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L'application n'était pas moins difficile. Comment des cultivateurs ✔joignant à peine chaque année les deux bouts auraient-ils pu racheter les droits de la féodalité contractante, dont quelques-uns, comme les lods et ventes, pesaient très rarement sur eux, et comment seraient-ils parvenus à l'idéal de la terre libre?

La majorité partageait les sentiments de son comité, et par une suite de décrets qui sont en quelque sorte l'acte constitutif de la propriété territoriale dans la France moderne, elle lui donna raison sur presque tous les points 1. Elle dégagea la propriété communale et le domaine de l'État, comme elle faisait de la propriété individuelle. Elle attribua aux communes les chemins vicinaux, avec la charge de les entretenir; elle leur permit de régler le mode de jouissance de leurs terres, et dans certains cas, de les aliéner 2. Elle remboursa une partie des engagistes ou céda aux autres la pleine propriété du domaine, de façon à faire cesser partout l'ambiguïté et la complexité des droits, qui étaient autant de chaînes pour la liberté, et elle en confia la police aux municipalités 3.

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En même temps, sur la motion de l'archevêque de Paris, les dîmes ecclésiastiques étaient simplement supprimées, et sur le rapport du comité des dîmes, les dîmes inféodées l'étaient également, mais à la condition d'une indemnité payable par le Trésor 5.

Sur le rapport du comité de Constitution, les privilèges provinciaux et municipaux disparaissaient sous une nouvelle division du territoire en quatre-vingt-trois départements, subdivisés eux-mêmes en districts, cantons et municipalités et administrés par des conseils électifs. Les offices étaient remboursés, la diversité des juridictions était remplacée par une loi uniforme, et l'ancienne magistrature cédait la place à des tribunaux de districts composés de juges élus à temps ce qui a été une des erreurs de la Constituante et assistés du jury en matière criminelle; les juges de paix, excellente institution, et au sommet de la hiérarchie, le tribunal de cassation étaient institués 1.

1. Voir les rapports et les séances du 4 novembre 1789, du 8 février 1790, du 24 février, du 3 mars, des 19, 21, 22, 26 avril, du 3 août, du 16 septembre,du 30 novembre, du 23 décembre 1790 et du 12 avril 1791, et entre autres, les décrets ou lois des 11 août 1789, 15 mars, 23 décembre 1790, 20 avril, 7 juin, 22 juin, 10 juillet 1791. 2. Décrets des 15 mars 1790, 28 septembre 1791, etc.

3. Décret du 22 novembre 1790.

4. Séance du 11 août 1789.

5. Décrets des 14 et 20 avril 1790 et du 5 mars 1791.

6. Décret du 26 février, et lettres patentes du 4 mars 1790. Voir pour la division de la France en départements, la France et ses colonies, par E. LEVASSEUR, t. I, p. 340. 7. Lois du 16-24 août 1790, du 19-22 juillet 1791. Voir aussi les rapports des 22 décembre 1789 et 24 mars 1790, des 2 juillet, 17 août, 30 août 1790 sur l'organisation judiciaire, du 25 octobre 1790, des 28 janvier et 14 avril 1791 sur la Cour de cassation, du 24 novembre 1790 et du 16 juillet 1791 sur le jury.

La justice ne fit plus acception de personnes; elle proclama l'égalité des peines et admit des différences non plus dans la qualité des coupables, mais dans la gravité des fautes.

Dans les relations de famille, l'Assemblée institua le mariage civil; elle remplaça les droits d'aînesse et de masculinité, les réserves coutumières, les dévolutions par l'égalité des partages; elle abolit le retrait lignager et annula toute disposition testamentaire qui imposerait une contrainte à l'héritier1. C'était appliquer aux personnes, comme elle l'avait fait pour la terre et pour l'administration, le triple principe d'unité, d'égalité et de liberté sur lequel était fondée la Révolution.

Aussi le rapporteur du Code rural pouvait-il à juste titre, dans une des dernières séances de la Constituante, résumer ainsi l'œuvre immense accomplie en deux années par la grande Assemblée, malgré les difficultés qui sans cesse surgissaient de son sein ou l'assaillaient du dehors:

« Le territoire de la France, dans toute son étendue, est libre comme les personnes qui l'habitent . >>

La liberté individuelle des personnes avait été solennellement reconnue dans la Déclaration des droits de l'homme, votée dans les séances des 20, 22 et 23 août, et sanctionnée après quelques hésitations par le roi, à la date du 5 octobre 1789:

« ART. 1er. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.

