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encore une fois déclarer, le 16 décembre, qu'il ne restait pas en caisse assez pour fournir aux dépenses de la semaine. Un décret fut rendu. le lendemain. Il portait: 1° que « la somme d'assignats à mettre en circulation, qui, d'après le décret du 1er novembre dernier, était de 1 milliard 400 millions, serait portée à 1 milliard 600 millions » ; 2o qu'une nouvelle émission de 300 millions aurait lieu; « ce qui porterait à 2 milliards 100 millions la totalité des créations d'assignats déjà faites » (décret du 17 décembre-loi du 18 décembre 1791). « Ces 300 millions, porte le décret rectificatif du 28 décembre 1791, seront employés tant à fournir au besoin des caisses qu'à remplacer les assignats qui seront brûlés à l'avenir. »

Un tel chiffre n'effrayait plus les législateurs. Un orateur allait même jusqu'à leur adresser cette parole dans la séance du 17 décembre: « Peut-être est-il temps de vous dire qu'il n'y en a pas encore assez dans la circulation, que s'il y en avait davantage, que si les liquidations étaient plus compliquées, les ventes des domaines nationaux se feraient plus rapidement. » Aucune voix ne s'éleva pour protester.

La Législative était sur une pente où l'on va vite. Le 27 décembre, ayant été avertie qu'au 1er janvier la Caisse de l'extraordinaire n'aurait plus que 1,484,628 livres de la création du 19 juin 1791, elle lui attribuait 30 millions. Au mois de mars, Amelot écrivait au président de l'Assemblée que la Caisse de l'extraordinaire allait de nouveau se trouver sans moyen de payer; en effet, le 3 avril, elle ne possédait plus que 16 millions et elle avait encore à retirer de la circulation 55 millions de billets de la Caisse d'escompte. Le 4 avril, on porta l'émission totale des assignats à 1 milliard 650 millions: ressource de quelques jours! La guerre venait d'être déclarée. Aussi le 30 avril, sur la proposition de Caillasson, un second décret ordonna-t-il la fabrication de 300 millions en portant le maximum des billets en circulation à 1 milliard 700 millions. Le 13 juin, l'Assemblée fit un pas de plus et fixa la circulation à 1 milliard 800 millions. Elle ne s'en tint pas là; un mois et demi après, le 31 juillet, 200 nouveaux millions furent décrétés et la circulation portée à 2 milliards. Ces millions étaient affectés tant aux besoins extraordinaires de la Trésorerie nationale qu'au payement des dépenses de la guerre et à celui des créances liquidées au-dessous de 10,000 livres ; ils devaient être spécialement hypothéqués sur les maisons des religieuses, les palais épiscopaux,etc., qu'on mettrait en vente. La Législative n'avait siégé qu'un an, et pourtant elle avait presque doublé la somme des assignats, et par suite cette portion de la dette nationale. Quand la Convention fit l'inventaire de l'héritage qu'elle acceptait, elle constata que sur 2 milliards 700 millions d'assignats qui avaient été décrétés depuis le 16 avril 1790, il n'en restait plus dans les caisses ou sous les presses que pour une valeur de 111 millions; que par conséquent,2 milliards 589 millions avaient été dépensés; et comme la somme

des assignals rentrés et annulés n'était que de 617 millions, il devait rester dans la circulation, au commencement d'octobre, 1 milliard 972 millions, sans compter les billets faux. C'était déjà une somme énorme; c'était aussi un présage inquiétant pour l'avenir, à un moment où la guerre commençait à peine et où la France allait s'engager dans une nouvelle révolution 1.

