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L'application du maximum à Paris et en province. - A peine le décret du 29 septembre 1793 fut-il connu dans Paris, que beaucoup de magasins se fermèrent. Les acheteurs se précipitèrent sur les boutiques; on se battit à la porte des épiciers; en moins de trois jours les approvisionnements furent enlevés et ne se renouvelèrent pas; le désordre s'accrut. La Convention s'indigna et institua une commission pour surveiller les matières premières et les fabriques. « Si les fabricants quittent leurs ateliers, s'écriait Chaumette, il faut que la République s'empare des matières premières et de leurs ateliers; car avec des bras, on fait tout dans le système populaire, et rien avec de l'or... Ce n'est pas une loi martiale; elle est toute pour le peuple et contre ses sangsues. Peu nous importe si nos têtes tombent par le fer des assassins, pourvu que nos neveux gravent sur nos crânes décharnés : Exemple à suivre. » Quel exemple! Un pareil langage peut faire sourire et être jugé indigne de l'histoire. Comme toutefois les extravagances ne sont pas l'apanage exclusif de cette époque, il ne nous paraît pas inutile de discréditer en les citant des théories qu'un déclamateur pourrait être tenté de rééditer comme des idées nouvelles.

Malgré l'affirmation de Chaumette, ce fut le peuple qui souffrit le plus. Le maximum devait tuer la mauvaise foi; la mauvaise foi seule en profita. Quelques habiles surent, en altérant la marchandise, faire de beaux bénéfices avec les prix du tarif. La flanelle était taxée à 8 livres 10 sous; on donna aux consommateurs, au lieu de flanelle, une mauvaise étoffe qui ne revenait qu'à 4 livres 10 sous, et que, sans le tarif légal, on n'aurait jamais vendue plus de 6 livres. Mais les petits marchands furent victimes; la plupart désobéirent à la loi et vécurent sous le coup d'une dénonciation; beaucoup subirent des condamnations; beaucoup aussi fermèrent leur magasin; presque tous cessèrent de l'approvisionner. La majorité de ceux qui vendaient les aliments, les bouchers et surtout les boulangers, forcés, sous la surveillance permanente de la police et du petit peuple, de continuer leur commerce, perdirent de l'argent. La situation n'était plus tolérable, et les plaintes du peuple augmentaient avec la misère.

Les hébertistes cherchaient à en profiter pour s'emparer de la confiance du peuple et occuper le pouvoir. Au mois de septembre, des cris se firent tout à coup entendre : « Du pain! du pain ! » C'était une immense colonne d'ouvriers qui envahissait l'Hôtel de Ville et s'y installait en maîtresse. Hébert demandait qu'on marchât contre la Convention. Aux Jacobins, Robespierre était inquiet et cherchait à prouver que nul mieux que lui ne veillerait à la nourriture du peuple : « Quant aux subsistances, nous ferons des lois sages, disait-il, mais en même temps terribles. » De la Convention on envoyait en toute hâte Chaumette, qui venait parler à l'émeute son propre langage. « C'est ici

s'écriait-il, la guerre ouverte des riches contre les pauvres; ils veulent nous écraser. Eh bien, il faut les prévenir ! »

Il fallut néanmoins que l'Assemblée se résignât à recevoir le lendemain la députation qui poussa avec Chaumette le cri de : « Guerre aux affameurs », et qui déclarant «< qu'il était temps que l'égalité promenât la faux sur toutes les têtes », demanda la mort de Brissot et la formation d'une armée révolutionnaire dans Paris '.

La question du pain pouvait ainsi fournir le prétexte d'une nouvelle révolution aux enragés et aux hébertistes qui, étant plus exagérés que les autres, avaient l'oreille de la multitude. C'étaient eux qui avaient demandé qu'on convertît les jardins publics en champs de pommes de terre, et qui affectaient de porter des sabots pour faire baisser le prix du cuir 2.

Au commencement de novembre, Barère vint, quelques jours après l'exécution des Girondins, proposer un nouveau décret au nom du Comité de salut public:

<< Citoyens, disait-il, les fédéralistes ont vécu; le peuple seul est immortel. Occupons-nous donc des plus pressants intérêts du peuple..... Qu'a fait l'agriculture pour la liberté? Elle n'a cherché qu'à grossir ses profits... Qu'a fait le commerce pour la liberté? Il s'est paralysé luimême... Quel a été l'odieux produit de tant de manœuvres ? Une hausse excessive. Il a fallu taxer d'abord les subsistances, puis tous les objets de première nécessité. Qu'a produit cette taxation, plus générale que la première ? L'intérêt personnel a-t-il été plus comprimé ? La cupidité a-t-elle eu moins de succès ? Non sans doute. » Il ajoutait qu'en vue d'empêcher les accaparements des riches, qui profitaient du maximum pour acheter beaucoup et affamer le peuple, la police municipale avait dû intervenir dans les transactions journalières et défendre de vendre à un citoyen plus de marchandises qu'à un autre : mesure encore insuffisante. La faute, selon lui, était à la loi, qui était mal faite, cette loi que dans un second discours il appelait un piège tendu à la Convention par les ennemis de la République, un complot tramé à Londres, « un poison, mais dont la Convention saurait tirer, comme les habiles chimistes, un remède qui guérirait les maux de la patrie ». Ce remède consistait à rendre la loi plus générale et à élever les prix, en reconnaissant que ceux du premier maximum étaient trop faibles. Il n'était pas difficile, en effet, de reconnaitre qu'une augmentation d'un tiers était dérisoire. dans un pays affligé de la disette et de la guerre et réduit à une monnaie qui perdait alors 73 p. 100.

