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l'Assemblée, qui, préoccupée avant tout de la raison d'État, semblait avoir pris à l'avance son parti.

Ce fut encore Pétion qui eut l'honneur de clore la discussion. Son discours, empreint des idées des physiocrates, était loin d'être irréprochable au jugement d'une saine économie politique; mais il était plein du sentiment de la situation révolutionnaire, et c'est par là qu'il triompha. « Les monnaies, disait-il, ne valent que par ce qu'elles représentent ; ce sont des valeurs de convention : si le papier-monnaie est indispensable, il n'est point immoral; ou bien le salut du peuple n'est pas la suprême loi... L'or a-t-il une valeur plus réelle que des biens mis en vente et des assignats sur la vente de ces biens? Si les assignats restent libres, la cupidité les menace d'une dépréciation considérable; si leur cours est forcé, ils seront dispersés dans une foule de mains où ils trouveront des défenseurs; le bienfait des assignats sera d'assurer la révolution, de rehausser le prix des ventes en multipliant les acquéreurs, de ranimer le commerce et les manufactures en ravivant une circulation devenue languissante par la privation de ses agents; ces avantages peuvent-ils être balancés par l'immoralité prétendue des assignats forcés ?... La loi forcera à prendre une valeur pour ce qu'elle vaut réellement; est-ce une chose odieuse que de partager entre ses créanciers des prés, des terres, des vignes? »

Ces sophismes furent vivement applaudis. On passa immédiatement à la discussion des articles, et dans les séances des 16 et 17 avril, on vota le décret qui donnait aux assignats « cours de monnaie entre toutes les personnes dans tout le royaume ». Il fut sanctionné le 22

1. Voici les principaux articles du décret :

I. A compter de la présente année les dettes du clergé seront réputées nationales; le Trésor public sera chargé d'en acquitter les intérêts et les capitaux.....

II. Les biens ecclésiastiques qui seront vendus et aliénés, en vertu des décrets des 19 décembre 1789 et 17 mars dernier, sont affranchis et libérés de toute hypothèque de la dette légale du clergé, dont ils étaient ci-devant grevés, et aucune opposition à la vente de ces biens ne pourra être admise de la part desdits créanciers. III. Les assignats créés par les décrets des 19 et 21 décembre 1789, par nous sanctionnés, auront cours de monnaie entre toutes personnes dans toute l'étendue du royaume et seront reçus comme espèces sonnantes dans toutes les caisses publiques et particulières.

IV. Au lieu de cinq pour cent d'intérêt par chaque année qui leur étaient attribués, il ne leur sera plus alloué que trois pour cent, à compter du 15 avril de la présente année, et les remboursements, au lieu d'être différés jusqu'aux époques mentionnées dans lesdits décrets, auront lieu successivement par la voie du sort, aussitôt qu'il y aura une somme de 1 million réalisée en argent sur les obligations données par les municipalités pour les biens qu'elles auront acquis et en proportion des rentrées de la contribution patriotique des années 1791 et 1792; si les payements avaient été faits en assignats, ces assignats seraient brûlés publiquement, ainsi qu'il sera dit ci-après, et l'on tiendra seulement registre de leurs numéros.

V. Les assignats seront depuis mille livres jusqu'à deux cents livres; l'intérêt se

par le roi et transcrit en parlement le 4 mai. Le 19 avril, le roi, à l'instigation de Necker, qui eut la faiblesse de paraître approuver une mesure que son bon sens réprouvait, publia une proclamation par laquelle il recommandait aux particuliers de recevoir les assignats sans aucune objection 1.

L'Assemblée elle-même publia (30 avril) une adresse aux Français pour justifier son œuvre financière, et en témoignant de son respect pour la religion, recommanda la confiance.