Le cours du change avertissait l'Assemblée du danger de cette profusion de papier. Au mois d'octobre 1791, au moment où elle avait succédé à la Constituante, l'assignat perdait 16 p.100. Après le décret du 17 décembre, il perdit 28 p. 100 en janvier, 39 en février, et jusqu'à 43 et 44 p. 100 après le décret du 13 juin. Pendant les derniers mois, le louis d'or de 24 livres se vendait communément à Paris 40 à 44 livres en assignats. C'était pis dans les provinces et surtout à l'étranger. Il y avait longtemps que l'armée souffrait. Luckner demandait une indemnité pour ses officiers réduits presque à la misère; il avait écrit à ce sujet dès la fin de l'année 1791. « Le change se faisait alors à 25 ou 30 p. 100, disait-il dans une lettre du 20 février, à une époque où la circulation n'était par conséquent que de 1 milliard 600 millions; aujourd'hui les assignats de 5 livres perdent 40 à 45 sous; ceux audessus sont refusés à moitié de perte.» Quelques mois après, quand les hostilités eurent commencé, la dépréciation dans les armées fut bien plus grande encore; c'est sur quoi comptaient en grande partie les ennemis pour triompher de nos armées.

La rapidité de cette dépréciation n'avait rien d'étonnant. Tout papier-monnaie émis en quantité si considérable aurait nécessairement perdu. Mais la manière dont l'Assemblée entendait la théorie des assignats et en appliquait les principes ajoutait encore au discrédit. La Constituante avait créé les assignats pour servir d'intermédiaires dans la conversion de la dette exigible en biens territoriaux; les assignats ne devaient donc commencer à exister dans la circulation qu'au moment où ils délivraient l'État d'une partie de sa delte égale à leur valeur, et ils devaient cesser d'exister du moment où ils auraient servi à acheter une portion des biens du clergé et converti ainsi la dette en immeubles. C'était là le principe, et ce mécanisme, assez simple en théorie, devait permettre d'apprécier d'une manière approximative la quantité qu'il serait nécessaire d'émettre et l'époque à laquelle elle cesserait de circuler.

La Législative ne se conforma pas à l'esprit de cette institution. Condorcet proposa, comme l'avait demandé Dupont de Nemours, de distinguer la dette exigible des dépenses ordinaires, de donner à la première des reconnaissances de liquidation et de réserver les assi

1. Il circulait en outre déjà des assignats faux. Voir la loi du 28-29 janvier 1792, celle du 30 janvier-3 février, celle du 9-12 février 1792, celle du 28-31 mai 1792.

gnats pour les autres. Brissot était du même avis pour un autre motif : «La caisse de liquidation est la caisse des émigrants; fermez-la donc pour eux. » Un partisan des assignats, Caillasson, prouvant que le gage était insuffisant si l'on voulait tout faire avec les assignats, demandait que les créanciers de l'État reçussent des rescriptions à 2 p. 100 d'intérêt, hypothéquées sur des domaines déterminés. Ces projets, acceptables à l'époque où les avait conçus Dupont, n'étaient plus qu'un regret en 1792.

Une faute plus grave, c'était de supprimer de fait l'hypothèque sur laquelle la Constituante avait fondé tout le crédit de son papier. Le sens commun indiquait que lorsqu'une terre était achetée, les assignats que l'acquéreur donnait en payement devaient être brûlés, sans être remplacés, puisque le gage était aliéné. Or, voici ce qui se passait. Les assignats étaient en effet annulés à mesure qu'ils rentraient. Tous les samedis, rue Vivienne, devant la Caisse de l'extraordinaire, on en brûlait en public plusieurs millions, provenant non seulement des ventes de biens nationaux, mais encore de diverses recettes de la Caisse ; au commencement de mars, sur 425 millions brûlés, 373 provenaient des ventes; la quantité des assignats brûlés montait environ à 25 ou 30 millions par mois. Mais on les remplaçait. Quand l'Assemblée disait : « La circulation sera portée à 1 milliard 600 millions », elle voulait dire que, si depuis la création des assignats on en avait émis à diverses reprises pour 1 milliard 800 millions et brûlé pour 400 millions, on pouvait en émettre encore immédiatement pour 200 millions, et à mesure que de nouvelles rentrées se feraient, compléter les 1,600 millions par des émissions correspondantes prises sur les fabrications ordonnées et non épuisées; or, l'Assemblée avait toujours une provision d'assignats décrétés à l'avance. Ainsi, du jour du décret, il pouvait y avoir toujours en circulation une somme constante de 1 milliard 600 millions, quel que fût d'ailleurs le chiffre des rentrées. Mais comme les rentrées ne dépassaient pas 30 millions et que les dépenses étaient d'environ 80 millions, il y avait par mois une augmentation de 50 millions; c'est pourquoi la circulation dut être portée, dans l'espace d'un an, de 1 milliard 200 millions à 2 milliards 2. Pendant ce temps, les biens

1. Discours sur la nécessité de suspendre momentanément le payement des liquidations au-dessus de 3,000 livres avant d'émettre de nouveaux assignats, prononcé à l'Assemblée nationale le 24 novembre 1791, par BRISSOT.