Un tarif devait être dressé pour le maximum de toute espèce de marchandises sans exception dans toute la République. Les prix devaient

1. Hist. parlem., t. XXIX, p. 25 et suiv.

2. Ibid., t. XXX, p. 139.

toujours être ceux de 1790 augmentés d'un tiers; mais on accordait en sus 5 p. 100 au marchand en gros, 10 p. 100 au marchand en détail et les frais de transport. Le décret portait, comme le précédent, que les marchands en gros qui cesseraient leur commerce seraient déclarés suspects et que les marchands en détail qui prouveraient que le maximum leur aurait causé des pertes et aurait réduit leur fortune au-dessous de 10,000 livres, recevraient une indemnité de la patrie (décrets du 11 brumaire an II-1er novembre 1793).

Telle était la loi qui devait sauver la République. « Vous avez mis un frein à l'ambition des fabricants », disait Barère. Les plus singulières idées en matière d'économie politique se produisaient dans le sein de cette Assemblée qui avait la prétention de régler par décrets la production et même la consommation. Comme on se plaignait du renchérissement de la viande, Legendre proposa un jeûne civique; Couthon approuva, et l'Assemblée demanda qu'on lui fit un rapport sur le projet '.

Le Comité de salut public punissait de 3,000 livres d'amende et de six mois de détention, et en cas de récidive, de 6,000 livres et de vingt ans de fers quiconque donnait ou recevait un assignat à perte (décret du 1er août 1793); plus tard (10 mai 1794), il prononça la peine de mort contre ceux qui seraient prévenus d'avoir acheté ou vendu du numéraire, refusé des assignats en payement, donné ou reçu des assignats à perle, vendu à un prix supérieur au maximum ou demandé, avant de conclure le marché, en quelle monnaie le payement serait effectué. La Terreur fut assez puissante pour faire violence au cours naturel des valeurs, pour retenir l'assignat sur sa pente, et même pour le relever quelque temps: les 100 livres en assignats, qui étaient tombées à 27 livres en septembre, se relevèrent à 48 en décembre et se maintinrent entre 40 et 30 durant les six premiers mois de l'année 1794.

Mais la Terreur elle-même échoua sur la question du maximum. Elle fit beaucoup de mal, sans atteindre le but qui était de soumettre toutes les ventes aux prix d'un tarif uniforme. La loi fut appliquée d'une manière différente dans chaque département, selon le caractère des administrateurs du district. Le commerce en gros sut le plus souvent échapper à la règle des 5 p. 100, et beaucoup de petits marchands en firent autant. On se plaignit plus d'une fois à la Convention

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1. Séance du 21 février 1794. « Décrétez un carème civique; autrement la disette de viande se fera sentir dans toute la République. » Déjà Vergniaud avait fait la mème proposition un an auparavant. Ne serait-il pas nécessaire pendant un temps d'arrêter la consommation des veaux? La religion avait ordonné un carême pour honorer la divinité. Pourquoi la politique n'userait-elle pas d'un pareil moyen pour le salut de la patric?» Hist. parlem., t. XXVI, p. 39.- Le 10 août 1793, défense fut faite d'illuminer dans Paris « pour prévenir le renchérissement de la chandelle ». Ibid., t. XXVIII, p. 434.

que la loi du maximum fût «< constamment inexécutée, méprisée, violée, surtout à Paris, sous les yeux même de l'Assemblée ».

