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nationaux seraient vendus par petits lots, beaucoup de paysans, fermiers, petits propriétaires et même journaliers, en acquirent qu'ils payèrent en assignats à des prix extrêmement bas, quelquefois pour une ou deux années de revenu '. L'aisance des campagnes explique (avec la conscription) la fréquence des mariages et l'accroissement de la population totale par suite d'une forte natalité rurale 2.

Mlle Hélène-Marie Williams écrivait dans son Nouveau voyage en Suisse :

«... La Révolution française semble avoir été faite pour le cultivateur français. Pendant que le clergé, la noblesse, les rentiers ont été ruinés, pendant que le commerce, ami de la paix, a été contrarié, interrompu par de continuelles secousses politiques, le laboureur émancipé de toutes les gênes féodales et de la servitude personnelle, déchargé de taxes onéreuses multipliées sous mille formes différentes et dont quelques-unes entraînaient le déshonneur, délivré des vampires du fisc qui semblaient sucer le cadavre de la misère avec d'autant plus d'acharnement qu'il était plus épuisé, le laboureur, dis-je, plus que tout autre doit saluer l'aurore de la liberté... Le château était livré aux flammes, sa chaumière était respectée ; presque toutes les propriétés étaient violées, celle du cultivateur, à l'exception de quelques réquisitions, demeurait intacte; les villes regorgeaient de bourreaux et de juges, la plupart des campagnes ne les ont jamais vus.

<< Pendant la longue durée de la dépréciation du papier-monnaie, le fermier payait avec le travail d'une semaine le fermage d'une année, et ce bénéfice désordonné le mettait souvent à portée de devenir luimême acquéreur de la terre dont il n'était auparavant que le locataire. Assez égoïste pour tirer tout le parti possible des circonstances en même temps qu'il s'acquittait du fermage en papier, il ne vendait ses denrées que pour de l'argent, et le propriétaire affamé était forcé de se défaire de son argenterie, de ses meubles pour acheter le blé de ses propres terres et nourrir sa famille et lui. Le retour des espèces l'a délivré de la misère; les fermiers payent en argent, et cela doit leur être facile après ce qu'ils ont amassé sous le règne du papier. Les fermiers forment à présent une classe de paysans aisés inconnue jusqu'à présent en France, et leurs femmes, leurs filles, qui allaient autrefois nu-pieds, à présent montrent fièrement une bonne chaussure, des dentelles, des boucles d'oreilles, et surtout des croix d'or, témoignage de leur vanité encore plus que de leur foi. »

Le tableau, quoique un peu chargé en couleur, paraît exact. On en

1. Dans un rapport sur l'état économique, il est dit (Arch. nationales, F12177, no 49) qu'à Strasbourg le sac de blé valait 1,200 livres, de sorte qu'avec une récolte le paysan paye le domaine qu'il a acquis, l'administration recevant les assignats au pair et les paysans vendant à la République leurs denrées au cours.

2. La Population française, par E. LEVASSEUR, t. I, p. 298.

retrouve des traits dans plusieurs des mémoires rédigés par les préfets en l'an IX sur la demande du ministre, bien que ces mémoires, à l'aurore d'une ère qui devait être une restauration. s'attachent à montrer en général les ruines faites par la Révolution plutôt que ses bienfaits. Nous empruntons, pour compléter le tableau, le passage suivant du mémoire d'un sous-préfet qui administrait un arrondissement tout rural, celui de Gien 1:

<< Depuis 1789 beaucoup de citoyens alors véritablement indigents sont devenus plus à leur aise, à cause des assignals qui ont permis de payer les dettes et d'acquérir aisément. Mais, si le nombre des propriétaires a augmenté, le nombre de ceux vivant du seul produit de leurs biens-fonds a diminué de moitié. Le nombre des gens de peine et des domestiques est à peu près le même en l'an IX qu'en 1789, avec la seule différence que la diminution des hommes est compensée par un plus grand nombre de femmes. Les rentiers ont prodigieusement diminué depuis le règne du papier-monnaie; des créances de toute espèce ont été remboursées en grand nombre et la confiance n'est pas encore assez rétablie pour que les capitalistes veuillent placer leurs fonds...

<<< Toutes les classes de la société ont remplacé par une plus grande dépense celle des gros propriétaires d'autrefois qui se trouve diminuée; mais les commerçants, les artisans et les journaliers n'éprouvent aucune gêne par suite du luxe excessif qu'ils ont adopté, puisqu'ils gagnent à proportion de leurs dépenses, tandis que le propriétaire, les rentiers et les salariés à appointements fixes sont réduits à des privations qui se multiplient à raison de l'augmentation de prix des objets de première nécessité... »

En effet, à l'exception du pain dont le prix n'avait pas changé, la plupart des produits avaient renchéri dans l'arrondissement. La viande avait augmenté de moitié, la bière d'un tiers; le prix du bois avait doublé, celui des sabots avait décuplé 2; il n'y avait que le sel qui fût devenu meilleur marché par suite de la suppression de l'impôt. La concurrence avait amené les marchands à orner leurs boutiques comme ils ne le faisaient pas auparavant, pour attirer la clientèle. Le souspréfet signale parmi les conséquences de la Révolution la diminution. du nombre des jeunes gens instruits et les progrès de l'intempérance. « Il n'y a presque point de petite commune dans laquelle il n'existe des billards et des espèces de cafés où les garçons de labour et les gens de peine se sont accoutumés à l'eau-de-vie, au café et aux liqueurs.