2. Loi du 4 avril 1792 qui porte la circulation à 1 milliard 650 millions; loi du 30 avril-1er mai 1792 qui porte la circulation de 1 milliard 650 millions à 1 milliard 700 millions; loi du 31 juillet-3 août 1792 qui porte la circulation à 2 milliards. La loi du 13-19 juin 1792 créa pour la fabrication des assignats une administration spéciale, la « Direction pour la fabrication des assignats », qui ne dépendait d'aucun ministère ; mais une loi du 18 août 1792 replaça ce service sous la direction du ministre des contributions publiques.

étaient vendus ', et l'hypothèque allait s'amoindrir tandis que la dette hypothéquée grossissait.

La Législative faisant fonds sur les biens. des émigrés ne s'en inquiétait pas et semblait n'être préoccupée que d'une seule question, celle des petits assignats; comme la Constituante, elle s'imagina que leur rareté était la seule cause du discrédit et de l'agiotage. « Je désirerais, disait un de ses membres, que vous n'eussiez jamais d'assignats au-dessus de 5 livres, car c'est le seul moyen de faire reparaître le numéraire. » Dès le 16 décembre, elle décréta la fabrication d'assignats au-dessous de 5 livres; en janvier, considérant « que la disparition momentanée du numéraire rend instante la fabrication des assignats de petite valeur, qu'il importe d'ailleurs de remplacer le plus tôt possible par des assignats au-dessous de 5 livres les papiers actuellement en circulation qui ont été émis par des municipalités ou par des particuliers » (décret du 4 janvier- loi du 8 janvier 1792), elle décida que ces assignats seraient de 50, de 25, de 15 et de 10 sous, et que pour éviter l'agiotage, on n'en émettrait que quand on aurait en caisse 50 millions.

En même temps, elle pressait la fabrication des sous (26-29 janvier 1792; 14-22 avril 1792; 28 juin-6 juillet 1792; 18 juin-8 juillet 1792).

1. Les paysans d'ailleurs ne comprenaient pas partout de la même manière l'emploi des biens nationaux. Voici un exemple. Dans la commune de Reau (Seine-etMarne) la ferme de la Carrière était un bien d'émigré ; le fermier se nommait Gilet. La loi du 8 avril 1792 avait affecté les biens des émigrés à l'indemnité due à la nation, et décidé qu'en attendant la vente, ils resteraient aux fermiers qui en payeraient le fermage à l'État. La loi du 14 août 1792 venait de décider la vente ou l'arrentement de ces biens. A la fin de la session, la loi du 2 septembre 1792 prononça la confiscation et régla le mode d'aliénation; les immeubles devaient être vendus au comptant ou affermés après trois affiches.

Or, quelques jours après, le 18 septembre 1792, la municipalité de Reau vota que vu les décrets du 8 avril et du 14 août,« ils prennent la ferme de la Carrière à raison de 10 livres l'arpent» ; le 20 septembre, les habitants « somment les maire et procureur de se transporter à la maison commune pour y procéder au partage des biens des émigrés de la paroisse ». Cette sommation est signée par 25 habitants. Le même jour, le procureur met aux enchères. Reau reste, au nom des habitants, adjudicataire à 10 livres. En conséquence, les habitants déclarent prendre à ferme la Carrière, soit 82 arpents. Ils « promettent de les partager dès aujourd'hui, s'il y a lieu »>, et font défense au fermier Gilet de les labourer. Des délibérations s'ensuivent et ordre est intimé à Gilet de vider les lieux. On fait le partage, et on stipule que qui ne labourera pas et ne fumera pas sera déchu.

