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du pacte social, que la propriété de tous les biens de la France réside essentiellement dans le peuple français qui peut seul en déterminer et en changer la répartition... » Quoique Babeuf eût un an auparavant condamné la Terreur sanguinaire, il recréait l'idéal rêvé par SaintJust:

« Qu'il cesse ce grand scandale que nos neveux ne voudront pas croire, s'écriait-il dans le Manifeste des égaux. Disparaissez enfin, révoltantes distinctions de riches et de pauvres, de grands et de petits, de maîtres et de valets, de gouvernants et de gouvernés! Qu'il ne soit plus de différence parmi les hommes que celle de l'âge et du sexe.

<< Puisque tous ont les mêmes besoins et les mêmes facultés, qu'il n'y ait plus pour eux qu'une seule éducation, une seule nourriture. Ils se contentent d'un seul soleil et d'un air pour tous, pourquoi la même portion et la même qualité d'aliments ne suffiraient-elles pas à chacun d'eux ? »

Le Manifeste et l'Analyse de la doctrine, qui furent affichés sur les murs de Paris, réclamaient la Constitution de 1793, « véritable loi des Français », et exposaient le dogme de la société communiste. « La nature a donné à chaque homme un droit égal à la jouissance de tous les biens. La nature a imposé à chacun l'obligation de travailler. Les travaux et les jouissances doivent être communs.... Plus de propriété individuelle des terres; la terre n'est à personne. Nous réclamons, nous voulons la jouissance commode des fruits de la terre: les fruits sont à tout le monde. >>

Il fallait donc commencer par renverser cet ordre de choses qui faisait obstacle à l'égalité, et il était bon de récompenser les patriotes qui auraient concouru à l'œuvre. L'Acle insurrectionnel y pourvoyait. Des vivres de toute espèce seront portés gratuitement au peuple sur les places publiques. Les malheureux de toute la République seront meublés et logés dans les maisons des conspirateurs, c'est-à-dire des riches. Si ce n'était pas tout à fait l'égalité, c'était au moins la succession des jouissances: à chacun son tour. Ce prélude à la réforme était destiné à séduire la populace, et portait à penser que Babeuf n'avait pas une bien haute idée de la dignité du peuple.

Le babouvisme (surtout Babeuf et Buonarotti), sans déterminer nettement ce que sont l'état de nature et le pacte social, posait en principe que « le bonheur est le seul but de la société » et que tous les hommes, ayant les mêmes organes et les mêmes besoins, ont nécessairement les mêmes droits naturels. « Originairement le terroir n'est à personne, les fruits sont à tous. L'institution des propriétés particulières est une surprise faite à la masse » : principe qui condamne l'hérédité, l'aliénabilité des biens, la diversité de valeur attribuée aux divers travaux, la propriété individuelle du travail, autant d'erreurs qui ont engendré le « brigandage social ». Un homme qui, étant ca

pable de produire comme quatre, exigerait la rétribution de quatre, serait un conspirateur social. « On ne parvient à avoir trop qu'en fai-1 sant que d'autres n'aient pas assez. » Aussi le babouvisme repousset-il le partage qui aboutirait à des inégalités à chacun sa suffisance et rien que sa suffisance, résultat qu'on obtient par une administration commune des subsistances et de tous les biens, ainsi que de tous les travaux.

La grande Organisation du travail commun et égalitaire devait avoir lieu aussitôt. « Dans chaque commune, les citoyens seront distribués par classes: il y aura autant de classes que d'arts utiles; chaque classe est composée de tous ceux qui professent le même art. Il y a auprès de chaque classe des magistrats nommés par ceux qui la composent. Ces magistrats dirigent les travaux, veillent sur leur égale répartition 1. » Tous les produits, déposés dans les magasins publics, sont donnés à chacun dans la mesure de ses besoins. Tous mangent à la même table, et une rude discipline maintient les citoyens sous le niveau égalitaire. « L'administration suprême astreint à des travaux forcés les individus des deux sexes dont l'incivisme, l'oisiveté, le luxe et les déréglements donnent à la société des exemples pernicieux. »