1. Ce mémoire statistique du sous-préfet de l'arrondissement de Gien se trouve dans les Archives du département du Loiret, série M. Communiqué par M. Bloch, archiviste.

2. On avait avant 1789 pour 5 à 6 sous une paire de sabots fabriqués par des sabotiers qui vivaient dans la forêt; sous le Consulat, les sabotiers avaient boutique en ville, et les sabots coûtaient 80 à 90 centimes.

dont ils font usage d'une manière immodérée et affligeante pour l'humanité; c'est la Révolution qui a opéré ce changement dans les campagnes. C'est aussi le règne du papier-monnaie, pendant lequel le journalier s'est accoutumé à dépenser une valeur qui n'avait pas sa confiance, à laquelle il préférait une jouissance quelconque.

La première exposition des produits de l'industrie.- François de Neufchâteau, étant ministre de l'intérieur, eut la bonne pensée de convier l'industrie à exposer ses produits dans une grande solennité. C'était un excellent moyen de la stimuler, en la forçant à s'instruire par ses propres exemples; des récompenses devaient être décernées aux plus dignes. Ces expositions, qu'on se proposait de renouveler chaque année, mesureraient les progrès accomplis. La première eut lieu au Champ de Mars, pendant les cinq jours complémentaires de l'an VI (septembre 1798). Le ministre en fit l'ouverture avec pompe. « Ils ne sont plus, disait-il dans son discours, ces lemps malheureux où l'industrie enchaînée osait à peine produire le fruit de ses méditations et de ses recherches, où des règlements désastreux, des corporations privilégiées, des entraves fiscales étouffaient les germes précieux du génie. Le flambeau de la liberté a lui '. »

Si le tableau du passé était assombri à dessein, le discours renferme cependant une vérité les expositions étaient contemporaines de la liberté. Mais son flambeau n'éclairait pas encore une société pacifiée, et la liberté ne donnait qu'une moisson d'espérances. D'ailleurs, les manufacturiers, prévenus trop tard, n'eurent pas le temps de se préparer; cent dix seulement répondirent à l'appel du Directoire. François de Neufchâteau n'en avait pas moins confiance dans l'avenir de notre industrie et dans l'utilité de l'institution qu'il venait de lui consacrer. « Il a cru, écrivait-il, devoir se hater de poser la première pierre d'un édifice immense, que le temps seul peut achever, et qui s'embellira chaque année par les efforts réunis du commerce et de l'industrie. Lisez avec attention le catalogue et vous vous convaincrez que l'industrie française, prise au dépourvu, a honoré le génie national par des productions qui peuvent exciter l'envie des étrangers; vous verrez que cette exposition, conçue et exécutée à la hâte, incomplètement organisée, est réellement une première campagne, une campagne désastreuse pour l'industrie anglaise et glorieuse pour la République 3.

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L'Angleterre, qui venait de nouer contre nous une seconde coalition, 1. Moniteur du 1er vendémiaire an VII.

2. Le ministre était tout à fait injuste quand il disait : « Citoyens, les arts utiles sont enfin mis à leur place, et le gouvernement républicain les a vengés de l'espèce d'avilissement auquel ils étaient condamnés sous le despotisme. » Les pièces relatives à cette exposition se trouvent aux Archives nationales, F12 985.

3. Circulaire du ministre, Moniteur du 5 brumaire an VII.

était toujours l'épouvantail des républicains, et l'industrie elle-même était considérée par le gouvernement au point de vue d'une machine de guerre. Aussi s'applaudissait-on beaucoup des débuts du Creusot, de la fabrication des crayons Conté, de la renaissance des manufactures de Cholet et de Mayenne, des essais de filature mécanique. C'était encore peu de chose, et malgré les inventions que les nécessités de la guerre avaient stimulées et les progrès que la chimie commençait à faire avec Berthollet et autres, les douzes médailles décernées indiquent que les procédés industriels ne s'étaient pas sensiblement perfectionnés depuis 1789 1.

Patrons et ouvriers. L'industrie languissant, la classe industrielle, patrons, artisans et ouvriers, a dù nécessairement souffrir. Il y a eu sans doute des exceptions, principalement parmi les fabricants qui contribuaient aux fournitures de la guerre et dont plus d'un a gagné une fortune; néanmoins la diminution du travail des ateliers a été le trait saillant du tableau. Les petites gens ont été beaucoup moins que les classes supérieures victimes des proscriptions et des exécutions de la Terreur; cependant ils n'ont pas été partout à l'abri. Taine en a cité quelques preuves entre autres, une lettre de Nîmes extraite des archives des affaires étrangères, portant: « Nous voyons avec peine que les patriotes en place ne sont point délicats sur les moyens de faire arrêter, de trouver des coupables, et que la classe précieuse des artisans n'est pas exceptée » ; et un rapport sur Strasbourg, faisant savoir qu'on avait incarcéré « comme aristocrates et fanatiques >> une ouvrière en modes, une tapissière, une boulangère, un tonnelier, un maçon accusé de « n'avoir jamais montré de patriotisme? ».

