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arrêter les voitures de blé. A Paris, c'était principalement contre les épiciers qu'éclataient les colères de la multitude.

Il y avait dans un magasin du faubourg Saint-Marceau un approvisionnement de sucre et de cassonade que les propriétaires destinaient. primitivement à la ville de Lyon; n'osant pas l'expédier, ils le vendirent par lots à des marchands en détail de Paris. Avant de l'enlever, ils crurent prudent de prévenir la municipalité. La population laissa passer les premières voitures sans trop d'émoi; mais quand elle vit à une troisième voiture succéder une quatrième, puis une cinquième, elle se figura que Paris allait manquer de sucre, s'irrita progressivement, enfin se rua sur la huitième voiture, défonça les barils, et de son autorité privée, vendit aux passants le sucre à raison de 20 sous la livre. La police intervint; deux gendarmes furent blessés, et ce ne fut pas sans peine que force resta à la loi 2.

Cet événement avait lieu au mois de février 1792. Les scènes de ce genre étaient déjà fréquentes à cette époque; les faubourgs et les quartiers populeux qui avoisinent la rue des Lombards en étaient le théâtre ordinaire. Un jour, la populace ameutée envahit la maison de quelques marchands de sucre, prenant, brisant et saccageant. Le lendemain, un épicier de la rue Saint-Denis, dans la crainte de s'attirer un sort pareil, donnait à 26 et à 24 sous son sucre, dont le prix courant était de 39 sous au moins. Aussitôt nouveaux rassemblements. La foule voit dans cette condescendance la preuve que les autres marchands étaient des accapareurs qui voulaient affamer le peuple. Elle court rue des Lombards; elle casse les vitres; elle pénètre dans les magasins, prétendant se faire justice elle-même, et distribue la cassonade à 10 sous la livre 3.

Si les journées de septembre ont offert un des plus hideux spectacles dont l'histoire fasse mention après la Saint-Barthélemy, il faut reconnaître qu'elles n'ont pas été un accident isolé, et que les débordements d'une populace que l'autorité n'avait pas la puissance ou la fermeté de refréner ont en quelque sorte préparé et encouragé la sauvage brutalité des égorgeurs. Le désordre est contagieux.

Après le massacre des prisons, Paris fut pendant quelque temps infecté d'audacieux bandits. Une bande de vingt-cinq voleurs s'établit boulevard du Temple et dévalisa les passants comme en pleine forêt. Près de la Halle, de hardis coquins, revêtus de rubans tricolores, s'installèrent, arrêtant les femmes, leur enlevant leurs bijoux, puis les pesant avec gravité et donnant un reçu: « C'était, disaient-ils, une réquisition patriotique. » Il fallut battre le rappel. Le peuple saisit

1. Au mois de mars 1792, on dénonçait des troubles de ce genre à Étampes, dans l'Eure, dans l'Aisne, dans la Sarthe, dans le Loiret, dans l'Ardèche, dans le Gard, à Aix, à Melun, etc.

2. Hist. parlem., t. XIII, p. 215.

3. Moniteur du 23 janvier 1792.

trois de ces malfaiteurs et leur coupa le tête sans autre forme de procès. Sur le Pont-Neuf une marchande, attaquée par un brigand, le tua d'un coup de couteau; on vanta son héroïsme 1.

Dans la section de l'Abbaye, il se forma une société particulière de défense mutuelle dont les membres se garantissaient « réciproquement leurs propriétés et leurs vies 2 ». De pareils crimes et une pareille répression ramenaient la France à la barbarie.

Alors, il est vrai, placée entre la royauté qui venait d'être renversée, et la République qui n'avait pas encore été proclamée, la France n'avait pas de gouvernement et Paris était converti en un camp 3.