Les 400 millions déjà décrétés en principe depuis quatre mois commencèrent donc à circuler, d'abord sous la forme de promesses d'assignats, puis, à partir du 10 août, sous celle d'assignats de 1,000, de 300 et de 200 livres. Deux conditions les distinguaient encore du véritable papier-monnaie: ils portaient intérêt à 3 p. 100, payable par jour; ils étaient rédigés sous forme de billets à ordre, et c'est pourquoi quelques personnes exigeaient qu'ils fussent endossés. L'une de ces conditions. était une contradiction, comme l'avaient fait remarquer les orateurs de la droite; l'autre, un obstacle à la circulation. L'une et l'autre n'avaient été imaginées que pour donner à la nouvelle monnaie attrait et sécurité et pour lutter contre les antipathies de tout genre qui repoussaient cette mesure révolutionnaire.

comptera par jour.

VI. L'assignat vaudra chaque jour son principal, plus l'intérêt acquis, et on le prendra pour cette somme. Le dernier porteur recevra au bout de l'année le montant de l'intérêt...

X. Les assignats emporteront avec eux hypothèque, privilège et délégation spéciale tant sur le revenu que sur le prix desdits biens, de sorte que l'acquéreur qui achètera des municipalités aura le droit d'exige qu'il lui soit légalement prouvé que son payement sert à diminuer les obligations municipales et à éteindre une somme égale d'assignats; à cet effet, les payements seront versés à la Caisse de l'extraordinaire qui en donnera son reçu à valoir sur l'obligation de telle ou telle municipalité.

XI. Les quatre cents millions d'assignats seront employés premièrement à l'échange des billets de la Caisse d'escompte, jusqu'à concurrence des sommes qui lui sont dues par la nation.

Le surplus scra versé successivement au Trésor public, tant pour éteindre les anticipations à leur échéance que pour rapprocher d'un semestre les intérêts arriérés de la dette publique.

XIV. Les assignats à cinq pour cent que la Caisse d'escompte justifiera avoir négociés avant la date des présentes, n'auront pas cours de monnaie, mais seront acquittés exactement aux échéances, à moins que les porteurs ne préfèrent de les échanger contre des assignats-monnaie.

XV. Le renouvellement des anticipations sur les revenus ordinaires cessera entièrement, à compter de la date des présentes, et des assignats ou des promesses d'assignats seront donnés en anticipations à leur échéance.

1. Quoique le décret n'ait imposé et n'ait pu imposer que l'obligation de recevoir ces billets dans les payements qui ont lieu d'un débiteur à un créancier, Sa Majesté invite tous les habitants du royaume à les recevoir de même sans aucune objection dans tous les contrats et les marchés libres. >>

p.

Or, le papier national avait de ce côté fort à faire. Il avait à se défendre contre la cote accusatrice qui continuait à marquer une perte de 5 100 du billet sur l'argent; les assignats à livrer fin juin perdaient même jusqu'à 10 p. 100 au commencement de mai. Ses ennemis triomphaient de cette infériorité. « Elle est donc déjà tombée dans l'opinion cette grande, cette sublime opération à laquelle vous aviez attaché toutes vos espérances, s'écriait l'un d'eux. Elle est tombée; il ne vous restera plus que la honte d'avoir aggravé nos malheurs, et à nous l'insuffisante consolation de les avoir prédits. » On espérait encore, en effrayant les esprits, empêcher toute vente, toute aliénation, et réser ver les biens du clergé pour les lui restituer quand aurait passé la tourmente révolutionnaire. Un curé déclarait en chaire que tous ceux qui parleraient de la vente ou de l'acquisition des biens nationaux seraient damnés sans rémission, Les pamphlets circulaient et répandaient une secrète terreur. Dans l'un d'eux on lisait ces mots : « Tous les Français qui n'ont pas apostasié liront toujours, sur les murs et les limites qui cernent les possessions ecclésiastiques, ces mots comminatoires que le Très-Haut avait écrits sur l'arche: N'y touchez pas. »

Des administrateurs dévoués à l'ancien régime se faisaient les complices de cette opposition. Les fermiers et les receveurs généraux défendaient de recevoir ou de donner des assignats en payement. Quelques-uns les acceptaient, mais exigeaient la signature des endosseurs. La Cour des aides venait de rendre un arrêt par lequel elle avait ordonné que certain payement offert en assignats ne pourrait être fait qu'en argent.

