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par des tripotages; les rentiers et les fonctionnaires vivant dans le dénûment, ces derniers incités à se laisser corrompre par l'impossibilité de subsister avec leur traitement; les paysans qui, obligés de livrer leurs denrées sur bons de réquisition dont abusaient des chefs de troupe, étaient ensuite très irrégulièrement remboursés ou ne l'étaient pas ; des fournisseurs privilégiés se faisant délivrer des visas d'urgence et vidant les caisses pendant que les notes des autres fournisseurs restaient en souffrance. Ce n'est là qu'une énumération incomplète du trouble qu'occasionna le papier-monnaie et qui contribua à la chute du gouvernement directorial 1. Il convient d'y ajouter comme dernier trait le pernicieux exemple donné par un grand État, exemple bien fait pour familiariser les nations au manque de foi et pour autoriser dans l'avenir des projets téméraires.

Le Directoire fit cependant de sérieux efforts pour organiser les finances. Il n'y réussit pas, malgré le rétablissement de plusieurs impôts indirects et malgré la bonne volonté qu'eut le ministre Ramel d'introduire la régularité dans les comptes et de dresser un budget. Mais les papiers avec lesquels l'État payait ses créanciers encombrèrent jusqu'au dernier jour la circulation; l'arriéré des contributions et le déficit étaient énormes; le gaspillage des fonds par les fournisseurs continuait. « Il n'existait réellement plus de vestiges de finances en France », a écrit le ministre qui sous le Consulat a le premier recueilli la succession des finances de la Révolution. Cette impuissance a été un des grands malheurs du Directoire. La France n'avait pas confiance en lui et oubliait les grandes choses accomplies à l'extérieur pour s'attacher au spectacle des misères et des faiblesses de l'intérieur. Les banqueroutes se succédaient; le gouvernement, rançonné et volé par des financiers, ne se soutenait qu'à l'aide des plus tristes expédients; une de ses dernières mesures (loi du 10 messidor an VII-28 juin 1799) fut un emprunt forcé progressif de 10 millions. Il n'avait en caisse que 167,000 francs quand il fut emporté par la révolution du 18 brumaire. L'effet a été généralement fâcheux pour le commerce; nous en parlerons dans un autre chapitre. L'agriculture a moins souffert ; nombre de fermiers peu scrupuleux y ont même trouvé une source de gain en vendant leurs denrées contre du numéraire et en payant leurs fermages, quand ils voulaient bien les payer, en assignats ou en achetant des biens nationaux. Dans les villes, beaucoup de marchands ont été appauvris, pendant que d'autres faisaient des profits scandaleux. La spéculation déshonnête a été surexcitée, les mœurs commerciales ont été altérées et des bouleversements immérités se sont produits dans les fortunes 2.

1. Voir M. STOURM, les Finances de la Révolution, ch. XXV, XXVI, XXVII et XXVIII.

2. Voici un mémoire des habitants de Saumur, qui représente le tableau, un peu

Sans doute le papier-monnaie est bien loin d'avoir été la seule cause de tous ces événements. Il ne fut d'abord qu'un des moyens dont la Révolution crut pouvoir faire usage; mais promptement il prit une place importante dans les affaires de la France, et il finit par devenir lui-même un mal plus grand que le mal auquel il avait été appelé à remédier, l'embarras le plus sérieux de la Révolution, un des écueils contre lesquels la République allait échouer. La Constituante l'avait créé avec confiance, la Législative s'en servit sans ménagement; la Convention en éprouva tous les inconvénients; le Directoire fut contraint de le supprimer. Chaque pas fait en avant enfonça davantage le gouvernement dans la voie de la banqueroute, et après de longues souffrances, cette banqueroute se fit d'autant plus douloureuse qu'on avait prolongé plus longtemps une situation anormale.

L'argument de la nécessité avait été invoqué dès le principe par Mirabeau et par le parti révolutionnaire; on s'était exagéré le danger, et je crois sincèrement qu'on eût pu, non pas éviter de recourir au papier-monnaie, mais prendre au début une voie qui eût été moins périlleuse. C'est après la Constituante seulement que l'impérieuse nécessité se fit sentir dans toute sa rigueur. Je ne la nie pas; j'ai cherché, au contraire, à montrer comment elle était née inévitablement de l'enchaînement des faits. Elle est l'excuse de ceux qui y ont succombé; mais elle est aussi la moralité de cette histoire et vient à l'appui des théories économiques, pour montrer où aboutissent, après les plus brillantes promesses et les plus naïves espérances, les papiers-monnaie destinés à soutenir les États.