Mesures de la Convention contre l'accaparement et la cherté: les réquisitions et le premier maximum. - La Convention se trouva en face des mêmes désordres. Durant les trois années qu'elle siégea, les difficultés économiques ne cessèrent de peser sur elle et de compliquer les difficultés déjà si grandes de la politique et de la guerre. Roland, ministre de l'intérieur, en saisit l'Assemblée dès ses premières séances. «< Monsieur le président, écrivait-il, les nouvelles que je reçois de Lyon sont toujours alarmantes; le conseil de la commune, pour céder aux circonstances, a taxé le pain, la viande, le beurre et les œufs au-dessous du prix auquel se vendaient ces objets. D'autre part, les femmes sont allées en troupes dans différents magasins; plusieurs enlèvements ont été faits. Une affiche, sous les noms de citoyennes de Lyon, placardée dans toute la ville, portait la fixation du prix de presque tous les comestibles, et cette fixation est à peu près la moitié audessous de la valeur actuelle de ces denrées. » Roland n'approuvait pas; il savait «< que toutes les fois que le gouvernement a voulu s'entremêler dans les affaires des particuliers, faire des règlements sur la forme,sur le mode de disposer des propriétés, de les modifier à son gré, il a mis des entraves à l'industrie, fait enchérir la main-d'œuvre et les objets qui en sont résultés ».

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1. Moniteur du 14 septembre 1792. 2. Hist. parlem., t. XVIII, p. 33.

3. Tous les ouvriers du bâtiment furent mis en réquisition avec un salaire de deux francs par jour; on saisit les chevaux, le fer, le plomb (Hist. parlem.,t. XVIII p. 21.) 4. Séance de la Convention du 22 septembre 1792. Quelques jours après (3 novembre 1792), une députation des Lyonnais vint se plaindre de la disette, à laquelle ils attribuaient les troubles de la ville, 30,000 ouvriers s'y trouvant sans travail et sans pain; Charlier dit à ce propos : « Nous demandons du travail pour avoir du pain. » Le 3 décembre, le procureur-syndic d'Indre-et-Loire écrivait à la Convention que le seul remède était « une taxe générale sur tous les comestibles_».

5. Tout prouve que le gouvernement ne s'est jamais mêlé d'aucun commerce, d'aucune fabrique, d'aucune entreprise qu'il ne l'ait fait avec des frais énormes, en concurrence avec les particuliers, et toujours au préjudice de tous; que toutes les fois qu'il a voulu s'entremêler dans les affaires des particuliers, faire des règlements sur la forme,sur le mode de disposer des propriétés, de les modifier à son gré, il a mis des entraves à l'industrie, fait enchérir la main-d'œuvre et les objets qui en

Mais tous n'avaient pas la même réserve. Le débat sur cette matière commença aussitôt, et plusieurs fois repris, dura jusqu'à la chute des Girondins. L'esprit de liberté et l'esprit de réglementation se trouvaient en présence. Cependant les opinions n'étaient pas aussi tranchées que la situation des partis pourrait le faire supposer. Pétion, Danton parlaient contre la taxe 1; Saint-Just, dans un style pédantesque, dénonçait la surabondance des assignals, mais se prononçait pour la libre circulation des grains 2. Robespierre, plus conséquent, déclarait qu'il fallait «< assurer à tous les membres de la société la jouissance de la partie des fruits de la terre qui est nécessaire à leur existence 3». On se contenta alors de défendre, sous peine de confis

sont résultés. L'objet des subsistances est dans ce cas plus particulièrement qu'aucun autre, parce qu'il est de première nécessité, qu'il occupe un grand nombre d'individus et qu'il n'en est pas un seul qui n'y soit intéressé. Les entraves annoncent, appellent, préparent, accroissent, propagent la défiance, et la confiance est le seul moyen de faire marcher une administration dans un pays libre. Présidents de la représentation d'un grand peuple, montrez que le grand art est de faire peur... » Lettre de ROLAND à la Convention; séance de la Convention du 19 novembre 1792. - Voir aussi le rapport de FAVRE à la séance du 3 novembre. 1. Séance du 30 novembre 1792.