C'était un communisme grossier, envieux de toute supériorité et dépouillé de toute poésie, dont Babeuf faisait une sorte de foi religieuse. Il pouvait recruter encore des partisans dans les faubourgs: il y avait, dit-on, dix-sept mille personnes affiliées au complot. Mais depuis que de tels systèmes n'avaient plus le prestige du pouvoir et l'épouvantail de l'échafaud, ils avaient beau remuer les passions de la foule qui souffrait alors cruellement de la faim, ils avaient bien peu de chance de s'imposer au pays qui les réprouvait. Bien peu même parmi les conspirateurs avaient la foi robuste et l'orgueil de Babeuf, qui, après son arrestation, écrivit au Directoire : « Quel que soit mon sort, qu'on me conduise à la mort ou à l'exil, je suis sûr d'arriver à l'immortalité. » C'est à l'échafaud qu'après un long procès, jugé à Vendôme, Babeuf fut conduit le 26 mai 1797.

Le luxe, les partis et les finances. Le vent soufflait d'un autre côté.1 La jeunesse parisienne se montrait avide des plaisirs dont la Terreur l'avait sevrée ; après le 9 thermidor, elle afficha un luxe extra

1. Art. 4 et 5.

2. Même avant la Terreur, TAINE (t. VIII, p. 177) cite la lettre d'un Parisien, de septembre 1792 : « Il n'est pas encore sûr de se promener dans les rues avec des habits décents; j'ai été obligé de me procurer des pantalons, une jaquette, une cravate de couleur et du linge grossier que j'ai eu soin d'endosser avant de m'aventurer dehors. » Toutefois Paris n'avait pas renoncé entièrement au plaisir; pendant la Terreur, les théâtres étaient fréquentés, et plus d'un conventionnel donnait des dîners et tenait salon. Voir BAUDRILLART, Hist. du luxe, t. IV, p. 468 et suiv.,et DE GONCOURT, la Société pendant le Directoire.

vagant. Les « merveilleuses » s'habillaient soi-disant à l'antique, se paraient de pierres précieuses, mettaient des bagues jusqu'aux doigts des pieds chaussés de sandales; portaient des robes de gaze, de longues écharpes; peu de grâce d'ailleurs, et parfois fort peu de respect pour la décence. Les mœurs faciles du temps s'en accommodaient 2. Les « muscadins » et les «< incroyables » se montraient au PalaisEgalité (Palais-Royal) et sur les autres promenades dans un accoutrement bizarre, étalant de larges chaînes de montre sur de larges gilets et s'appuyant sur des gourdins avec lesquels, à la voix de Fréron, ils pourchassaient les Jacobins. Les hommes politiques donnaient des bals et des fêtes. On reprenait l'usage interrompu du pèlerinage de Longchamps; mais la dévotion ne servait même plus de prétexte à cette pompe du monde élégant. « Les confiseurs et bonbonniers n'avaient pas été aussi brillants depuis 1789 », faisait observer un journaliste au commencement de l'année 1797 », et il répétait le mot d'un bourgeois qui en regardant le riche étalage d'un marchand, disait : « Il y a trois ans, le maître de cette boutique eût été guillotiné 3. » A l'abstinence forcée succédait une fièvre immodérée de jouissances.

