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l'Angleterre et attestait la même naïveté d'illusions: « Considérant qu'ainsi on détournera l'exportation des matières premières qu'on emploiera en France, que c'est un moyen de faire à nos rivaux une guerre de spéculation qui les ruinera infailliblement, en nous enrichissant '... » Les archives renferment nombre de demandes de subventions et d'encouragement adressées au Comité de salut public, puis au Directoire, par des inventeurs, des importateurs de mécaniques anglaises, des industriels qui voulaient créer un établissement nouveau ou qui se trouvaient dans la détresse 2. La liberté de l'industrie n'empêchait pas de solliciter des faveurs, et dans certains cas, ne dispensait pas de demander une autorisation administrative. C'était le cas, par exemple, quand une fabrique devait s'établir sur un cours d'eau pour disposer de la force motrice 3.

Une des plus importantes inventions chimiques de cette époque est celle de la soude artificielle. Elle était antérieure à la Révolution. L'inventeur Leblanc avait monté à Saint-Denis, sous le patronage du duc d'Orléans, une fabrique qui, après une interruption, avait été réinstallée sous le nom de Franciade, avec la raison sociale Leblanc, Dizé et Shée, au temps de la Convention. Le citoyen Caron, ayant fait connaître un procédé de fabrication dont il était l'auteur, le Comité de salut public prit aussitôt un arrêté: « Considérant que la République doit porter l'énergie de la liberté sur tous les objets qui sont utiles aux arts de première nécessité et s'affranchir de toute dépendance commerciale et tirer de son sein tous les objets que la nature y dépose, comme pour rendre vains les efforts et la haine des despotes, et mettre également en réquisition, pour l'utilité générale, les inventions de l'industrie et les productions du sol, arrête que tous les citoyens qui ont commencé des établissements ou qui ont obtenu des brevets d'invention pour retirer la soude du sel marin, sont tenus...de faire connaître à la commission, dans deux décades, la situation de ces établissements... >>

1. Arch. du dép, de Seine-et-Oise, L. 1 m.

2. Des pièces de ce genre se trouvent dans un grand nombre de dossiers des Archives nationales faisant partie du versement de 1898, particulièrement F12 95054 (affaires Michaux, Sarlat, Imbert, Le Turc) et F12 95074.

3. Exemple: Gousse, entrepreneur de la manufacture de tôle-cuivre et fer-blanc à Blandèque (Pas-de-Calais), voulait créer un second établissement. Il avait demandé l'autorisation à l'administration centrale du Pas-de-Calais. Après avoir attendu en vain une réponse pendant plusieurs mois, Gousse s'adressa au Directoire. La société populaire révolutionnaire de Dune-Libre fit un rapport favorable pour le rétablissement de cette manufacture si utile ». Le rapport des commissaires envoyés par le Directoire fut moins favorable, parce que le premier établissement était depuis longtemps en chômage, etc. Cependant, en l'an VI,l'autorisation finit par être accordée. Arch. nationales, F12 95074. Un autre usinier, Powell, se trouva dans un cas semblable; les habitants de Calais s'opposaient à l'autorisation. « C'est à vous qu'il appartient de décider », écrit-on au chef de bureau du ministère. L'autorisation fut accordée.

Une commission de quatre membres (Lelièvre, Pelletier, Darcet et Giroud) alla examiner sur place les douze systèmes de fabrication qui lui avaient été signalés. Elle distingua celui de la manufacture de Javelle; mais elle donna la préférence à celui de Leblanc, qui consistait à décomposer le sel marin par l'acide sulfurique pour obtenir le sel de Glauber (sulfate de soude), puis à traiter ce sel avec de la craie. lavée et du charbon pour obtenir la soude. « Ce procédé par l'intermédiaire de la craie nous paraît être celui qui peut être le plus généralement adopté 2. »

Le Directoire accueillait, comme on l'avait fait sous l'ancien régime, des étrangers qui importaient une industrie nouvelle. Il est vrai qu'il en vint peu. Nous pouvons cependant citer Raynaud et Ford, deux Américains, que le ministre français à Philadelphie envoya et auxquels le gouvernement accorda, en fructidor an IV, 6,000 livres pour créer une fabrique de draps avec des mécaniques à carder et à filer. L'entreprise paraît avoir mal réussi; car, quelque temps après, les Américains se plaignaient d'avoir été victimes d'intrigues formées contre eux dans les bureaux et d'être réduits à la misère 3.