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<< ART. 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société ces mêmes droits; ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. » La Constitution (8-14 septembre 1791) confirma les mêmes droits en termes plus explicites :

<< TITRE 1er. La Constitution garantit comme droits naturels et civils:

«1° Que tous les citoyens sont admissibles aux places et emplois, sans autre distinction que celle des vertus et des talents;

2° Que toutes les contributions seront réparties entre tous les citoyens également, en proportion de leurs facultés ;

« 3° Que les mêmes délits seront punis des mêmes peines sans aucune distinction des personnes. >>

La Constitution garantit également comme droits naturels et civils: La liberté à tout homme d'aller, de rester, de partir, sans pouvoir

1. Constitution de 1791, tit. II, art. 17; décrets du 15 mars 1790, du 8 avril 1791. 2. Décret du 28 septembre 1791, titre I, sect. 1, art. 1er.

être arrêté ou détenu que selon les formes déterminées par la Constitution.

La liberté à tout homme de parler, d'écrire, d'imprimer et publier ses pensées, sans que les écrits puissent être soumis à aucune censure ni inspection avant leur publication, et d'exercer le culte religieux auquel il est attaché.

La liberté aux citoyens de s'assembler paisiblement et sans armes en satisfaisant aux lois de police.

La liberté d'adresser aux autorités constituées des pétitions signées individuellement.

On pouvait donc dire, en reprenant la pensée du rédacteur du Code rural, que les personnes étaient désormais libres de leurs pensées, de leurs actes, comme de la disposition de leurs propriétés foncières, et que leur liberté n'était, dans les intentions de la Constituante, limitée que par la liberté d'autrui. Les gouvernements qui se sont succédé n'ont pas toujours scrupuleusement respecté ces généreuses intentions; cependant les lois civiles de 1789 à 1870 ont été en grande partie coulées dans ce moule et le Code pénal de 1810 a consacré la plupart des droits essentiels de la liberté civile 1.

L'impôt. L'inégalité, la lourdeur et l'insuffisance des impôts ✔ avaient été la cause de la convocation des Etats généraux et devait être, dans la pensée du roi, le principal objet de leurs délibérations. L'Assemblée constituante élargit prodigieusement le cadre de ses attributions; mais l'impôt resta une de ses grandes préoccupations. Elle fit, en cette matière comme dans les autres, table rase du système féodal de la monarchie absolue 2, et voulut établir les contributions sur une base solide, égale pour tous, sans acception de personnes.

Sur le rapport du comité des contributions, non seulement elle décida que la contribution ne serait levée que par le consentement de l'Assemblée nationale et serait également supportée par tous les citoyens sans exception, mais abolit tout le système des anciennes impositions taille, vingtième, capitation, droits d'aides, droits d'entrée, péages, douanes, gabelles, droits de marque, etc., etc., étaient

1. Le premier chapitre du titre II, Crimes et délits contre les personnes (art. 275 à 378) détermine les peines à appliquer à ceux qui attentent ou menacent d'attenter à la personne d'autrui. L'article 114 du Code pénal défend les particuliers contre les abus d'autorité des fonctionnaires publics. L'article 75 de la Constitution de l'an VIII, qui portait que les fonctionnaires ne pouvaient être poursuivis pour des faits relatifs à leurs fonctions qu'après autorisation du Conseil d'Etat, après avoir été longtemps l'objet de vives controverses, a été abrogé par le décret du 19 septembre 1870. L'article 184 du Code pénal garantit l'inviolabilité du domicile et précise les cas dans lesquels les autorités constituées peuvent pénétrer dans ce domicile.

2. Voir le chapitre VI de ce livre.

abolis; les impôts indirects sur la consommation étaient condamnés. sur la foi d'une théorie hasardée. Les revenus du Trésor devaient être prélevés désormais sur le produit net de la terre par la contribution foncière, sur la jouissance des biens par la contribution personnellemobilière et par les droits d'enregistrement et de mutation simplifiés, et substitués à une foule de droits incommodes ou vexatoires, sur l'industrie par la contribution des patentes, sur le commerce extérieur par les droits de douanes 2. La perception fut confiée aux corps municipaux qui souvent s'acquittèrent mal de la mission.

La monarchie absolue avait échoué dans les tentatives de remaniement du système des impôts et d'égalisation des charges qu'elle avait faites depuis Machault, et surtout pendant la seconde moitié du règne de Louis XVI; la résistance des privilégiés et l'opposition, violente parfois, égoïste toujours, des parlements avaient créé des obstacles qu'elle n'avait pas eu l'énergie de surmonter. La Constituante, qui les avait brisés, eut le champ libre. Son budget de 1791, qui était, comme le disait le rapporteur, une simple indication des recettes et des dépenses et non une fixation, portait la recette totale à 481 millions, en face d'une dépense estimée à 566 millions: 240 pour le principal de la contribution foncière, 60 pour la contribution personnelle et mobilière (en 1792 on ajouta 24 millions pour les patentes), le reste fourni par l'enregistrement, le timbre, les douanes, la loterie, etc. C'était { donc sur les immeubles, propriété bâtie et propriété non bâtie, que conformément à la théorie du produit net, mise en vogue par les physiocrates, pesaient près des trois quarts de l'impôt direct. Budget fictif d'ailleurs ; car l'exercice fut en réalité tout autre.

