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« Les effets de l'anarchie pèsent encore en entier sur le commerce, disaient les commerçants convoqués à Paris; il se traîne sur ses ruines ses capitaux sont dissipés ou enfouis; ses ateliers fermés 1. » Le maximum et les réquisitions avaient en effet ruiné un certain nombre de grandes manufactures en les contraignant à livrer leurs produits à des prix dérisoires ; ils avaient ruiné aussi les genres de fabrication les plus soignés, les draps de Sedan, par exemple, en induisant les manufacturiers à n'employer que des matières grossières pour ne pas subir une perte trop considérable sur un prix de vente fixé d'avance par règlement administratif. Quand le maximum eut été supprimé, restèrent la difficulté du transport, l'absence de crédit, la cessation du commerce avec l'étranger, le prix exorbitant des matières exotiques; la production demeura languissante 3. Restèrent aussi les mauvaises habitudes prises par des manufacturiers dont on rompait tout à coup la chaîne et qui entraient dans le régime de la liberté à une époque de licence; les fraudes se multiplièrent *. L'émigration continua et poussa hors de France non plus ceux auxquels la politique portait ombrage, mais ceux dont les bras n'avaient pas d'emploi ".

Les témoignages s'accordent presque partout à montrer que la période révolutionnaire, de 1789 à 1799, a été dans les villes une longue et douloureuse crise industrielle. Il était impossible qu'il en fût autrement durant une transformation sociale si radicale et si rapide, aggravée par des violences contre les personnes et contre les biens. Un mémoire sur l'orfèvrerie adressé à la Convention, en brumaire an III, rappelait l'importance de cette industrie à Paris, « dont la supériorité était reconnue dans le monde », et à Lyon. Outre les pièces d'orfèvrerie, de joaillerie et de bijouterie, ces deux villes fournissaient l'étranger

1. Paris en 1797, t. XI, p. 246.

2. Voir, entre autres, Mémoire statistique de l'Indre, an XII, p. 293. Voir aussi les déclarations des conseils généraux en l'an IX (Pas-de-Calais, Basses-Pyrénées, Sarthe, Vaucluse, etc.). Le Pas-de-Calais s'exprimait ainsi : « Causes de cette décadence : lois révolutionnaires plus actives dans ce département; le papier qui a dévoré la fortune des hommes laborieux qui activaient l'industrie; la guerre qui a enlevé des bras; le mauvais état des routes qui a rendu les communications très difficiles. » (P. 273.)

La manufacture de draps de Châteauroux était ruinée ; « les réquisitions lui enlevérent 2,000 à 3,000 pièces au prix du maximum » ; les petites fabriques avaient remplacé les grandes; on comptait 64 fabricants en 1789 et 92 en l'an IX. Cependant le commerce des laines lavées avait gagné dans le département (4,650 quintaux à 290 francs le quintal en 1789 et 6,000 quintaux à 490 francs en l'an IX).

3. Voir les Mémoires statistiques des préfets (Lys, Meurthe, Moselle, Doubs, Deux-Sèvres, Eure, Indre) en l'an XII.

4. Par exemple, les étoffes 4/4 de Rouen n'eurent plus qu'environ 7/8 d'aune, les 7/8 eurent 3/4. Ces produits furent discrédités à l'étranger. FR. D'IVERNOIS, t. II, p. 248.

5. LEGOYT (de l'Emigration, p. 56) a donné une liste comparative des émigrés

et surtout le Levant de feuilles d'or et d'argent. « Ces ressources se sont anéanties avec l'évanouissement du commerce... Il y a huit ans on comptait 70,000 ouvriers dans l'orfèvrerie et la bijouterie; beaucoup ont quitté ou se sont expatriés... La République a regretté les artistes en ce genre, qui depuis quatre ans ont été chercher de l'occupation en Angleterre et y ont porté leurs outils . » Au début du Consulat, les préfets dans leurs rapports signalèrent presque unanimement une décadence de l'industrie, dans le Pas-de-Calais, dans la Seine-Inférieure, dans la Sarthe, dans le Vaucluse, dans les BassesPyrénées; il est juste de dire que ces préfets n'avaient pas intérêt à flatter le régime que le Consulat remplaçait.

Si les documents ne fournissent pas la matière d'une statistique complète comparée entre 1789 et 1799, ils sont en assez grand nombre et assez concordants, sinon pour mesurer la différence, du moins pour prouver que le recul a été grand et à peu près général. Il est utile, malgré la monotonie de telles citations, d'en mettre plusieurs sous les yeux du lecteur.

Le gouvernement voulait soutenir les Gobelins, la Savonnerie, Sèvres; mais depuis huit mois, dit le Moniteur du 12 février 1798, l'argent manque et on n'a rien fait.

et des déportés du département des Bouches-du-Rhône de 1789 à 1793, et de 1793 à 1799.

De 1789 au 22 octobre 1793. Du 22 octobre 1793 à 1799.
Emigrés. Déportés.
Emigrés. Déportés.

