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Mirabeau, qui voyait sans doute dans ce projet un moyen de faire échec à Necker, prit aussitôt la parole et soutint la thèse d'une forte émission, afin de ranimer la circulation et d'activer le commerce, en même temps qu'alléger le fardeau de la dette exigible. Il est intéressant d'en reproduire quelques passages, pour faire comprendre comment un sophisme économique présenté avec art s'insinue dans l'esprit d'une assemblée nombreuse, peu compétente en matière financière et disposée par passion politique à se laisser convaincre.

<< Est-il quelqu'un qui puisse nous dire quelles bornes on doit mettre au numéraire ?... Dans ce nouveau système de liberté où le commerce, les arts, l'agriculture, doivent prendre un nouvel essor, et demanderont sans doute pour s'alimenter de nouveaux moyens dont l'imagination ne peut fixer l'étendue, est-ce donc dans la disette effrayante où nous nous trouvons, est-ce à l'entrée de la carrière où nous allons nous élancer que nous pouvons redouter d'être embarrassés de numéraire ?...

«Si le difficile échange des assignats contre de l'argent tenait à leur discrédit, je le demande : pourquoi donc les assignats eux-mêmes participent-ils à la rareté du numéraire? Ils devraient abonder sur la place, être offerts partout et pour tout, si l'on était si pressé de s'en défaire. Mais en tout lieu, au contraire, en tout point les marchandises abondent, el ce sont les acheteurs qui sont rares.

« Nous avons exigé une contribution patriotique; de libres et nombreuses offrandes ont été présentées vaisselle, bijoux, tout est venu à notre secours; tout est englouti; la nation s'est appauvrie et le Trésor n'en est pas plus riche. Je frémis quand je pense qu'avant deux mois nous touchons à la fin de nos assignats. Une fois consommés, qu'avons-nous ensuite pour nous soutenir?

« Je propose donc d'acquitter dès à présent la dette exigible, la dette arriérée, et la finance des charges supprimées. C'est à cette partie de la dette publique que je borne le remboursement actuel que nous devons faire, et je propose pour cela une émission suffisante d'assignatsmonnaie.

<< Deux considérations décisives se présentent ici: c'est que d'un côté, nous avons un pressant besoin de rappeler l'activité, la circulation dans nos affaires, de nous y rattacher en quelque sorte; un besoin pressant de moyens qui les favorisent. C'est que, de l'autre, les assignals-monnaie, en même temps qu'ils payent la dette, nous fournissent les moyens d'émulation, d'activité, de restauration; et, quand les besoins à cet égard seront satisfaits, le surplus des assignats. s'il en est, le trop-plein, qu'on me passe cette expression, se reversera naturellement dans le payement de la dette contractée pour l'acquisition des biens nationaux...

« Vous hésiteriez à les adopter comme une mesure de finance, que

vous les embrasseriez comme un instrument sûr et actif de la révolution. Partout où se placera un assignat-monnaie, là sûrement reposera avec lui un vœu secret pour le crédit des assignats.

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Mirabeau conclut : 1° à rembourser en assignats-monnaie, sans intérêt, la totalité de la dette exigible; 2° à mettre en vente sur-le-champ la totalité des domaines nationaux et à ouvrir à cet effet des enchères dans les districts; 3° à recevoir en payement des acquisitions les assignats, à l'exclusion de l'argent et de tout autre papier; 4o à brûler les assignats à mesure de leur rentrée; 5o à charger le comité des finances de présenter un projet de décret et une instruction pour mettre ces opérations en activité le plus tôt possible. Or, la dette immédiatement exigible, estimée par Montesquiou à 1,339,741,813 livres, par d'autres à 1,170,800,000 livres ', s'élevait à 1,878,816,000 livres ou à 1,458,800,000 livres au moins, en y comprenant les sommes qui allaient devenir exigibles à des échéances assez prochaines. L'énorme quantité d'assignats qu'il fallait émettre demandait donc un sérieux examen et méritait qu'on soumît de nouveau la question du papier-monnaie à une discussion approfondie.

Necker, connaissant la proposition de Montesquiou, avait envoyé un mémoire qui ne fut lu qu'à la fin de la séance, et dans lequel il signalait le danger de la dépréciation, conséquence d'une trop forte émission. Mais Necker n'était plus écouté. Quelques jours après (3 septembre), abreuvé de dégoûts, menacé même par l'émeute, il quitta le ministère et la France. « J'avais perdu ma force, écrivit-il, en perdant ma popularité. >>

Mirabeau avait développé ses idées dans un long discours. Les pamphlets abondèrent aussitôt contre l'orateur. On l'accusait d'être en contradiction avec lui-même, de démentir son discours du 1er octobre, de s'être vendu aux partisans des assignats. Les colporteurs criaient dans les rues : « Les tribunes vendues à Mirabeau et à Ch. Lameth, ou la France trahie. » - « Adieu, mes six millions; on ne veut plus d'assignats. » Ces écrits étaient empreints de la violence des passions du temps. « Mais la nation en répond, disait un des pamphlétaires à propos des assignats, la nation remboursera; la nation. offre pour garantie l'honneur, la loyauté, la bonne foi. Risum teneatis, amici! L'honneur d'une nation qui a violé les propriétés les plus sacrées... » — - « Ah! messeigneurs, concluait un autre dans ses Questions d'un citoyen à l'Assemblée nationale, tranquillisez-moi; car je sens que si vous n'avez pas la bonté de dissiper les alarmes que tant de difficultés m'inspirent, je n'oserai jamais acheter le plus petit domaine ecclésiastique2. »

1. RAMEL, Des finances de la République française en l'an IX (p. 49), donne 1,304,835,975 livres en capital et 12,358,023 de rentes.