Le gouvernement tenait à l'observance du décadi. Un arrêté du bureau central du 5 frimaire an VI défendit d'exposer en vente ce jourlà dans Paris des marchandises autres que des comestibles et de travailler ostensiblement. Les commissaires de police faisaient des rondes tous les décadis. Mais le courant avait changé, et c'était le dimanche qu'on fêtait. « Hier, jour correspondant au dimanche, lit-on dans un des rapports de police qui signalent le fait, les promenades publiques regorgeaient de monde, et l'on remarque, à la quantité d'ouvriers qu'on y voit, que le décadi n'est nullement le jour qu'ils destinent au repos. >> Hier,jour correspondant au dimanche, lit-on dans un rapport de l'année suivante, presque toutes les boutiques étaient fermées 5. »

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1. Les robes des élégantes couvraient à peine la nudité. On aimait l'allégorie galante les sacs à la main, dits ridicules, portaient brodés des carquois, des cœurs percés de flèches, etc.

2. Le relâchement des mœurs était dû à plusieurs causes. La facilité du divorce en était une. « Vous frémiriez, si je présentais le tableau fidèle des victimes que le libertinage et la cupidité ont amoncelées en France au nom d'une loi qui n'avait pour objet que de rendre les mariages plus heureux et plus respectables, en rendant les époux plus libres. Il y a eu plus de 20,000 divorces. Rapport de FAVARD (10 janvier 1797); F. D'IVERNOIS, Tableau hist. et pol. des pertes que la révolution et la guerre ont causées au peuple français, t. II, p. 47.

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3. Paris pendant l'année 1797, journal publié à Londres, t. XI, p. 53. 4. M. AULARD, Paris pendant la réaction thermistorienne, 16 prairial an V. 5. Ibid., 13 frimaire an VI. - Les départements avaient rétabli des foires et beaucoup avaient repris comme date la fête d'un saint. Le Directoire rendit en l'an VI un arrêté en conséquence : << Vu l'article 372 de l'acte constitutionnel, les lois des 16 vendémiaire et 4 frimaire an II... l'administration centrale, considérant qu'il

La réaction s'étendait des mœurs à la politique; il était de bon ton d'être royaliste. Les élections de l'an V le prouvèrent. Les Clichyens obtinrent la majorité dans les Conseils, et la majorité du Directoire, croyant la République perdue, osa le coup d'État du 18 fructidor. Les Clichyens furent proscrits: grande faute qui rouvrait l'ère révolutionnaire. La Constitution n'était plus désormais qu'un vain mot ; elle fut violée à chaque élection nouvelle, le 22 floréal, le 30 prairial, jusqu'au jour où elle fut emportée avec le Directoire et les Conseils par un dernier coup d'État, sans que beaucoup de Français regrettassent un gouvernement qui s'était discrédité lui-même. Ces divisions empèchaient le rétablissement de l'ordre. Les royalistes continuaient à agi ter les provinces, et la Vendée avait repris les armes.

Le Directoire fut d'abord plus heureux contre les ennemis de l'exté- 1 rieur. Les victoires du général Bonaparte en Italie forcèrent l'Autriche à déposer les armes, et le glorieux traité de Campo-Formio rétablit la paix sur le continent. Mais les Anglais restaient maîtres des mers, et pendant que Bonaparte allait imprudemment compromettre une armée française par l'héroïque, mais hasardeuse expédition d'Égypte, ils rassemblèrent les puissances du continent en une seconde coalition. La France eut de nouveau à lutter contre l'Europe et vit sa frontière )

menacée.

Nous avons dit dans le précédent chapitre quelles difficultés la dépréciation du papier-monnaie avait causées au Directoire. L'or et l'argent finirent par reparaître, et avec eux le commerce normal. Mais ils semblèrent garder rancune au gouvernement et fuir les caisses de l'État. Nous avons dit que chaque jour les directeurs étaient embarrassés de savoir comment ils feraient le lendemain le service de la Trésorerie 2.

Nous avons vu aussi que l'État s'était trouvé dans l'impuissance d'achever la liquidation des dettes de l'ancien régime et même de payer la rente3. La constitution du «< tiers consolidé » n'était qu'une banqueroute. Les artisans auxquels on devait encore le prix de leurs maîtrises et de leurs offices eurent à supporter leur part de ce

est de son devoir de faire disparaître les restes des institutions qui peuvent encore rappeler le despotisme et l'erreur... » le Directoire ordonne qu'à compter du 1er vendémiaire an VII, les foires se tiendront aux jours de l'ère républicaine déterminés par ce tableau. La plupart des départements ont un tableau imprimé d'après cet ordre. Arch. nationales, F12 668.

