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L'appui que leur prêtait le crédit de l'État n'était pas de nature à les soutenir longtemps. En effet, il ne suffisait pas de décréter vaguement, comme on l'avait fait, la vente de 400 millions de biens; il fallait spécifier quels biens on voulait vendre dans la masse de ceux dont on disposait; il fallait commencer la vente; il fallait, de plus, trouver des acheteurs. Or, la Révolution naissante inspirait encore trop peu de confiance pour que les créanciers de l'Etat, partisans la plupart de l'ancien régime et victimes du nouvel ordre de choses, consentissent à tremper dans une opération que leur prudence réprouvait,non moins que leurs scrupules politiques et religieux. « C'est une indicible balourdise, écrivait Mirabeau, que de décréter, dans les circonstances actuelles, la vente de 400 millions de biens du clergé1. »

L'Assemblée se plaignait que les porteurs d'assignations sur les biens nationaux ne trouvassent pas à les échanger contre de l'argent. Rue Vivienne, on n'en voulait pas les spéculateurs attendaient la baisse. De plus, le cours forcé des billets à Paris mettait dans une position très fâcheuse les négociants de la capitale, qui obligés de faire leurs achats en argent, ne recouvraient sur place leurs créances qu'en billets. Le reste de la France, souffrant déjà de la rareté du numéraire, ressentait le contre-coup de la crise de Paris.

Le système voté le 19 décembre pouvait être défendu en principe, et il l'a été par quelques financiers. Il paraît cependant plus critiquable et plus hasardeux que celui de Necker. Toutefois il ne portait pas atteinte à la circulation monétaire et au crédit public. Dans la pratique, l'opération fut mauvaise. On ne parvint ni à relever le crédit de la Caisse d'escompte, ni à faciliter les opérations commerciales, ni à augmenter les ressources du Trésor. 90 millions fournis par la Caisse furent promptement consommés, et l'Assemblée se retrouva en face des mêmes difficultés, avec des revenus toujours décroissants et des besoins chaque jour plus grands. « Les revenus de l'État sont anéantis, disait déjà en septembre 1789 Mirabeau, le Trésor est vide, la force publique est sans ressort. » Depuis septembre, la situation s'était aggravée parce que les anciens impôts n'étaient plus payés et que les nouveaux n'étaient pas encore décrétés 3.

Caisse de l'extraordinaire. Voir des spécimens de ce billets dans Cent ans de numismatique française, par DewAYMIN, t. I, p. 85 et suiv.

1. Correspondance avec Lamarck, 19 décembre 1789.

2. Conformément à un décret du 21 janvier 1790, qui suspendait le payement, le caissier du Trésor écrivait le 6 mars 1790: « Je vous prie, monsieur, de susprendre l'expédition de vos mandats sur 1789, car d'après le vœu du comité de liquidation qui vient de m'être manifesté, le Trésor royal ne peut rien payer sur l'arriéré. » DU FRESNE, Arch, nationales, F12, 7981.

3. Le 14 décembre 1789, les ministres présentèrent à l'Assemblée un rapport faisant savoir que les barrières des fermes avaient été détruites dans les Trois évêchés,que

Commencement de la vente des biens nationaux (décret du 17 mars 1790). Ce fut encore Necker qui vint signaler le danger et soulever la question. A la séance du 6 mars i annonça dans un mémoire que le déficit de l'année 1790 s'élèverait probablement à 294 millions 1, et qu'il ne pourrait faire face aux dépenses si l'Assemblée ne lui ouvrait immédiatement, sur la Caisse d'escompte, un nouveau crédit de 30 à 40 millions. « Il est temps maintenant, ajoutait-il, d'examiner les avantages et les inconvénients d'une création de papier-monnaie dans une étendue suffisante pour satisfaire exactement à tous les besoins, à tous les engagements de l'année. » Et il comparait les billets de la Caisse d'escompte et les billets d'État, opposant les uns aux autres sans oser donner ouvertement la solution du problème, mais de manière pourtant à laisser entrevoir une secrète préférence pour la Caisse, qui avait jusque-là soutenu l'État et qui pouvait, selon lui, le soutenir encore. Cependant il aurait mieux aimé qu'on n'adoptât ni l'un ni l'autre parti. L'avenir l'effrayait et l'impatience révolutionnaire de l'Assemblée qui augmentait sa dette et diminuait ses revenus avec témérité lui faisait présager les excès d'une émission trop considérable et les tristes conséquences d'un avilissement prochain. Ses prévisions étaient pourtant bien au-dessous de la réalité !