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L'émigration était une cause de diminution de l'activité industrielle, non seulement parce qu'elle privait le pays de consommateurs et de capitaux, mais parce que des Français avaient porté leur industrie à l'étranger. En l'an IX, un Français établi à Barcelone appelle l'attention du ministre sur les progrès que font en Italie et en Espagne les nouvelles manufactures fondées par des Français. Arch. nationales, F12 679.

La Convention avait non seulement sévi contre l'émigration ouvrière, mais contre les coalitions quand elle avait cru le salut public intéressé. Ainsi, le 22 frimaire an II, ayant à organiser des ateliers d'armes, elle décréta : « Toutes coalitions ou rassemblements d'ouvriers sont défendus; les communications que le travail peut rendre utiles ou nécessaires entre les ouvriers de différents ateliers n'auront lieu que par l'intermédiaire ou la permission expresse de l'administration dont chaque atelier dépend. Dans aucun cas les ouvriers ne pourront s'attrouper pour porter des plaintes; les attroupements qui pourraient se former seront dissipés, les auteurs et les instigateurs seront mis en état d'arrestation et punis suivant les lois. » 1. Arch. nationales, F12 95122.

Lyon était ruiné depuis le siège qu'il avait subi sous la Convention. Le Comité de salut public, après la prise de la ville, devenue << Commune affranchie », avait décidé la séquestration des magasins et fabriques, la suppression des commissionnaires et marchands de soie,« funestes sangsues de l'industrie », des capitalistes coupables « d'agiotage et d'accaparement », n'admettant plus que de petits établissements dont la loi fixerait le maximum de production'. Il paraît que le nombre des métiers était réduit sous le Directoire à 3,500; malgré une crise intense qui avait, avant la Révolution, désarmé plus de 5,000 métiers, il y en avait eu encore 9,335 battant en 1788. Deglize, dont le témoignage est précis, mais quelque peu suspect parce que l'auteur était opposé à la liberté de l'industrie, compte, à la fin du Directoire, 4,159 femmes et seulement 290 hommes employés dans la Grande fabrique 2: la majorité des ouvriers étaient sous les drapeaux. La fabrication des fils d'or avait diminué des neuf dixièmes; le nombre des ouvriers chapeliers était tombé de 8,000 à 1,500. Il se produisit une légère reprise du travail au commencement du Directoire; la conspiration de Babeuf l'arrêta. « Le fabricant démonte ses métiers », disait le représentant Mayeuvre aux CinqCents. Dans une pétition de l'an VI, les fabricants exposaient «< la misère affreuse dans laquelle ils sont plongés ». « Le mouvement, disaient-ils, que la Révolution a imprimé à la mode, sans détruire entièrement le luxe, a fait disparaître la consommation de la majeure partie des vêtements en soie pour les hommes, et la bizarrerie du goût des femmes leur fait accorder une préférence coupable aux étoffes fabriquées chez nos plus cruels ennemis. En vain les lois les ont prohibées. » Ils réclamaient des secours et des encouragements. Un représentant du peuple obtint seulement 2 millions en assignats; encore ces millions ne furent-ils pas payés 3.

Tarare, qui fabriquait dix à douze mille pièces de mousseline, n'en faisait plus la moitié à cause des droits considérables mis sur les cotons; toutefois, dans les montagnes voisines, le tissage des cotonnades restait actif.

Avant la Révolution, Thiers occupait 9,000 bras à la fabrication des couteaux et des ciseaux, et beaucoup de cultivateurs s'y employaient aussi dans leurs moments de loisir. La ville souffrit de la famine pendant le maximum, de l'anéantissement des assignats sous le Directoire, de la contrefaçon des marques, et 2,000 ouvriers s'expatrièrent *. Au commencement du Consulat, la ville de Sedan se plaignait de la

1. Hist. de la fabrique lyonnaise, par M. PARISET, p. 253.

2. Voir le mémoire de DEGLIZE dans les Archives municipales de Lyon.

3. Arch. nationales, F12 679.

4. Arch. nationales, F12 665.

décadence de la draperie, vingt chefs de maisons ayant péri sur l'échafaud, d'autres ayant été ruinés parce que leurs débiteurs les avaient obligés à recevoir des assignats en remboursement, tous ayant à souffrir << du mauvais esprit des ouvriers » et même de vols scandaleux de matières. Les fabricants de Sedan n'étaient pas les maîtres dans leur atelier; il est vrai qu'ils ne l'étaient guère plus au temps de Louis XVI. Ils auraient bien voulu introduire, comme à Reims, disaient-ils, des mécaniques à filer et à coudre; mais ils n'osaient pas le faire « dans la crainte de voir leurs ouvriers se livrer aux derniers et plus coupables excès. Cette crainte, ajoutaient-ils, en empêchera de bien longtemps l'usage à Sedan, à moins que le gouvernement n'intervienne ».