Il y a et il y aura toujours deux jugements très différents en présence sur les assignats: celui de la Révolution ',et celui de la science écono

assombri peut-être, de la situation. « Après avoir fait le tableau brillant et vrai du commerce de Saumur avant la grande Révolution, qu'il en coûte à des citoyens patriotes et sensibles de l'exposer déchiré, anéanti par les circonstances cruelles qui ont désolé ce beau pays. D'abord par la guerre désastreuse de Vendée (nous éviterons d'en retracer les horreurs trop affligeantes pour l'humanité et pour l'honneur du nom français), ensuite par les effets d'un maximum destructeur et ceux d'un système inquisitorial qui achevaient de ruiner les cultivateurs honnêtes et les commerçants, anéantissaient les fabriques, faisant cacher et enfouir même toutes les productions du sol et de l'industrie, produisaient la disette au sein de l'abondance, et ce qui n'est pas moins pernicieux, arrachaient des mains honnêtes et connues la manutention générale du commerce pour la placer clandestinement dans celles des êtres les plus immoraux qui, sous le masque d'un patriotisme dévorant, forçaient des citoyens paisibles et timides d'abandonner le fruit de leurs économies au tiers de ce qu'il valait. »> Archives nationales, F12 663.

1. MICHELET dit (Hist. de la Révolution française, t. III, p. 236) pour justifier les assignats: « La Révolution a marié le paysan à la terre, et voilà comment elle est devenue solide. »

Voici le jugement final que porte LOUIS BLANC (Hist. de la Révolution,t. XII, p. 97) sur les assignats :

« Si le gouvernement révolutionnaire parvint à nourrir et à équiper des armées

mique. Sans méconnaître la valeur de certains arguments sur lesquels se fonde le premier, je pense que le second serait moins sévère si la Constituante eût tout d'abord posé correctement la question et si la Convention n'avait voulu lier la fortune de la République à la foi dans l'assignat.

Pour atténuer un mal inévitable, il aurait fallu ne pas exagérer par une illusion funeste la valeur du gage à mesure qu'on augmentait la masse des billets; il aurait fallu reconnaitre qu'on fabriquait réellement un papier-monnaie, un papier auquel les biens-fonds ne fournis. saient qu'une garantie insuffisante; il aurait fallu enfin user des assignats avec la même économie qu'on eût fait de métaux achetés à grands frais.

Ces réflexions et ces exemples tirés de l'histoire ne sont pas inutiles pour l'enseignement des générations qui viennent après de pareilles épreuves. Mais la génération qui fut emportée sans expérience par le mouvement de la Révolution eut-elle le temps de réfléchir?

de douze cent mille hommes, à créer des flottes, à extraire des quantités de salpêtre, à couvrir la France de manufactures d'armes, à combattre la famine, à se passer de l'industrie qui était paralysée et du commerce qui était mort, à étouffer la guerre civile, à chasser de nos frontières des nuées d'ennemis, à faire d'une nation de toutes parts assaillie une nation conquérante, à mettre la coalition en lambeaux, et à remplir d'admiration le monde qu'il frappait d'épouvante, le moyen qui servit à l'accomplissement de ces choses fut un chiffon de papier que, plus tard, quand elles furent accomplies, un mendiant dédaignait de ramasser.

« Qu'importe, après cela, que les économistes, pour l'honneur de la théorie, condamnent l'assignat? Il est absous, puisque, associé à l'enthousiasme républicain, il a fait la Révolution et sauvé la France. »

CHAPITRE VII

LA SOCIÉTÉ ET L'INDUSTRIE SOUS LE DIRECTOIRE

SOMMAIRE.

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Le luxe, les

Appau

L'état des esprits et le communisme de Babeuf (250). partis et les finances (253). — Hospices, hôpitaux et monts-de-piété (258). vrissement de l'industrie (260). Encouragements à l'industrie sous le Directoire (268). La population industrielle et agricole (274). La première exposition des produits de l'industrie (279). Patrons et ouvriers (280). L'instruction (283). - Résumé des trois périodes de la Révolution (288).