Le Directoire stimulait la fabrication du fer et de l'acier dont les armées faisaient une grande consommation. Il suivait en cela la tradition du Comité de salut public qui avait fait rédiger par Vandermonde, Monge et Berthollet et imprimer une instruction sur la fabrication de l'acier, acier naturel, acier de cémentation, acier fondu. « L'acier nous manque, disait cette instruction; l'Angleterre, l'Allemagne nous en fournissaient; mais les despotes ont rompu tout commerce. Faisons notre acier » Pour la fonte on citait alors comme remarquable le fourneau de Condé (Eure), qui pouvait produire 1 million de livres dans l'année,

1. Après la rédaction du rapport, trois autres systèmes se firent connaître; ils sont décrits dans un appendice.

2. Le rapport imprimé en l'an III par l'imprimerie du Comité de salut public porte pour titre : « Prescription de divers procédés pour extraire la soude du sel marin, en exécution d'un arrêté du Comité de salut public du 8 pluviôse an II de la République française, imprimé par ordre du Comité de salut public. » Il débute ainsi : « Le premier effet qu'a dû produire la guerre que la République soutient si glorieusement contre les tyrans de l'Europe conjurés et armés contre sa liberté a été la cessation subite de son commerce. Cernée de toutes parts, elle a vu dans un instant ses rapports anéantis; dès le commencement même d'une année de disette, elle s'est vue à la fois obligée de créer des armées formidables et d'alimenter une grande population. Tout était à faire et tout manquait à la fois... La Convention n'a pas perdu courage et connaissant bien le génie de la Nation qu'elle représente et ce que peut sur un peuple magnanime le sentiment profond de la liberté, c'est des obstacles mêmes qu'elle a fait sortir les plus grandes ressources. » Arch. nationales, F12 95096.

3. Arch. nationales, F12 95052.

4. La fabrique d'acier, fondée à la fin de l'ancien régime à Amboise, continuait à travailler; elle demanda plusieurs fois des secours au gouvernement. Arch. nationales, F12 1305.

soit environ une tonne par jour; il y a aujourd'hui aux États-Unis des hauts fourneaux qui rendent plus de 500 tonnes par jour.

La période révolutionnaire n'a pas été propice aux arts. Ils ont langui faute de commandes, comme les industries de luxe. Beaucoup d'artistes tombèrent dans la misère. Cependant le Salon fut rouvert. sous la Convention et sous le Directoire; en 1793, David, un grand artiste, qui était député à la Convention et qui avait adopté avec enthousiasme la politique des Jacobins, régnait sur le monde officiel des arts; la réaction du 9 thermidor avait mis fin à son règne, mais non à son influence comme chef d'école. Le style ultra-classique, imitation froide d'une antiquité de convention qu'il patronnait, s'imposa dans la construction des édifices publics, comme dans l'ameublement et le costume. Les sujets tirés de l'histoire romaine et les allégories abondèrent à côté des portraits dans les expositions.

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Nous avons vu que le déLa population industrielle el agricole. sarroi de l'industrie et la misère publique n'avaient pas empêché le luxe de reparaître dans Paris et dans quelques grandes villes après la Terreur, luxe tapageur, visant plus à l'effet qu'à la délicatesse. Dès la fin de l'année 1794, on ne voyait presque plus de bonnets rouges dans les rues; les cocardes commençaient à devenir rares, comme le tutoiement dans la conversation 3. Cependant les élégantes, avons-nous dit, affectaient un costume soi-disant antique qui semblait donner un air républicain; les députés et officiers publics se drapaient d'une manière théâtrale; les muscadins portaient des costumes de couleur voyante. Ces excentricités, il est vrai, ne sortaient guère de Paris el des grandes villes; dans les petites villes et dans les campagnes elles ne pénétrèrent guère. Le fond des mœurs familiales d'ailleurs avait peu changé. Toutefois la facilité du divorce désunissait uombre de ménages, à Paris surtout,et l'absence de police livrait la rue à la prostitution. Les rapports des commissaires signalent fréquemment les maisons de jeu et un «< libertinage effréné ». « Au Palais-Egalité, lit-on dans un de ces rapports, on ne voit pas sans murmures des jeunes filles de dix et onze ans livrées à la corruption et attaquer les hommes, surtout les militaires avec la licence la plus effrénée*. »

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1. Arch. nationales, F12 1305.