2. Parmi les très nombreuses brochures publiées alors on peut appeler l'at

Pendant le mois que dura le débat, nombre de pamphlets furent répandus dans le public'. Montesquiou, n'ayant pu prendre la parole dans l'Assemblée, en publia un dans lequel il soutenait qu'on avait besoin de numéraire et que l'assignat était un bon numéraire. Duport répondit « à ceux qui craignaient un mouvement rapide et général dans la circulation », qu'il « le désirait comme la plus précieuse et la plus douce des institutions ». Tel publiait une Adresse aux représentants de la nation sur la nécessité de la circulation par tout le royaume des assignats-monnaie, disant que les billets de la Caisse d'escompte étaient devenus impossibles et que le mal était pressant. Dans le sens opposé Forbonnais (Observations succinctes...) rappelait l'exemple des billets de la banque de Law; Lecouteulx proposait de borner irrévocablement l'émission totale à 800 millions. Condorcet donnait à sa brochure Sur la proposition d'acquitter la dette exigible en assignats pour épigraphe : « Dii meliora piis, erroremque hostibus illum ». La Rochefoucauld qui, quoique inscrit, n'avait pas pu non plus prendre la parole, fit imprimer son discours, dans lequel il n'acceptait les assignats que dans la mesure strictement nécessaire et proposait le remboursement de la dette en obligations nationales (comme Dupont de Nemours). Le club des loyalistes admettait le même système. La ville de Lyon envoyait à l'Assemblée une adresse dans laquelle elle faisait

tention sur :

2

Opinion de M. DUPONT, député de Nemours, sur le projet de créer dix-neuf cents millions d'assignats-monnaie sans intérêt, exposée à l'Assemblée nationale le 25 septembre 1792.

Des assignals, par M. DU PORT, député de Paris, 1790 (ce n'est pas un discours). Observations succinctes sur l'émission de deux milliards d'assignats territoriaux, avec un cours forcé de monnaie, par M. DE FORBONNAIS (une note dit que la brochure, n'ayant pas été destinée à l'impression, n'aura que plus de poids).

Opinion de M. de La RocheFOUCAULD, 26 septembre 1790.

Opinion de BOISLANDRY, député du département de Seine-et-Oise, sur la liquidation de la dette publique et les assignals-monnaie, 1790.

Opinion de M. d'Aiguillon sur le projet de décret du comité des finances relatiSéance du 15 avril 1790. vement aux assignats.

Opinion de M. D'ALLARDE sur le projet de créer deux milliards d'assignats-mon

naie.

1. La bibliothèque de l'Hôtel des Monnaies en possède une riche collection dont nous avons tiré quelques extraits.

2. «... On lui doit, dit CONDORCET, de croire qu'il n'a pu céder qu'à la conviction intime d'une nécessité absolue. Avant que la proposition de créer 2 milliards d'assignats eut obtenu le suffrage de M. de Mirabeau, on pouvait la regarder comme un de ces rèves que l'avidité en délire présente à l'ignorance; aujourd'hui il faut La brochure se croire qu'elle mérite un examen sérieux, et je vais m'y livrer. termine par le post scriptum suivant.

« P.-S. — On a prétendu qu'il fallait bien se garder d'exposer avec franchise les inconvénients des assignats, dans la crainte de les discréditer s'ils venaient à passer ; c'est proposer de ne pas dire que l'arsenic est un poison, de peur d'en dégoûter les malades. >>

observer que depuis l'émission des assignats la prime de l'argent s'était élevée de 2 à 5 p. 100.

On s'adressait aussi au petit peuple. Dans les Observations d'un marchand de bœufs, on se demandait quelle perte subiraient 2 milliards, quand 375 millions perdaient déjà 7 p. 100, et l'on montrait sous une forme toute populaire les désastreux effets de la panique sur des billets qui s'avilissent. Dans une brochure de trois pages, intitulée Effet des assignats sur le prix du pain, par un Ami du peuple, on lisait ces mots : « Ceux qui proposent de faire pour deux milliards d'assignals et qui font leur embarras comme s'ils étaient de bons citoyens, ont donc pour objet de faire monter le pain de quatre livres à vingt sous, la bouteille de vin commun à seize, la viande à dix-huit sous la livre, les souliers à douze livres... Ainsi les assignals sont BONS POUR LES GENS RICHES qui ont beaucoup de dettes à payer au pauvre peuple. » Cette brochure fut dénoncée à l'Assemblée comme une « motion incendiaire ». Elle était de Dupont de Nemours, qui vint l'avouer et la soutenir à la tribune et qui encourut les sarcasmes de Desmoulins et le blâme de ses collègues.