1. Sa chute, dit en parlant des assignats RAMEL, alors ministre, a augmenté considérablement les difficultés du service. » Des Finances de la République en l'an IX. p. 28.

2. Voir plus haut, p. 245. Voir aussi la Détresse financière, par FR. D'IVвRNOIS, t. I, p. 150.

3. Voir plus haut, p. 246.

désastre, et l'industrie tout entière eut cruellement à souffrir de la défiance qu'inspirait une telle situation financière.

Les impôts rentraient mal. On avait voulu tant simplifier qu'on avait tari presque toutes les sources du revenu. De ce côté, la Constituante avait donné l'exemple; la Convention l'avait suivi et avait même supprimé la patente. Le commerce extérieur se trouvant presque anéanti par la guerre et le payement des droits de douane en papier-monnaie étant dérisoire', il ne restait guère que la contribution foncière dont le recouvrement était si défectueux qu'elle ne rapportait pour ainsi dire rien. A la fin de l'an III, quand la Convention céda le gouvernement au Directoire, sur les 143,695,785 livres imposées en numéraire, le Trésor n'avait pas touché un sou, même en assignats, et il n'avait perçu que le dixième de l'impôt en nature.

Il fallut régulariser l'assiette et la perception des contributions directes, foncière, personnelle-mobilière et somptuaire. Déjà la Convention, dans ses derniers jours, avait rétabli la patente 2, mais en la réglant non plus d'après le loyer du contribuable, mais d'après certaines classes de professions, et dans chaque classe d'après la population; cette loi créa, en outre, des patentes spéciales valant de 25 à 1,500 francs et des patentes générales au prix de 4,000 francs qui donnaient droit à toute espèce d'industrie. Le système de la Convention, qui est l'origine du droit fixe, était insuffisant, quoiqu'il se rapprochât plus de la proportionnalité que la contribution basée sur le loyer seul. Le Directoire remania cet impôt et l'établit par la loi du 6 fructidor an IV (24 août 1796) sur la double base du droit fixe et du droit proportionnel, et il compléta son œuvre par plusieurs autres lois dont la dernière, celle du 1er brumaire an VII (22 octobre 1798), posa les règles qui ont régi cette perception jusqu'en 1844. Le droit fixe était payé d'après un tarif classant les professions en plusieurs catégories; le droit proportionnel était le dixième de la valeur locative des maisons d'habitation, usines, ateliers, boutiques du contribuable. « La contribution des patentes, disait le rapporteur de l'an VII, n'est pas un impôt sur l'industrie; dans un gouvernement libre, l'industrie ne peut pas être imposée (il

1. M. STOURM cite comme exemple le droit de 36 livres à l'entrée des laines filées qui se trouvait en réalité réduit à 18 sous, et la protection de 15 p. 100 sur les produits manufacturés à 1/2 p. 100. Une loi du 7 avril 1795 décida que les droits seraient payés au sextuple en assignats; une autre du 25 décembre 1795 exigea la moitié du payement en argent; une troisième du 1ar août 1796 n'admit plus que le payement en espèces, « considérant que la quotité des droits de douane a été déterminée dans la proportion la plus convenable pour assurer aux productions nationales la préférence ». Les Finances de l'ancien régime et de la Révolution, t. II, p. 86.- En outre, les employés, très mal payés, faisaient mal leur service.

2. Décret du 4 thermidor an III (22 juillet 1795) et loi du 1er brumaire an VII (22 octobre 1798). Cet impòt rapporta net 20 millions en l'an VII; RAMEl, des Finances de la République en l'an IX, p. 200.

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