde proposait la création d'une banque au capital de 300 millions dans laquelle serait fondue la Caisse d'escompte et qui deviendrait la caissière de l'État et serait chargée de la fabrication des monnaies. Necker adressa à l'Assemblée à propos de ce projet un rapport dans lequel il défendait la Caisse d'e-compte. Lecouteulx de Canteleu proposa de mettre en vente 400 millions de biens et de donner sur ces biens 170 millions d'assignats à la Caisse d'escompte pour la rembourser. Montesquiou ne voulait pas d'hypothèque; « la dignité de l'Assemblée en serait blessée » (17 décembre).

combinaisons banquières de Necker. « Ils sont finis, les jours de notre. enfance disait Montesquiou; c'est un plan général, et un plan régénérateur dont nous avons besoin. » Mirabeau appuyait : « L'impôt, dont le nom seul jusqu'à présent a fait trembler les peuples, mais qui présente maintenant un tout autre aspect, l'impôt va recevoir chez nous une forme nouvelle. Nous n'aurions rien fait pour la tranquillité et le bonheur de la nation si elle pouvait croire que le règne de la liberté est plus onéreux que celui de la servitude. » A la suite d'un dernier rapport présenté au nom du comité des Dix, le 17 décembre, par Lecouteulx de Canteleu, le projet proposé par Necker et transformé fut voté non sans un nouveau débat, le 19 décembre, et la loi fut sanctionnée le 21 par le roi. Cette loi ordonnait la vente des biens provenant du clergé ou du domaine royal jusqu'à concurrence de 400 millions et la formation d'une Caisse de l'extraordinaire, destinée à recevoir les fonds provenant de la vente et de la contribution patriotique.

L'article 5 était ainsi conçu: « Il sera créé, sur la Caisse de l'extraordinaire, des assignats de 1,000 livres chacun, portant intérêt à 5 p. 100 jusqu'à concurrence de la valeur desdits biens à vendre, lesquels assignats seront admis de préférence dans l'achat desdits biens. Il sera éteint desdits assignats, soit par les rentrées de la contribution patriotique, et par toutes les autres recettes extraordinaires qui pourraient avoir lieu, 100 millions en 1791, 100 millions en 1792', 80 millions en 1793, et le surplus en 1795. Lesdits assignats pourront être échangés contre toute espèce de titres de créance sur l'État ou de dettes exigibles, arriérées ou suspendues, portant intérêt. »

Telle fut l'origine des assignats. Ce n'était pas encore une monnaie, c'était simplement une assignation sur les domaines nationaux ; on l'offrait aux créanciers de l'État en échange de leurs anciens titres ; ceux-ci devaient en toucher le montant à l'époque qui serait fixée par le sort; il y en avait au porteur et à ordre, mais chacun était libre d'accepter ou de refuser ces titres. L'intérêt était de 5 p. 100, payable par année au moyen d'un coupon qui se détachait de l'assignat. La Caisse d'escompte avait droit pour sa part à 170 millions; elle émettait des promesses d'assignats, espèce de lettres de change tirées sur la Caisse de l'extraordinaire, et qui, comme ses autres billets, avaient un cours forcé, mais à Paris seulement. On en émit, paraît-il, 166,981, valant 111.596.800 livres, qui ne tardèrent pas à perdre 5 et 6 p. 1002.

1. Necker fit mettre dans le décret 120 millions en 1791 et 80 en 1792.

2. Au commencement de l'année 1790 on prenait 9 livres pour changer un billet de 300 livres de la Caisse d'escompte. Sur dépôt d'assignats, la Caisse d'escomple remit ses propres billets. Elle délivra aussi jusque dans les premiers mois de 1792 des billets à vue au porteur qui étaient des promesses d'assignats payables à la

« PreviousContinue »