Les draps de Louviers étaient en diminution, comme ceux de Sedan. Dans le département du Calvados, « les frocs,lit-on dans une pétition de l'an VI, les toiles de Lisieux, les draps de Vire sont la seule branche commerciale qui paraisse encore susceptible de supporter une partie de la contribution mobilière; mais, nous le répétons, les réquisitions ont ruiné tous les commerçants. Les bons qu'ils ont obtenus en payement et dont la plus grande partie n'est pas encore liquidée n'ont point été admis pour l'acquit de leurs contributions ».

En l'an IV, les administrateurs du département du Nord réclamaient 20,000 livres « pour subvenir aux besoins pressants des ouvriers de Tourcoing (1,000 à 1,200 familles) qui sont sans travail, les fabriques qui les faisaient vivre étant en partie détruites par les différents ennemis qui ont successivement envahi cette commune, en partie dans l'inaction à cause de la situation incertaine des finances 3 >>.

En l'an VI, les députés de l'Aude demandaient une décharge de contributions, parce que « depuis la décadence des fabriques de draps destinés pour le Levant, il n'y a plus de richesse industrielle dans ce département, et que plus de 2,000 ouvriers, autrefois attachés aux fabriques, sont sans pain ».

En l'an VII,les ouvriers des manufactures de Nantes exposaient, pour la seconde ou la troisième fois, au gouvernement, « la situation affligeante où ils se trouvent par la cessation des travaux »,et ils attribuaient le mal à l'importation étrangère 3, laquelle était pourtant bien restreinte alors.

1. Arch, nationales, F12 654.

2. M. ROCQUAIN, l'État de la France au 18 brumaire, p. 399.

3. Arch. nationales, F12 679.

4. M. ROCQUAIN, op. cit., p. 391.

5. « Nous réclamons des lois qui défendent l'entrée des marchandises étrangères ; nous accusons aux yeux de l'univers ces êtres légers préférant donner la mort à des milliers d'ouvriers, pères de famille, plutôt que de donner la préférence aux productions natales. » Les signatures apposées au bas de cette pétition occupent huit colonnes. - Arch, nationales, F12 679.

A Oleron, la manufacture de bas de laine était tombée de 4,000 ouvriers à 200.

A Montauban, le maximum et les réquisitions, disait-on, ont ruiné la draperie et réduit des deux tiers sa production; les ouvriers sont rares parce que la plupart sont sous les armes et la main-d'œuvre a renchéri; l'argent est trop cher pour qu'on travaille à crédit, et les assignats ont habitué les fabricants à faire de mauvaise marchandise. En Bretagne, la toile avait perdu le marché de l'Espagne et toute exportation était arrêtée par les croisières anglaises.

Dans le département de l'Orne, le commerce des toiles, quoiqu'il fût encore un des plus importants, était « extrêmement affaibli » : de 4 millions environ à 2, et la qualité avait baissé ; « la mesure désastreuse du maximum vint porter le dernier coup aux manufactures en tout genre ». Si les grosses forges étaient en pleine activité, la vente des épingles de Laigle était fort réduite, celle des cuirs et peaux aussi; la dentelle, à Alençon, à Argentan, à Caen, à Bayeux, qui représentait une valeur de près de 2 millions par an, était tombée à 200.000 francs 1. La fabrique de batistes et linons de Saint-Quentin était ruinée et, d'après le préfet de l'an IX, 60,000 ouvriers étaient réduits à mendier, tandis que non loin de là, les usines des Ardennes s'étaient tellement multipliées pour fournir aux besoins de la guerre, que le même fonctionnaire, redoutant la disette du bois, faisait revivre les règlements qui interdisaient l'établissement d'une usine avant enquête.

La draperie de Reims, qui nourrissait sous l'ancien régime un très grand nombre d'ouvriers, était languissante, et l'exportation des vins de Champagne étant interrompue, beaucoup d'autres ouvriers étaient en chômage 2. « Le maximum et les réquisitions ont été ruineux » liton dans un rapport.

Le général Lacuée, envoyé en mission dans la 1re division militaire. (7 départements) en l'an IX, après avoir, dans son rapport, énuméré les principales industries de la circonscription, ajoutait : « Pendant la Révolution, presque toutes ces manufactures ont diminué en activité, et beaucoup sont totalement perdues. Les causes sont connues : les réquisitions, le maximum, le discrédit des assignats, la Terreur qui faisait enfouir les capitaux, la guerre qui empêchait les exportations et diminuait les consommations intérieures. Avant le 18 fructidor les manufactures avaient repris un peu d'essor, mais cette funeste journée les replongea bien plus bas qu'elles ne l'étaient en l'an IV; et bientôt après, l'emprunt forcé, la loi des otages et la dissolution

1. Description abrégée du dép. de l'Orne par le lycée d'Alençon sur la demande de M. LA MAGDELEINE, préfet (an IX). Arch. nationales, F12 566.

2. Arch. nationales, F12 177.

3. Ibid., n° 129.

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