Dans maint atelier le ferment révolutionnaire a dû désorganiser la discipline. On écrivait de Montauban, en l'an IV, « que beaucoup d'ouvriers des manufactures ont été pervertis par des démagogues furieux, par des orateurs des clubs, qui leur ont laissé entrevoir l'égalité des fortunes 3». La loi du 14 juin 1791 n'avait pas empêché les coalitions, lesquelles ne semblent pas toutefois avoir été plus fréquentes alors que sous le régime précédent.

3

Nous n'en citerons qu'une, celle des forgerons du canton de Saurat

1. Voici les noms des douze fabricants qui obtinrent des médailles à cette première exposition Bréguet, échappement libre à force constante; Lenoir, balance d'essai, et instruments astronomiques; Didot et Herhan, superbe édition de Virgile; Clouet, fer converti en acier par simple fusion; Dihl et Guérard, tableaux en porcelaine ; Désarnod, poêles de fonte; Conté, crayons; Gremont et Barré (de Bercy), toiles peintes; Potter (de Chantilly), faïence blanche; Payn fils (de Troyes), bonneterie de coton; Deharme (de Bercy), tôle vernie; Julien (près Saint-Brice), coton filé à la mécanique.

2. TAINE, les Origines de la France contemporaine, t. VIII, p. 181, 182. 3. Ibid., t. VIII, p. 179.

(Ariège). En fructidor an V, des forgerons, réunis à Tarascon dans l'auberge du Lion-d'Or, avaient décidé de demander une forte augmentation de salaire et avaient notifié aux ouvriers absents qu'ils eussent à se conformer à cette décision sous peine d'incendie ou même de mort. Le salaire fut en effet augmenté et les compagnons quittèrent les ateliers des patrons réfractaires. Le maître de forges de Rabut ayant conduit à son usine une équipe d'ouvriers qui avaient consenti à un salaire moindre, les coalisés assaillirent la maison à coups de fusil. Après la disparition des assignats, le prix du fer ayant beaucoup baissé, les usiniers voulurent réduire ce salaire: nouvelle coalition. A la fin de l'an VII, les meneurs, masqués et vêtus de jupons de femmes, tinrent conciliabule la nuit dans une auberge de Saurat, rédigèrent une circulaire anonyme qu'ils répandirent dans les ateliers, et provoquèrent une grève qui paraît d'ailleurs n'avoir pas éclaté, mais qui alarma le commissaire du gouvernement. Il n'est pas à présumer que la situation se soit améliorée jusqu'à la fin du Directoire 2.

D'autres actes d'insubordination se produisaient à la même époque dans les forges de la Nièvre, dans l'aciérie d'Amboise et ailleurs. Le conseil des mines proposa d'enrayer ce mouvement en publiant un arrêté ministériel qui reproduirait les anciens règlements en les adaptant au droit actuel; le ministre refusa, parce qu'il regardait ces règlements comme contraires à la Constitution de l'an III 3.

Cependant les autorités publiques ne s'abstenaient pas toujours en pareil cas.

Le Comité de salut public prit plusieurs arrêtés (11 prairial et 29 prairial an II) pour taxer le salaire des moissonneurs et édicter des peines contre le refus de travailler.

A Paris, la municipalité intervint à plusieurs reprises, comme elle l'avait fait sous la Constituante. Exemple : à la fin de l'année 1794, une

1. Nous pourrions en citer d'autres. Par exemple, celle des mineurs d'Hardinghen. L'administrateur du district de Boulogne se rend le 2 messidor an II à la mine; il constate que les nommés... « ont quitté les travaux de la fosse, que l'extraction qu'il importe de maintenir en a considérablement souffert, que les dénommés cidessus sont d'ailleurs prévenus d'avoir excité les autres escloueurs à ne pas retourner à leur poste. On arrête que lesdits particuliers seront conduits à la séance de l'administration du district pour être statué à leur égard ce qu'il appartiendra. » Arch. du Pas-de-Calais, série L, liasse 150.

2. Au commencement du Consulat, le conseil des mines écrivait au sujet des troubles de l'Ariège : « Si le gouvernement ne rétablit pas l'ordre dans la classe des ouvriers, qui en quelques endroits ont eu le malheur de prendre la licence pour la liberté, c'en est fait des manufactures, des fabriques et de tous les arts et professions qu'elles alimentent. L'étranger profitera de plus en plus de la prolongation du désordre dans cette essentielle partie d'administration. >>

3. Arch. nationales, F12 14 (versement du ministère des travaux publics du 13 mai 1898).

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