L'Assemblée, de son côté, défendait énergiquement son œuvre. Elle rendit un décret (14 mai) autorisant toutes les communes de France à acquérir des assignats et réglant les conditions d'aliénation; elle rendit un autre décret (12 septembre) défendant à toute personne de refuser en payement les assignats et enjoignant aux officiers publics de ne faire entre ce papier et l'argent aucune différence. Mais elle ne pouvait pas tout faire à la fois.

Elle avait accepté les offres des municipalités et avait vendu pour ainsi dire en gros une partie des biens, mais la vente en détail n'avait pas commencé. Celle-ci ne fut décrétée que le 25 juin (25 juin-9 juillet), sur la proposition de La Rochefoucauld, qui fit mettre en vente «< tous les domaines nationaux, excepté les forêts et ceux dont la jouissance serait réservée au roi ». De plus, la fabrication avait été lente; on n'avait pas encore une grande expérience à cet égard. Les papiers n'arrivèrent que le 22 juin; l'impression ne commença que le 27; ce n'est qu'à partir du 10 août qu'on livra les billets à la circulation. Encore, dans les premiers jours, échangea-t-on seulement contre des assignats les promesses émises par la Caisse d'escompte. Il fallait que l'Assemblée eût eu le temps d'organiser cette nouvelle monnaie pour qu'on

pût juger des bons effets qu'elle en espérait. Le 29 août, le roi publia une déclaration relative à l'échange des billets de la Caisse d'escompte et des promesses d'assignats. Un premier compte, arrêté au 5 octobre, porte que depuis le 10 août, il avait été émis 479,671 assignats pour une valeur de 180,654,900 livres.

Deuxième émission d'assignals (décret du 29 septembre 1790). Le décret du 17 avril, en créant 400 millions d'assignats, annonçait que les anciennes anticipations seraient remboursées, et qu'à l'avenir aucune anticipation nouvelle ne pourrait avoir lieu. C'était, en effet, dans l'intention de rompre à jamais avec les scandaleux trafics de la monarchie et de dégager les revenus de l'État que l'Assemblée s'était résolue à voler cette émission de papier-monnaie. Mais les anticipations à rembourser s'élevaient à près de 86 millions; la créance de la Caisse d'escompte était de 170 millions: de sorte qu'on pouvait prévoir d'avance que la ressource extraordinaire des 400 millions ne tarderait pas à être épuisée avant que l'ordre pût être rétabli dans la perception des impôts.

Il fallut emprunter encore à plusieurs reprises à cette Caisse pour faire face aux payements journaliers avec un Trésor dans lequel il ne se faisait pas de rentrées trois emprunts de 20 millions et un de 30 millions du 17 avril au 13 juin; puis, en septembre, trois emprunts, de 10, de 20 et de 10 millions. Necker, qui avait eu le tort d'annoncer dans un mémoire du 29 mai que les recettes étaient supérieures aux dépenses, adressa le 21 juillet à l'Assemblée un mémoire dans lequel il indiquait qu'au 1er mai il y avait un déficit de 163 millions sur les recettes normales relativement aux dépenses normales; le 25 juillet, un autre mémoire dans lequel il engageait l'Assemblée à ne pas employer les biens nationaux à combler ce déficit et demandait la création de nouveaux impôts.