2. Voici un passage qui pourra faire juger des opinions de SAINT-JUST sur cette matière (séance du 29 novembre 1792): « Une loi positive sur les subsistances ne sera jamais sage. L'abondance est le fruit d'une bonne administration. Or, la nôtre est mauvaise... Ce qui a renversé en France le système du commerce des grains depuis la Révolution, c'est l'émission déréglée du signe... Il faut équipoller le signe, les produits, les besoins : voilà le secret de l'administration économique. Or, considérez, je vous prie, si les besoins, les produits et le signe sont en proportion dans la Répu blique. Les produits sont cachés; les besoins sont sortis avec leur tyrannic; le signe a quadruplé positivement et relativement; on n'arrache qu'avec peine les produits des mains avares qui les resserrent; voilà les vices du caractère public que nous aurons à vaincre pour arriver à l'état républicain; car personne n'a d'entrailles, et la patrie est pleine de monstres et de scélérats. »

3. «...Quel est le premier objet de la société ? C'est de maintenir les droits imprescriptibles de l'homme. Quel est le premier de ces droits? Celui d'exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d'exister; toutes les autres sont subordonnées à celle-là, la propriété n'a été instituée ou garantie que pour la cimenter; c'est pour vivre d'abord que l'on a des propriétés. Il n'est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes. Les aliments nécessaires à la vie de l'homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriété commune à la société entière. Il n'y a que l'excédent qui soit une propriété individuelle et qui soit abandonné à l'industrie des commerçants. Toute spéculation mercantile, que je fais aux dépens de la vie de mon semblable, n'est point un trafic : c'est un brigandage,un fratricide. D'après ce principe, quel est le problème à résoudre en matière de législation sur les subsistances? Le voici : assurer à tous les membres de la société la jouissance de la portion des fruits de la terre qui est nécessaire à leur existence; aux propriétaires et aux cultivateurs le prix de leur industrie, et livrer le superflu à la liberté du commerce. Je défie le plus scrupuleux défenseur de la propriété de nier ces principes... » — Séance de la Convention du 2 décembre 1792, Hist. parlem., t. XXII, p. 178.

cation et de mort, l'exportation des grains et farines; mais on maintint la libre circulation à l'intérieur 1.

Le parti modéré, maître encore de la majorité, avait fait rendre ce premier décret. Son influence déclinait. Louis XVI venait de périr sur l'échafaud, et la Montagne dirigeait ses attaques contre la Gironde. Quand Roland avait dénoncé le système par lequel la municipalité de Paris dépensait 12,000 francs par jour pour maintenir le pain au taux de 3 sous la livre comme un système « imaginé pour flatter le peuple 2 », quelques députés seulement, avec Turreau el Santerre, avaient protesté. Dix-sept jours après l'exécution du roi, la Convention tout entière approuvait ce même système et autorisait la municipalité à solder cette dépense par une taxe que payeraient les riches seuls 3.

Avant le procès du roi, Vergniaud avait prononcé ces paroles prophétiques « Le pain est cher, dit-on, la cause en est au Temple ; eh bien! un jour on dira de même : Le pain est cher, la cause en est à la Convention nationale *. »

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La prédiction ne tarda pas à se réaliser. « Les sans-culottes vont demander du pain à la Convention, qui leur en refuse », lisait-on dans une adresse colportée au mois de février 1793 dans les faubourgs de Paris, et le même jour, une députation des quarante-huit sections se présentait à la barre de l'Assemblée, déclarant impérieusement qu'il << fallait que le peuple eût du pain ». Puis, les blanchisseuses venaient <«< dans le sanctuaire des lois et de la justice déposer leurs sollicitudes >> relativement au renchérissement du savon et accusaient les accapareurs 6 ; puis, le département de Paris rappelait que « depuis quatre ans, il n'est pas de sacrifices que le peuple n'ait faits à la patrie », et il ajoutait : «<< Pour prix, il vous demande du pain... Les fruits de la terre, comme l'air, appartiennent à tous les hommes 7. »

1. Voir les séances de la Convention des 3 au 16 novembre 1792. Le décret est du 8-10 décembre 1792. Renouvelé le 1er mars 1793.