« Il faudrait y penser, disait-il, avant de se hasarder à une augmenlation pareille à celle qui serait nécessaire pour satisfaire exactement à tous les besoins de l'année. Une somme de 200 à 300 millions, jointe à celle de 160 millions, montant actuel des billets de caisse, présente un total effrayant. L'Assemblée nationale a bien décrété que l'on réaliserait pour 400 millions de biens domaniaux ou ecclésiastiques, mais on attend leur désignation, on attend de connaître l'époque des ventes, on attend de juger de l'empressement et du nombre des acheteurs; enfin la confiance, qui est applicable à une certaine somme, ne l'est pas à une plus forte; et en toutes choses une juste mesure est la plus indispensable des conditions... En général, les remèdes absolus sont ce qu'on désire le plus dans les grands maux; mais ce désir est plutôt l'effet d'un sentiment que le résultat de la réflexion; car c'est dans

dans la plupart des villes les mêmes inconvénients se faisaient sentir. « Si les municipalités se refusent à seconder les intentions du gouvernement, si la crainte les arrête, le pouvoir exécutif sera réduit à l'impossibilité de veiller au recouvrement si nécessaire des impôts. » Voir Hist. financière de l'Assemblée constituante, par M. GOMEL, t. I, p. 543.

1. Dans ce chiffre de 294 millions Necker ne comprend « ni les remboursements d'emprunts compris dans le compte de 1789 (76 millions 1/2) actuellement suspendus et définitivement oubliés, ni le retard dans le recouvrement de la taille et de la capitation, ni les sommes nécessaires pour mettre au courant les arrérages de rentes et des pensions, les dépenses de la guerre et celles des autres services ». Les Finances de l'ancien régime et de la Révolution, par M. STOURM. t. II, p. 275. Cet ouvrage est un guide sûr pour toute l'histoire financière de la Révolution.

les grands maux que l'injustice ou la rigueur des moyens extrêmes paraît d'autant plus pénible et devient souvent dangereuse. Dans l'état actuel des affaires de finance, et jusqu'à l'époque où elles seront mises dans un ordre simple et parfait, il est plus sage que jamais d'aller en toutes choses par gradations, de côtoyer sans cesse l'opinion et les événements, d'employer des ménagements particuliers, de combattre séparément chaque difficulté, d'entrer, pour ainsi dire, en composition avec tous les obstacles, et d'user avec patience d'une grande diversité de moyens, afin qu'aucun ne soit exagéré et ne pèse trop fortement sur aucune classe particulière de citoyens. >>

Necker proposait en conséquence de renouveler les anticipations, d'ajourner les payements et de faire un nouvel emprunt à la Caisse d'escompte et demandait la création d'un bureau de trésorerie composé de députés. De telles mesures de détail et de temporisation ne pouvaient pas être goûtées par une assemblée résolue à faire dans l'État une entière révolution et pressée de l'accomplir, afin de ne pas laisser aux privilèges le temps de se reconnaître et de résister. Le discours de Necker n'eut d'autre effet que d'ouvrir dans le public et dans l'Assemblée la discussion sur l'opportunité du papier-monnaie et sur le meilleur moyen d'y attacher la confiance. La presse critiqua vivement les propositions du ministre; le comité des finances les rejeta et se décida à dresser lui-même un plan financier. La popularité de Necker s'était évanouie.

Le premier acte de cette prise de possession de l'autorité financière fut la discussion, sur un rapport de Dupont de Nemours, et le vote (21 et 22 mars 1790) de plusieurs décrets supprimant la gabelle et des droits sur les huiles, les savons, les cuirs, etc., et remplaçant ces impôts par une augmentation des impôts directs; puis le vote d'un décret autorisant à taxer d'office les citoyens qui ne payaient pas la contribution patriotique (27 mars) 1.

On avait les domaines nationaux ; mais une partie de la droite s'opposait à toute espèce d'aliénation, effrayait les acheteurs en déclarant ces biens grevés de l'hypothèque considérable des frais du culte, et en laissant entrevoir l'espérance de rendre un jour au clergé tout ce dont l'avait dépouillé la furie révolutionnaire. Il fallait que l'Assemblée rassurât les esprits par quelque grande mesure, il y allait de son salut. Mais si, d'un autre côté, la majorité hésitait à décréter la vente immédiate, c'est que la disposition des esprits lui donnait à craindre qu'aucun acheteur ne se présentat, et que ses ennemis ne se prévalussent de cet avantage contre la Révolution.

Une proposition faite par Bailly au nom de la municipalité de

1. D'autres décrets (8 août et 25 octobre), rendus sur ce même sujet, furent également impuissants.

Paris, le 10 mars, vint à propos pour la tirer d'embarras1. Il y avait à Paris vingt-sept maisons religieuses qui, d'après un décret du 5 février 1790, devaient être supprimées. La municipalité offrait de les acheter en bloc jusqu'à concurrence de 200 millions pour les revendre ensuite elle-même en détail, et de délivrer immédiatement, comme premier payement à l'État, quinze obligations dont les échéances seraient échelonnées sur une durée de quinze ans et qui seraient remises à la Caisse de l'extraordinaire. Ces obligations, subdivisées par la caisse en coupons de 1,000, de 500, de 400, de 300 et de 200 livres, porteraient un intérêt de 4 p. 100, donneraient droit à des primes et feraient fonction de monnaie sous le nom d'effets municipaux. La ville de Paris invitait les autres municipalités du royaume à suivre son exemple. « Les obligations de ces municipalités deviendront des effets qui pourront être mis dans la circulation; les assignats n'ont pas obtenu la faveur qu'on désirait parce que la confiance ne peut reposer que sur une base établie et visible; l'hypothèque ne peut se placer que sur des biens vendus, et non sur une vente projetée. »

Les acquéreurs, pensait-on, qui achèteraient ainsi des biens appartenant à la ville ne seraient plus arrêtés par les mêmes appréhensions religieuses.