Il est juste de dire qu'en prenant de telles mesures sur l'accaparement et le prix des marchandises, la Convention n'imaginait pas un principe nouveau, non plus qu'en votant l'acte de navigation. Elle pouvait invoquer l'exemple de l'ancien régime; en cette matière comme en plusieurs autres, elle ne faisait qu'aggraver l'application. La police ne maintenait rigoureusement ses exigences qu'à l'égard des subsistances; aussi les subsistances étaient-elles la partie la plus mal administrée. Dans les campagnes, les fermiers cachaient leur blé; les marchés n'étaient pas approvisionnés, et les émeutes étaient presque journalières. A Paris, les garçons boulangers étant obligés, comme par le passé, de se munir d'un livret délivré par le commissaire de police, se révoltaient contre cette servitude, déclarant dans leurs assemblées qu'il valait mieux mourir de faim que de se conformer à un arrêté qui rappelait l'ancien régime 1. Le 3 brumaire an II (23 novembre 1793) la commune de Paris arrêta que la richesse et la pauvreté devant également disparaître sous le régime de l'égalité, il ne serait plus composé un pain de fleur de farine pour le riche et un pain de son pour le pauvre. Tous les boulangers seraient tenus, sous peine d'incarcération, de faire une seule et bonne espèce de pain : le pain de l'égalité. Les habitants étaient rationnés; chaque citoyen, contre un bon que délivrait la commune, avait droit à deux onces de pain et à une mesure de riz par jour. Mais chacun était tenu d'aller chercher lui-même sa portion; on faisait la queue à la porte du boulanger, du boucher, du charcutier, au port au charbon; on passait la nuit entière à attendre, et quand le pain manquait avant la fin de la distribution, c'étaient des cris, des imprécations, des violences. Au commencement de l'année 1793, lorsque la municipalité de Paris maintenait le pain à trois sous la livre, les marchands forains, apportant leurs denrées à la Halle, en achetaient qu'ils faisaient sortir en fraude et qu'ils revendaient dans les campagnes 10 et 11 sous. Paris approvisionnait ainsi, aux dépens de son budget, sa banlieue à vingt-cinq lieues à la ronde, disait-on, non sans beaucoup d'exagération.

Dans une famille d'honnêtes marchands que j'ai connue, le secrétaire était plein d'assignals, mais le buffet était vide. Les pommes de terre remplaçaient souvent le pain, et parfois le père se couchait sans souper pour laisser sa ration à ses enfants. Encore cette famille avaitelle des faveurs dont tous ne jouissaient pas. Un ami, courrier de la malle, apportait quelquefois en secret un pain acheté dans la campagne. Une fois, il arriva la nuit avec un sac de farine; c'était une for

1. Paris pendant la réaction thermidorienne, 12 vendémiaire an III.

tune. Le sac fut caché avec précaution derrière le lit; tous les soirs on portait un peu de farine chez un boulanger du voisinage, et le lendemain on venait chercher le pain, de grand matin, par une porte de derrière, en courant le risque, si l'on était vu, d'ètre traité comme accapareur. Telle était dans la petite bourgeoisie la situation de beaucoup de Parisiens; car il n'y avait pas que la pauvreté qui manquât alors de pain.

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Réquisitions. - Maximum et réquisitions devaient être appliqués dans toute la France. Dans la plupart des localités, en effet, des ordres furent donnés, sinon toujours exécutés. On constata en maint endroit la même pénurie de vivres qu'à Paris. A Tarbes, les habitants furent réduits à une demi-livre de pain, dont un tiers de froment et les deux tiers de maïs; à Evreux, on n'avait aussi qu'une demi-livre ; à Rouen, la ration tomba à un quart en brumaire ; à Bordeaux, on faisait queue toute la nuit pour payer très cher un morceau de pain de féveroles et de pois; à Bourges, à Moulins, les marchés étaient déserts. <«< Depuis le maximum, tout manque à Marseille », écrivait-on en nivôse an II.

Collot d'Herbois, de son côté, écrivait de Lyon (6 novembre 1793) : « Il n'y a pas de vivres ici pour deux jours »; puis, quelques jours après : « La famine va éclater. » Un autre représentant, en mission à Grenoble : « Les boulangers ne cuisent pas, les habitants des campagnes n'apportent point de blé, les marchands enfouissent leurs marchandises, ou les font recéler par des voisins officieux, ou les exportent. » A Strasbourg, le tribunal criminel recevait l'ordre « de faire raser la maison de quiconque sera convaincu d'agiotage ou d'avoir vendu au-dessus du prix fixé par le maximum ».

Dans le Tarn, le commissaire enjoignait à chaque commune d'avoir des greniers publics et à chaque citoyen d'y verser des provisions au prix du maximum, les familles ne devant pas conserver chez elles plus de 50 livres de farine par personne. « Autrefois c'était le plus beau grain qui arrivait en ville, aujourd'hui c'est le contraire », disait-on à Troyes.

Quand on pouvait s'en procurer, on se cachait, en province comme à Paris, pour le manger. « Quand nous cuisons, dit un voyageur, de séjour à Amiens en mai 1795, les portes sont soigneusement fermées ; la sonnette sonne en vain, aucun visiteur n'est admis jusqu'à ce que les moindres traces de l'opération soient effacées 2.

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1. Souvenirs et journal d'un bourgeois d'Evreux, p. 83. « Le vendredi 15 juin 1794, on proclama que tous ceux qui avaient chez eux quelques provisions en blé, orge, seigle, farine, et même de pain, eussent à les déclarer sous vingt-quatre heures, sous peine d'être regardés comme ennemis de la patrie, et déclarés suspects, mis en arrestation, traduits devant les tribunaux. » TAINE, les Origines, t. VIII, p. 272. 2. TAINE, les Origines de la France contemp., t. VIII, pp. 250, 256, 274, 297.

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