2. Hist. parlem., t. XX, p. 415.

3. Ibid., t. XXIV, p. 242.

4. Ibid., t. XXIV, p. 264 et 265.

5. ...

Il faut encore que le peuple soit heureux, il faut qu'il ait du pain. On n'arrache pas ce que l'on paye à un prix raisonnable. Ils ne voient donc pas, ces prétendus philosophes, ces amis de la liberté du commerce des grains, qu'en arrachant le pain du pauvre, ils n'enrichissent que d'avides spéculateurs. On vous a dit qu'une bonne loi sur les subsistances était impossible, c'est-à-dire qu'il faut désespérer de votre souveraine sagesse. » Séance de la Convention du 12 février 1793. Déjà, quelque temps avant la mort du roi, avait paru un pamphlet ayant pour titre : Donnez-nous du pain ou égorgez-nous.

6. Hist. parlem.,t.XXV,p. 332.- Le savon était monté de 15 sous à 32 sous la livre. Des boutiques d'épiciers avaient été pillées. C'est à la suite de ces événements que la Convention vota le décret du 18 mars sur la propriété.

7. Hist. parlem., t. XXVI, p. 52.

On racontait des faits qui étaient de nature à émouvoir la foule. A la fontaine de la rue de l'Arbre-Sec, disait-on, les porteurs d'eau cassaient les cruches de ceux qui voulaient faire eux-mêmes leur provision. Un porteur d'eau avait été appelé par une pauvre femme. « Il monte au cinquième, demande combien elle payera la voie.— Combien

la faites-vous payer ? Dix sous. Je n'en possède que six. On

se débat, et l'infâme porteur d'eau, voulant s'éviter la peine de redescendre ses seaux pleins, inonde le réduit de l'infortunée en les renversant sur son plancher 1. >>

Le 28 avril, le maire de Paris et les officiers municipaux portent à la barre de la Convention une pétition : « Qu'on n'objecte pas le droit de propriété. Le droit de propriété ne peut être le droit d'affamer ses concitoyens. >>

Il fallut faire une seconde concession, discuter le maximum. La majorité le repoussa encore, mais au milieu d'un tel tumulte qu'on dut faire évacuer les tribunes 2. Deux jours après, nouvelle discussion, à la suite de laquelle on adopta le recensement des grains possédés par chaque cultivateur, le droit de réquisition et un maximum décroissant qui devait être établi dans chaque département d'après le prix moyen des ventes du semestre 3.

Le triomphe ne fut complet que lorsque le parti des Montagnards se fut entièrement débarrassé de l'opposition des Girondins. Alors fut rendu le décret du 28 juillet 1793, qui qualifiait d'accapareurs ceux qui gardaient ou laissaient périr « des marchandises ou denrées de première nécessité sans les mettre en vente journellement et publiquement », et qui faisait de l'accaparement un «< crime capital » ; celui qui autorisait les directoires à fixer un maximum pour le bois, la houille, le charbon; celui qui fixait un maximum pour les grains, farines et fourrages, obligeait les cultivateurs à déclarer les quantités de grains qu'ils possédaient et interdisait aux meuniers, sous peine des galères, de faire commerce de grains; enfin celui qui, après une longue discussion, établit complètement, le 29 septembre 1793, le maximum général depuis longtemps réclamé par les passions populaires et par le parti extrême 7.

Les conventionnels entassèrent décret sur décret, coinme il arrive aux législateurs qui, faisant violence à la nature des choses, s'aperçoivent que le réseau de leurs lois n'est jamais assez serré pour comprimer tous les mouvements de la liberté. Ils avaient, dans le

1. Journal de la Montagne, cité dans l'Hist. parlem., t. XXVIII, p. 365.

2. Séance du 30 avril 1793.

3. Séance du 2 mai 1793.

4. Décret du 26-28 juillet 1793.

5. Décret du 19 août 1793.

6. Décret des 11 et 16 septembre 1793.

7. Décret du 29 septembre 1793.

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