Page images
PDF
EPUB

lieu d'une avance en pure perte, il n'acquitte qu'une redevance annuelle, faible si son commencement est de peu d'importance, qui augmente ou diminue avec le succès de son établissement, qui cesse le jour où il veut se retirer. »

Suppression des inspecteurs et des règlements. La suppression des communautés d'arts et métiers supprimait, en fait comme en droit, les statuts, les jurés et les visites. Les bureaux du ministère avaient cependant cru devoir conserver l'usage de la marque, en prescrivant aux inspecteurs de l'apposer sans frais. La question fut tranchée par le décret du 27 septembre-16 octobre 1791,qui supprima les directeurs généraux. inspecteurs et élèves des manufactures, les bureaux d'administration et les visites. Il se trouva parmi les manufacturiers quelques défenseurs, convaincus ou intéressés, de la réglementation; mais leur protestation resta sans écho 2. Au contraire, des négociants pétitionnèrent pour réclamer la liberté : « Aujourd'hui que les combinaisons du travail se modifient sous toutes sortes de formes, les conserver, ce serait mettre des bornes aux efforts des citoyens . » Aucune voix ne s'éleva dans l'Assemblée en faveur d'une institution qui pesait sur tous et dont nul ne profitait. Il ne subsista que les règles générales ou particulières de la police et de la salubrité que l'Assemblée confirma, pourvu qu'elles ne fussent pas en opposition avec les lois nouvelles, et dont l'observation fut confiée à la vigilance des officiers municipaux *.

1. Adresse du 24 juin 1791.

2. Voici (Arch. nationales, F12, 652), entre autres, la défense des règlements présentée à l'Assemblée par un fabricant du Languedoc nommé Alard. Dans son mémoire (15 décembre 1789) il vante Colbert, ses règlements, la prospérité de l'industrie sous le régime du colbertisme :

« L'abus qu'ont fait des règlements certains inspecteurs ignorants ont excité les cris des fabricants de mauvaise foi; des ministres innovateurs ont tracé par leur funeste tolérance la voie de l'indépendance. >>

On est passé « d'un ordre trop rigoureux peut-être à une liberté indéfinie, de laquelle il est résulté, du moins en Languedoc, la ruine presque totale des manufactures. >>

...

Ce n'est pas la grande quantité de fabricants qui fait la grande quantité d'étoffes, et la liberté d'en faire sous la même dénomination sous un régime réglé ou libre ne fait pas qu'il s'en fabrique plus, mais seulement qu'il se fabrique plus mal; les ouvriers de qui chaque fabricant sollicite la préférence deviennent insolents et presque toujours infidèles, n'étant plus repris ; la manipulation dégénère au point qu'on trouverait difficilement aujourd'hui des ouvriers assez bons dans chaque genre pour faire une pièce parfaite... Donnez-nous donc des règlements, encouragez les talents.... >>

Rousseau fit à l'Assemblée un rapport sur ce mémoire, et tout en louant le zèle de l'auteur, il conclut que, d'après le vœu des cahiers, une loi « portera la suppression des règlements et des inspecteurs qui sont autant inutiles qu'onéreux au commerce » Ce n'est que sous le Consulat que la question des règlements de fabrique reparut. 3. Collection Rondonneau, 2o part., p. 333.

4. Décret du 2 septembre 1791 sur les règlements de police relatifs aux usines

7

Loi du 31 décembre 1791 sur les brevets d'invention. La quatrième question était plus grave. Du temps des corps de métiers, chaque corporation prétendait avoir la propriété de l'industrie qu'elle exerçait, et poursuivait ceux qui empiétaient sur son privilège. D'un autre côté, dans son sein, elle ne reconnaissait pas à ses membres le droit de jouir exclusivement des perfectionnements qu'ils pouvaient apporter à leur art c'était un fonds commun. Double atteinte à la liberté, nuisible à l'émulation et au progrès de la richesse. On n'échappait à cette gêne que par le privilège de manufacture royale. La manufacture royale n'était plus nécessaire, puisqu'il n'y avait plus lieu de défendre des industries nouvelles contre la jalousie et la routine des corporations. Cependant les privilèges que le roi accordait aux inventeurs n'avaientils pas encore leur raison d'être ? Quand un homme avait consumé son temps et sa fortune pour créer une machine ou perfectionner un procédé, était-il juste de le priver du fruit de son invention, en le livrant à la concurrence de rivaux qui, sans mérite et sans dépense, n'auraient qu'à le copier? Non. Mais fallait-il laisser au bureau d'un ministère le soin de délivrer des privilèges à qui bon lui semblerait ? Le tableau que présentait Boufflers n'était certes pas engageant. << L'inventeur se présente avec son mémoire. On le parcourt d'un air distrait; on le prend d'un air dédaigneux. — Sur cent projets de cette espèce, il n'y en a pas un de raisonnable. Si l'inventeur, grâce à de hautes protections, persévère et parvient à faire nommer une commission d'examen, elle est composée de savants routiniers ou de commerçants jaloux 1. >> Dans une société qui prenait pour devise: Egalité et liberté, il convenait non d'autoriser des privilèges, mais de constituer un droit. On avait pour modèle le système des patentes anglaises, qui avait déjà été proposé, avant l'ouverture des Etats généraux, par la

ateliers, etc. Les inspecteurs, etc. conserveront leur traitement jusqu'au 1er janvier 1792; le 15 novembre 1791, l'Assemblée législative leur accorda un secours de 32.022 livres. En même temps l'Assemblée créa les inspecteurs des ponts et chaussées (16 décembre 1790); mais c'était une création d'un tout autre ordre.