2. Parmi les logogriphes de l'allégorie, M. BENOIT (l'Art français sous la Révolution et l'Empire) cite au Salon de 1793 un tableau de Genillon symbolisant le triomphe de la Révolution par une tempête qui cause le naufrage du vaisseau le Despote contre un rocher occupé par la Liberté.

3. Paris pendant la réaction thermidorienne, 10 nivôse an XII (30 décembre 1794). 4. « Toujours beaucoup de femmes publiques, et plus que jamais la trop grande douceur dans le châtiment que l'on exerce envers elles, lorsqu'elles sont au tribunal, en ne les condamnant qu'à deux ou trois jours de détention, ne fait que les encourager au vice. » 6 octobre 1794. Paris pendant la réaction thermidorienne, t. I, p. 151. Voir aussi Ibid., 9 décembre 1795, 1er septembre 1796 et suiv. Cette démorali

La police de la voirie ne valait pas mieux que celle des mœurs. De 1792 à 1799, les rapports des commissaires signalent de temps à autre la malpropreté des rues, encombrées d'immondices'. Quand un balai coûtait de 9 à 10 livres, on s'abstenait de balayer.

Il y avait des villes où l'on vivait bourgeoisement, c'est-à-dire où la grande majorité des habitants aisés étaient des rentiers, propriétaires de terres qu'ils affermaient et de capitaux mobiliers qu'ils avaient placés, titulaires, avant 1789, d'offices qui leur donnaient un rang social; dans ces villes, il y avait en général peu d'industrie; artisans et petits marchands dépendaient, comme les domestiques, du revenu des bourgeois. Ces villes ont été alors au nombre des plus atteintes, parce que les offices avaient été supprimés et que les fermages ne rentraient pas. Les familles qui dédaignaient l'industrie et qui n'avaient pas accès dans la nouvelle administration resserraient leur existence et ne savaient que faire de leurs enfants 2. Cependant, dans mainte région sans doute, des bourgeois ont arrondi leur fortune en devenant acquéreurs de biens nationaux 3.

La décadence de l'industrie pendant la période révolutionnaire est manifeste. Elle n'était cependant pas universelle, parce qu'il y avait des villes que les mesures tyranniques de la Convention avaient peu atteintes et parce qu'il y avait des fabriques dont les fournitures militaires entretenaient l'activité. Jamais on n'avait extrait des caves autant de salpêtre, fabriqué autant de fusils et de canons. On avait installé des manufactures d'armes à Amboise, à Souppes, à Chantilly, à Paris où plus de deux cents forges étaient en activité.

I importe de remarquer aussi que certaines industries rurales avaient été moins compromises que la consommation urbaine'. La situation des campagnes en effet a été durant cette période très différente de celle des cités. La population urbaine avait assurément diminué; il est très vraisemblable au contraire que la population rurale augmenta, sinon partout, au moins dans les départements sation de la rue était antérieure au Directoire. Le Moniteur du 11 février 1791 signale déjà des mesures prises par « le conseil général de la commune informé de la scandaleuse rapidité avec laquelle les maisons de jeu se sont multipliées dans la capitale depuis quelques mois. »

1. Voir M. TUETEY, l'Etat de Paris en 1792, p. 21, et M. AULARD, Paris pendant la réaction thermidorienne, 29 novembre 1795, etc.

2. Voir, entre autres témoignages, un mémoire du 13 fructidor an IV de l'administration municipale d'Arras au ministre. Arch. du Pas-de-Calais, série L.