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L'état des esprits et le communisme de Babeuf. -- La Constitution de l'an III ayant donné à la République un gouvernement constitutionnel, la France semblait parvenue au terme des agitations révolutionnaires. Mais la société avait été trop profondément ébranlée pour retrouver instantanément son équilibre. Les violences de la Convention n'avaient pas formé les esprits au respect du droit et à la pratique de la liberté. Les passions étaient irritées. Si l'ardeur du patriotisme s'était quelque peu amortie depuis que la frontière n'était plus menacée, les menées des partis à l'intérieur étaient plus actives. Les Jacobins ne se résignaient pas à leur double défaite de thermidor et de prairial, et les royalistes, qui ne craignaient plus l'échafaud, groupaient sous leur bannière ceux que la Révolution avait froissés ou qu'effrayaient les excès populaires : c'étaient les deux partis d'opposition contre le Directoire, soutenus par le parti qu'on appelait quelquefois les conservateurs et qui se composait de la majorité de la bourgeoisie.

Les circonstances n'étaient pas favorables à la renaissance de l'ordre et du travail: guerre à l'extérieur, et à l'intérieur détresse financière. Pendant quatre années, le Directoire lutta péniblement contre ces difficultés qui entravèrent sa marche. Malgré le sincère amour du bien dont fut animée la majorité de ses membres, il ne sut pas écarter ces dangers, et formé à une mauvaise école,il prépara sa propre chute en enseignant à violer la Constitution au nom du salut public.

Les Jacobins, qu'on désignait souvent sous le nom d'« exclusifs », étaient sinon les plus redoutables, du moins les plus entreprenants parmi les ennemis du Directoire. Dans l'Orateur plébéien et dans le Journal des hommes libres, Antonelle réclamait l'égalité des biens et

l'accomplissement des promesses de 1793. Babeuf, dit Caïus Gracchus, disciple de Rousseau, qui avait rêvé une société communiste avant 1789 et qui poussait les doctrines égalitaires à leurs dernières conséquences, professait alors le communisme absolu dans le Tribun du peuple ou le défenseur des droits de l'homme1.

« La propriété individuelle, disait-il, est la source principale de tous les maux qui pèsent sur la société... La société est une caverne. L'harmonie qui y règne est un crime. Que vient-on parler de lois et de propriétés? Les propriétés sont le partage des usurpateurs et les lois l'ouvrage du plus fort. Le soleil luit pour tout le monde et la terre n'est à personne. Tout ce que possèdent ceux qui ont au delà de leur part individuelle dans les biens de la société est vol et usurpation; il est donc juste de le leur reprendre 2.

« Allez donc, ô mes amis, déranger, bouleverser, culbuter cette société qui ne vous convient pas. Prenez partout tout ce qui vous conviendra. Le superflu appartient de droit à celui qui n'a rien... Égorgez sans pitié les tyrans, les patriciens, le million doré, tous les êtres immoraux qui s'opposeraient à votre bonheur commun. »

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Incarcéré sous la Convention, il noua avec d'autres prisonniers les premières relations de la société des « Égaux ». Libéré par l'amnistie du 4 brumaire an IV, il poursuivit secrètement son œuvre de propagande et sa conspiration. Les babouvistes cherchèrent à remuer l'opinion du club jacobin du Panthéon le Directoire fit fermer le club (8 ventôse an IV). Les babouvistes tinrent leurs assises dans des cafés, nommèrent un directoire secret, unirent, non sans tiraillement, leurs efforts à ceux des Montagnards qui regrettaient la Terreur et complotèrent le renversement du Directoire et la restauration de la Convention avec Babeuf pour dictateur, sous le titre de premier tribun. Babeuf essaya de corrompre la légion de police: le Directoire la licencia. Babeuf essaya de gagner à sa cause un membre du Directoire et il ne fut pas positivement repoussé par Barras. L'insurrection devait éclater du 20 au 23 floréal (9-12 mai 1796) au son du tocsin et des trompettes, sous des bannières portant: « La Constitution de 1793 ou la mort ! Égalité, Liberté, Bonheur commun!» Le même jour serait rendu le décret constitutif de la société nouvelle : « Le peuple de Paris, après avoir terrassé la tyrannie, usant des droits qu'il a reçus de la nature, reconnait et déclare au peuple français: que l'inégale distribution des biens et des travaux est la source intarissable de l'esclavage et des malheurs publics, que le travail de tous est une condition essentielle

1. Ce journal avait eu pour premier titre : Liberté de la presse, fondée en septembre 1794.

2. Babeuf et la société en 1793, par ED. FLEURY. Voir Histoire de Gracchus Babeuf et du babouvisme, par ADVIELLE, et la Philosophie sociale du XVIe siècle et la Révolution, Babeuf et le babouvisme, par M. A. Espinasse.

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