Mais le fermier refusa de partir. Le directoire du département lui donna raison, et envoya un avis comminatoire à la commune.

La commune de Liveroy ayant imité celle de Reau, le directoire envoya un second avis, dans lequel il semble encore que c'est par ignorance de la loi que les habitants avaient agi ainsi. Gilet écrivit de son côté pour réclamer protection. La municipalité alla à Melun pour défendre sa cause devant le directoire. Les deux communes finirent par céder devant la légalité. (Registre des délibérations de la commune de Reau, communiqué par M. Brandin.)

Ce dernier décret fit entre les départements une répartition nouvelle. des monnaies provenant du métal des cloches. L'Assemblée, par décret du 25 août 1792, autorisa des artistes de la ville de Lyon à fabriquer pour le compte de la nation des pièces de cinq sous à trois sous; par décret du 2 septembre, elle ordonna la fabrication à Paris de pièces de 3 et de 6 deniers «< dont la rareté affecte la classe indigente des citoyens ». Afin de ne pas faire double emploi et de ne pas laisser plus longtemps dans le public une monnaie irrégulière, elle déclara que les coupons d'intérêt d'assignats n'auraient plus cours à partir du 1er mai. Elle pressait activement le travail de la nouvelle fabrication', se plaignait des lenteurs, ordonnait, pour aller plus vite, que certains assignats ne seraient pas numérotés, et croyait avoir sauvé la nation, quand au milieu de juin, elle vit circuler les assignats de 10 et de 15 sous.

Le remède n'apporta aucun soulagement au mal; les assignats ne perdirent pas moins de 43 p. 100 sur le louis d'or 2, et il y eut un agio sur les petits assignats. Comme toujours, en pareil cas, il y avait une gêne générale et quelques privilégiés auxquels profitait le trouble. Un Allemand qui voyageait alors en France décrit ainsi la situation : «Tout est si calme et si paisible qu'on ne se douterait guère qu'on est en révolution, n'étaient les assignats et la cherté excessive de toutes choses. Les marchands, certains d'avance qu'ils ne recevront pas un sou en monnaie et perdant de toute façon sur les assignats, ne savent plus que demander aux voyageurs. Ce matin, pour du café au lait et un peu de beurre, nous avons payé six livres ! Nous nous rattrapons sur la poste. D'une part, nous avons gagné près de 50 p. 100 à convertir notre numéraire en assignats; d'autre part, la poste, comme toutes. les caisses publiques, est tenue d'accepter les assignats à leur valeur nominale, sans qu'elle ait le droit de hausser les prix du tarif postal. Chacun de nos deux chevaux nous coûte trente sous ou neuf groschen ; mais, comme nous payons avec nos assignats reçus contre notre nu

1. Le 30 novembre 1791, LAVIGNE lisait un rapport dans lequel il apprenait qu'on avait porté le nombre des presses de trois à six et qu'on allait pouvoir imprimer par jour 3 millions 1/2 d'assignats de 5 livres. Peu de temps après, on annonçait que Didot disposait de vingt presses.

2. Pendant les derniers temps de la Constituante, le louis d'or (24 livres) avait été coté 29 livres 5 sous à 29 livres 15 sous de juillet à octobre. Il haussa (c'est-à-dire que l'assignat baissa) rapidement sous la Législative : 31 livres 5 sous en novembre, 35 livres 5 sous en décembre, 38 livres en janvier 1792, 45 livres 5 sous en février; c'est le plus haut point. En mars, il était à 44 livres 10 sous, en avril à 40 livres 15 sous, en mai à 43 livres 15 sous, en juin et juillet à 40 livres, en août à 41 livres 10 sous, en septembre à 39 livres 10 sous. Ces cours de la Bourse diffèrent légèrement des cours indiqués dans le rapport officiel du 8 nivôse an V, qui porte que 100 livres en assignats valaient dans les derniers mois de la Constituante 87 à 79 fr.; perte, 13 à 21 p. 100; qu'elles valaient 84, 82 et 77 dans les derniers mois de 1791; 72, 61, 59 dans le premier trimestre de 1792; 68 58, 57 dans le second trimestre ; 61, 62 ct 72 dans le troisième.

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