Pour le bien répartir la Constituante manquait d'une base certaine; ▸ presque nulle part il n'y avait de cadastre, et dans le petit nombre

1. Décrets des 17 juin, 23 septembre et 4 août 1789.

2. Voir les rapports du comité des finances sur les impositions du 23 janvier 1790, sur la contribution foncière du 11 mai 1790, sur la suppression des gabelles du 11 mars 1790, sur la suppression de la marque des cuirs, etc. du 11 mars 1790, sur la contribution personnelle et mobilière du 7 décembre 1790, le rapport du 14 août 1790 (rapport de Dupont de Nemours) sur la « répartition de la contribution en remplacement des grandes gabelles, des petites gabelles, des gabelles locales et des droits de marque des cuirs, de marque des fers, de fabrication sur les amidons et de transport dans l'intérieur du royaume, sur les huiles et savons ». Voir aussi les nombreuses discussions de l'Assemblée en septembre, octobre et novembre 1790, et les lois des 5 janvier, 20 mars, 12 décembre 1790, etc. La perception des nouvelles impositions se heurta à de nombreuses oppositions. Voir, entre autres documents, les rapports du comité des finances en date du 23 septembre 1790, du 11 mai 1791. Il n'entre pas dans notre sujet d'exposer d'une manière générale l'organisation financière de la Constituante; nous renvoyons le lecteur aux ouvrages de M. STOURM (Des Finances sous la Révolution) et de M. GOMEL (Hist. financière de la Constituante).

3. Décret du 1er décembre 1789.

d'anciennes intendances qui en possédait un, il était très imparfait. L'administration établit donc la contribution principalement à l'aide des rôles des vingtièmes,en ajoutant ou en majorant les cotes des propriétés qui n'étaient pas taxées ou qui l'étaient trop peu; dans une grande partie de la France, les vingtièmes, moins arbitrairement imposés que la taille et la capitation, étaient déjà un impôt de répartition, comme le fut la contribution foncière. La taille d'ailleurs atteignait la propriété et l'exploitation, la rente du sol et le gain du fermier; la contribution foncière s'abstint de toucher au second. Pour la détermination de la contribution personnelle et mobilière, la Constituante se garda des évaluations arbitraires qui avaient rendu la taille si onéreuse pour les contribuables sans défense; elle s'attacha à des signes extérieurs et facilement appréciables de la fortune, surtout au loyer. Elle fit de même pour les patentes, classant les industries en catégories et d'après le loyer individuel, sans rechercher les bénéfices de chacun. « La Constitution, dit-elle, les principes, les lois et les mœurs proscrivent toute espèce d'inquisition 1. »

L'équilibre ne fut pas établi parce que, trompée par la théorie physiocratique, l'Assemblée fit en principe peser une part trop lourde du fardeau sur la terre, et qu'en fait elle n'eut pas les moyens de le répartir équitablement ; mais elle eut du moins, en cette matière comme en d'autres, le respect de la liberté individuelle. « Vos représentants, dit-elle dans l'adresse au peuple français de juin 1791, ont repoussé tout projet d'impositions dont la perception aurait exigé que l'on pût violer l'asile sacré que chaque citoyen a droit de trouver dans sa maison lorsqu'il n'est prévenu d'aucun crime. » En effet ce n'est pas la personne, c'est la chose qu'elle voulut atteindre. «La contribution 2 foncière a pour un de ses principaux caractères d'être absolument indépendante des facultés du propriétaire qui la paye; on pourrait dire avec justesse que c'est la propriété qui seule est chargée de la contribution, et que le propriétaire n'est qu'un agent qui l'acquitte pour elle avec une portion des fruits qu'elle donne. »

Les cinq questions d'économie industrielle. - Dans ce grand travail d'organisation sociale, les questions d'industrie et de commerce semblaient être au second plan; elles ne pouvaient fournir l'occasion d'agiter des problèmes aussi complexes, ni soulever des intérêts aussi divers et des passions aussi vives; aussi furent-elles reléguées dans l'ombre. Elles n'attirèrent pas les regards par la vivacité des débats, et il faut aujourd'hui en chercher la solution dans les travaux des comités plus que dans la solennité des séances publiques. Ce n'est pas que, sur

1. Sur la substitution des contributions nouvelles aux anciens impôts, voir M. MARION, l'Impôt sur le revenu au XVIIIe siècle.

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