La droite ne pouvait goûter un pareil plan. Elle chercha à faire ajourner la discussion. Mirabeau s'y opposa : « Quel est le motif de l'ajournement? demanda-t-il. On croirait qu'il y a beaucoup de danger à lever enfin le doute sur la vente des biens du clergé ; on dirait qu'il est extrêmement déplaisant de voir le terme où les alarmes que donnent les besoins de l'année présente doivent disparaître; en vérité, je ne sais si avec quelque pudeur on peut vouloir différer encore. »

La discussion se poursuivit en effet malgré d'Espréménil et Cazalės. Pétion voulait que l'État seul se chargeat d'émettre des assignats sans emprunter le secours des municipalités. Comme quelques membres souriaient au moment où il parlait du crédit de l'État : « Remarquez, leur dit-il, que nous avons usé notre crédit sans nous en servir; nous n'avons point fait d'opération de finance à nous, véritablement à nous, point d'opération grande, nationale. Nous avons étayé la dernière sur un crédit, je ne dirai pas chancelant, mais entièrement perdu; nous avons associé notre crédit à celui d'une caisse qui n'en avait plus. Lorsque vous donnerez au public des gages certains, en échange de l'argent qu'il nous donnera, vous aurez du crédit; vous en aurez parce que la nation ne peut manquer de confiance dans la nation. » Mais il

1. L'idée de cette proposition avait été émise le 11 février dans une séance du bureau de la ville; une commission avait été nommée qui fit son rapport le 9 mars à l'assemblée des représentants de la commune. Ceux-ci refusèrent de s'associer à la proposition, que néanmoins Bailly présenta le lendemain à l'Assemblée nationale (Acles de la commune de Paris, t. IV, p. XXI.

ne comprenait pas comment la nation pouvait songer à admettre des intermédiaires dans ses relations avec elle-même.

Un pareil discours eût pu rejeter de nouveau l'Assemblée dans les lenteurs et dans les incertitudes auxquelles elle cherchait à échapper. Thouret replaça la question sur son véritable terrain. « Ne perdons pas de vue la disposition dans laquelle cette question s'ouvre, dit-il. Calculez la lassitude du malheur et la rareté effrayante du numéraire. Ces deux considérations seules répondent à beaucoup d'objections qui ne devaient pas être mises en balance avec elles. Quelles ressources vous reste-t-il ? L'émission des assignats, et c'est la seule. Il faut donc imprimer à ces assignats toute l'activité que donnent le crédit et la confiance. La confiance dans les assignats ne dépend pas seulement des hypothèques, mais de la certitude de la vente des objets dont ils sont représentatifs. Il faut donc réaliser ces objets... Où sont en ce moment les acheteurs? Personne ne voudra succéder immédiatement au domaine ou au clergé. Je craindrais, messieurs, que cet instant ne fût l'écueil fatal de toutes nos opérations et le triomphe de l'antipatriotisme, si je n'étais rassuré par les dispositions du plan qui vous est présenté; car, si vous affichez les ventes et que vous ne trouviez pas d'acheteurs, votre crédit est perdu; si l'état de stagnation dans lequel sont vos finances subsiste seulement pendant trois mois, votre crédit est encore perdu... La seule manière de faire valoir vos assignats est de leur donner une base solide. Pour parvenir à donner cette base, il faut vendre en masse. A qui? A des municipalités qui revendront à des acquéreurs. Il résultera de cette opération plusieurs effets salutaires: le premier sera l'expropriation des possesseurs actuels, la mutation des propriétés, et sans doute un grand exemple pour les aliénations futures; le second effet sera d'appeler et d'affermir la confiance des particuliers; le troisième, d'opérer l'accélération des ventes particulières; le quatrième enfin, d'établir le fondement le plus solide d'un nouveau papier qui fera disparaître celui de la Caisse d'escompte. »>

L'Assemblée couvrit d'applaudissements la voix de l'orateur et vota sur-le-champ (17 mars) le décret qui ordonnait que 400 millions de biens seraient «< incessamment vendus et aliénés à la municipalité de Paris et aux municipalités du royaume,... et que les municipalités seraient tenues de mettre lesdits biens en vente, dès le moment où il se présenterait un acquéreur qui porterait lesdits biens au prix fixé par l'estimation des experts ».

Le fond de la question semblait jugé. Les biens du clergé allaient ètre décidément vendus et un papier-monnaie était proposé, sinon adopté, sous le nom d'effels municipaux ; quelques détails d'exécution, tels que le choix et l'estimation des biens, ne devaient apporter à la

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