Ce même Dupont, soutenu par La Rochefoucauld1 et parle comité d'aliénation, présenta le 25 septembre un plan général de remboursement. Il commençait par détruire la théorie des assignats: « 1° L'assignat, disait-il, n'est pas un payement, mais une promesse. Vous ne vous liquidez pas. Vous supprimez simplement l'intérêt à vos créanciers. 2o La création des assignals ne crée aucune valeur, et par conséquent, ne facilite pas la vente des biens. Ce n'est pas avec du numéraire que l'on achète; on achète avec des capitaux accumulés. » Puis il montrait les conséquences d'une émission considérable: augmentation du prix des denrées, exportation des métaux, absence presque complète de numéraire quand on viendrait à brûler les assignats. « On peut calculer le renchérissement comme l'élévation de l'eau dans un bassin... » De là, le discrédit, la panique, une progression effrayante dans la baisse. Aux États-Unis une paire de bottes s'est vendue jusqu'à 36.000 francs! Et cette funeste monnaie pèsera longtemps sur la société ; car la vente se fera bien lentement. « On achètera, dites-vous, des biens nationaux ? Mais tout le monde peut-il acheter des terres? Personne ne peut acheter sur les rentrées habituelles destinées à ses consommations journa

1. HUSKISSON, dans la Société de 1789, déclarait la création des assignats inutile, « parce que tous ceux à qui vous donnerez ces assignats en payement ont déjà des titres de créance sur l'État; de plus, funeste à la circulation, il chassera l'argent, et un papier-monnaie n'aura jamais toute la confiance nécessaire, à moins d'être des billets au porteur, qu'on puisse convertir en espèces quand on voudra ». Il proposait de recevoir directement les titres de la créance exigible au-dessus de 1,000 livres en payement des domaines nationaux, et de les rembourser en assignats pour qui le préférerait et pour créance au-dessous de 1,000 livres (Collection Desnoyers).

lières et à solder les coopérateurs de son travail. » Que deviendront les ouvriers, les laboureurs? « Il leur faudra acheter des écus. On leur vendra à 75 p. 100 de perte, et le gros banquier, avec ses assignals, achètera une terre pour rien. » Aux assignats qu'il conservait en les réduisant au strict payement des besoins journaliers, il proposait de substituer pour le remboursement de la dette des quittances de finance ou obligations nationales, n'ayant pas cours de monnaie, mais négociables à volonté, portant intérêt à 3 p. 100 et pouvant être données en payement des biens nationaux; par ce moyen il voulait éviter les inconvénients d'une surabondance de numéraire fictif. La plupart de ses critiques et de ses prévisions étaient fondées. « A présent, messieurs, disait-il un peu trop pompeusement en terminant, que vous avez connaissance de mon plan, y a-t-il quélqu'un de vous qui soit bien certain que l'émission des assignats ne renferme aucun danger? Y a-t-il quelqu'un de vous qui voulût avoir à répondre sur sa tête ?... Moi je veux répondre sur ma tête et sur mon honneur de m'y être opposé de toute ma puissance, et j'en demande acte à la patrie, à l'Europe, à l'histoire. »

Il ne manquait pas en France d'hommes assez clairvoyants pour apercevoir dans l'avenir les dangers possibles du papier-monnaie. Brillat-Savarin, Lebrun, Clermont-Tonnerre, Bergasse, Montlosier el autres, Talleyrand lui-même, qui néanmoins proposa une émission de 240 millions, les signalaient dans des brochures ou à la tribune. Leurs arguments étaient ceux du bon sens. Un papier est un signe non de la richesse, mais du crédit, répétaient-ils; il ne se maintient au niveau de la monnaie métallique qu'à la condition de pouvoir toujours être sûrement et immédiatement échangé contre cette même monnaie; l'hypothèque sur des biens-fonds n'offre un remboursement ni sûr ni immédiat, parce qu'on ne peut en apprécier la valeur que d'une manière approximative, et qu'une vente qui n'est pas encore faite ne se fera peut-être pas de longtemps. Il faut que l'émission soit limitée, et nul ne sait quelle sera la limite des besoins de l'État. Nul, par conséquent, ne sait non plus où s'arrêteront et la baisse du papier, et le renchérissement des denrées, et la banqueroute subie par les créanciers. «On dit que ces belles opérations sauvent la Révolution, s'écria Lebrun, moi je dis qu'elles tuent la Révolution et l'Assemblée nationale. »>

De l'autre côté, on invoquait surtout la nécessité politique. Clavière s'appuyait sur le besoin qu'éprouvait la France « d'un versement prompt et considérable de capitaux ». Anson, après avoir énuméré les avantages de la mesure proposée, ajoutait : « Messieurs, il faut de bien graves inconvénients pour balancer de si grands avantages; et si ces avantages ne se réunissent pas dans une autre opération, qu'il serait dangereux de l'entreprendre! Car si ces biens ne sont pas vendus cher et promptement, qu'avons-nous fait en les mettant à notre dispo

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