On s'en préoccupait dans les clubs, dans la presse, dans les salons. Le 25 juin 1790, Polverel, dans un discours aux Jacobins, pressait la vente des biens nationaux dont il portait l'évaluation jusqu'à 12 milliards, et même à 15 avec les biens de la couronne. «< L'Angleterre et l'Amérique, disait-il, ont du papier-monnaie; pourquoi nous serait-il défendu d'en avoir?» Le 13 août, Gouget-Deslandes cherchait, devant la Société des amis de la Constitution, à établir que l'émission des assignats était l'opération la mieux combinée que l'Assemblée nationale ait pu décider en finances, qu'une nouvelle émission d'assignats qui aurait pour objet la liquidation de la dette exigible, était préférable. pour l'intérêt de l'État et pour celui des citoyens à une émission de nouvelles quittances de finances; que cette disposition en finances devait opérer la circulation de l'argent; qu'elle devait pareillement opérer la baisse de l'intérêt de l'argent... Il pensait même que le papier

serait plus recherché que l'argent s'il pouvait seul acheter les domaines'. Bien d'autres, partageant les mêmes illusions, faisaient chorus. Dans l'Assemblée, le comité pour l'aliénation des biens domaniaux et ecclésiastiques avait proposé, le 9 mai, de mettre en vente la totalité des biens du clergé, d'après le mode adopté pour les aliénations dans lesquelles les municipalités devaient servir d'intermédiaires, sans augmenter la quantité des assignals, mais en autorisant le payement en assignats, argent ou autres effets, qui seraient employés tous au remboursement de la dette exigible: proposition plus sensée que celles de Polverel et de Gouget-Deslandes. Talleyrand aurait voulu que les achats fussent faits directement en quittances de rentes ou en créances sur l'État, et Cernon-Pinteville demandait à liquider la dette nationale en assignats sans intérêt qui, émis jusqu'à concurrence de la valeur des biens nationaux, seraient seuls acceptés en payement de ces biens.

L'Assemblée s'occupait alors des grandes réformes dont les principes avaient été posés par le décret de la nuit du 4 août; elle commençait à transformer l'impôt, la magistrature, l'administration. Elle avait déjà réduit ou aboli les gabelles, les dimes, les droits sur les fers, sur les cuirs, sur les savons, et décrété la suppression de la justice vénale ; elle méditait celle de tous les impôts indirects que réprouvaient certaines théories téméraires d'économie politique et de tous les offices qui, encombrant les avenues de l'administration, rendaient impossibles l'ordre et toute amélioration. Mais ces impôts, il fallait les remplacer; ces offices, il fallait les rembourser; la révolution ne pouvait s'accomplir qu'au prix d'une liquidation générale et d'une immense. somme d'argent. Où la trouver, à un moment où le Trésor n'avait pas même de quoi suffire aux dépenses du jour ?

Le 27 août, Montesquiou présenta, au nom du comité des finances, un rapport général sur la dette publique qu'il évaluait à 2 milliards. 339 millions pour la dette constituée, à 1 milliard 340 millions pour la dette exigible et à 563 millions pour la dette à terme ; d'où il résultait un service d'intérêts de 268 millions qui écraserait le budget; partant il concluait à la nécessité d'aliéner les biens nationaux, afin de rembourser la dette exigible et la dette à terme, et à l'émission de 1 milliard 900 millions d'assignats.

1. "

L'on rappelle à chaque instant le temps du Système pour discréditer les assignats. Mais les billets de Law n'avaient pas d'hypothèque, ou plutôt n'en avaient d'autre que les mensonges ministériels d'alors. Ici, la différence est grande. Les assignats reposent sur la loyauté d'une nation libre, et qui, s'administrant elle-même, aura le vouloir et le pouvoir de tenir ses promesses. Ils reposent de plus, et c'est ce que l'on ne peut se dissimuler sans l'apparence au moins de la mauvaise foi, ils reposent sur une masse immense et pour le moins équivalente de fonds territoriaux, existants, à portée et sur le champ disponibles. » — «Si le Mississipi, disait Du Port, eût pu se transporter en France, le billets de Law auraient été excellents. Or, nous avons le Mississipi. »

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