3. M. MARION a établi que dans le district de Libourne ce furent jusqu'au temps de la Convention surtout des bourgeois qui furent acquéreurs des biens du clergé. De la vente des biens nationaux dans le district de Libourne.

4. Il y a même des fabriques artistiques qui ont prospéré. Telle paraît avoir été, par exemple, la verrerie de Portalis, fondée en 1705, qui, devenue propriété nationale, avait été louée à bail et qui conserva à peu près son personnel: 230 personnes logées dans la manufacture. Mais le nombre total des verreries du département avait diminué.

dont la guerre civile n'avait pas rongé la substance. Nous avons évalué la population totale de la France en 1789 à 26 millions; les contemporains ne lui en assignaient même guère que 25, mais ils étaient probablement au-dessous de la réalité. Le premier recensement, opéré en 1801, en accuse 27.247.000; il y a donc eu augmentation, et quelle que soit l'opinion théorique de tel statisticien, cette augmentation est vraisemblable. C'était l'opinion de Malthus et c'est la nôtre. La raison est que, malgré les réquisitions souvent très vexatoires et les levées d'hommes qui ont enlevé des bras, les cultivateurs ont joui durant cette période de privilèges considérables. L'abolition et le rachat des droits féodaux qui se sont résumés presque partout en suppression radicale sans indemnité, les ont débarrassés des redevances; le nouvel impôt foncier, qui était très lourd, ils l'ont payé en assignats, ou ne l'ont pas payé du tout. Beaucoup de fermiers n'ont pas acquitté la rente due au propriétaire, quand le propriétaire était émigré, et ceux qui l'ont acquittée l'ont fait presque toujours en assignats dépréciés, pendant qu'ils ne vendaient, à moins de réquisition, leurs denrées que contre du numéraire. Or, dès le milieu de l'an III, le sac de farine était coté dans le Nord 60 livres en argent et 500 en assignats; la différence, comme nous l'avons vu, alla en augmentant. On raconte qu'un propriétaire ayant demandé un sac de blé à son fermier, celui-ci le lui apporta : « C'est 1,200 livres, dit-il, je vous dois 600 livres de fermage; donnez-moi 600 livres et ma quittance: notre compte sera réglé 2. » Que l'anecdote soit vraie ou imaginaire, elle peint la situation. Depuis que la Convention eut décrété que les biens

1. Voir la Population française, par E. LEVASSEUR, t. I, p. 298. Le préfet de la Moselle, dans son rapport de l'an IX, dit que les naissances ont été très nombreuses en 1792. «Mais cette année est hors de toutes les années. Les abus en tout genre, le papier-monnaie, le non-payement des impôts et des redevances, le partage des communaux, la vente å vil prix des biens nationaux avaient répandu parmi le peuple une telle aisance que les classes les plus pauvres qui sont les plus nombreuses n'ont pas craint d'augmenter leurs familles, auxquelles elles espéraient léguer un jour des champs et le bonheur. » Le même préfet dit qu'un certain luxe s'insinue dans l'humble réduit du manœuvre agricole; il mange un peu de viande : il use de boissons fermentées, « devenues pour plusieurs une funeste passion » ; son salaire a augmenté (de 0 fr. 75 à 1 fr.). Lord Malmesbury allant de Calais à Paris en octobre 1796 et voyant des femmes, des vieillards et des enfants à la charrue en conclut au contraire que la population mâle a diminué (Diaries, cité par TAINE'. Mais un voyageur qui passe n'est pas un juge infaillible. La question de la popula tion pendant la Révolution est complexe. D'après TAINE (t. VIII), sur 58 mémoires de préfets en l'an IX, 37 affirment que la population a diminué, 12 qu'elle s'est accrue et 9 qu'elle a été stationnaire. Les mémoires montrent que la plupart des grandes villes avaient perdu des habitants (Bordeaux 1/10, Rennes 1/8, Lyon plus de 80,000 etc.), que la mortalité et le nombre des enfants abandonnés avaient augmenté. 2. Arch. nationales, F12 662. Dans ce mémoire il est dit que ce propriétaire foncier, ne pouvant obtenir de grains de ses fermiers, serait mort de faim si un ami ne lui avait donné un pain de munition.

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