1. Rapport du chevalier de BOUFFLERS. Voir RENOUARD, Traité des brevets d'invention, p. 105. A propos des inventeurs, nous citerons deux faits qui méritent de ne pas rester complètement dans l'oubli. Cugnot est connu aujourd'hui à cause de sa voiture à vapeur qui est au musée du Conservatoire des Arts et Métiers. Or, en l'an VIII, Cugnot demanda le rétablissement d'une pension de 600 livres dont il avait joui sous l'ancien régime. Le ministre de l'intérieur consulta l'Institut, qui répondit par une lettre portant que Cugnot était méritant, citant de lui une fusée et plusieurs inventions relatives à l'artillerie, mais l'Institut ne fit pas même allusion à la voiture à vapeur (Arch. nationales, F12,996).- En 1791,le corps des ferblantiers de Paris réclama contre le privilège qui avait été accordé à Quinquet en 1783; Argand, qui avait dénoncé dans une publication Quinquet et Lange comme des imposteurs, avait obtenu, en 1787, de concert avec Lange pourtant, un privilège pour une lampe à courant d'air. Or, les ferblantiers faisaient tous des lampes à courant d'air depuis 1783, et cependant Argand fit saisir leurs marchandises (Arch. nationales, F12, 395).

chambre de commerce de Normandie, par les députés du commerce et par les inspecteurs généraux. Il le fut de nouveau dans une pétition des inventeurs, adressée, au mois d'août 1790, à l'Assemblée, et le comité d'agriculture et de commerce fut chargé de préparer un projet de loi.

Le rapport fut rédigé par le chevalier de Boufflers et lu en séance publique le 30 décembre 1790. Le décret qui fixait les principes fut adopté presque sans discussion et devint, par la sanction royale, la loi du 31 décembre 1790-7 janvier 1791. Une seconde loi du 17 mai 1791 régla les détails de la pratique.

Boufflers regardait l'inventeur comme possédant un droit de propriété absolue sur sa découverte. « S'il existe pour un homme, disaitil, une véritable propriété, c'est sa pensée; celle-là, du moins, paraît hors d'atteinte; elle est personnelle, elle est indépendante, elle est antérieure à toutes les transactions, et l'arbre qui naît dans un champ n'est pas aussi incontestablement au maître de ce champ que l'idée qui vient dans l'esprit d'un homme n'appartient à son auteur. L'invention, qui est la source des arts, est encore celle de la propriété; elle est la propriété primitive; toutes les autres ne sont que des conventions. >>

Le chevalier avait tort d'ébranler le fondement de toutes les propriétés pour asseoir plus solidement la propriété de l'invention; il dépassait doublement le but. Sans doute, le principe de la propriété est dans le for intérieur de l'homme, dans le libre déploiement de son activité physique ou intellectuelle. A ce titre, rien de plus sacré que la propriété de l'idée. Mais l'idée qui éclôt dans un cerveau germe peut-être au même instant dans d'autres. Est-il juste d'étouffer à jamais ces germes, en faisant de l'idée la propriété absolue de celui qui l'a le premier manifestée ? Quand un homme s'est approprié par le travail une portion quelconque de la matière, aucun autre homme ne peut s'approprier à son tour cette portion sans la recevoir du premier, ou sans la lui enlever par la ruse ou par la violence. Quand un homme s'est approprié une découverte par un effort de la pensée, tous les autres hommes peuvent, sans lui rien emprunter ni ravir, par un effort tout semblable, imaginer la même découverte et acquérir un titre égal à la propriété. Distinction essentielle que le chevalier de Boufflers ne fit pas et qui conduisit l'Assemblée à dire, en termes trop absolus, dans les considérants de la loi, « que ce serait attaquer les droits de l'homme dans leur essence que de ne pas regarder une découverte industrielle comme la propriété de son auteur ».

Toutefois, le mode d'application corrigeait ce que le principe avait d'excessif. Car la loi admettait des patentes de cinq, de dix ou de quinze ans, à la volonté de l'inventeur; le Corps législatif pouvait seul proroger ce terme en faveur des grandes inventions auxquelles quinze années

[ocr errors]

n'auraient pu donner une rémunération suffisante, comme l'avait fait le Parlement anglais en faveur de Watt. En réalité, ce n'était donc pas une propriété absolue qu'on consacrait, mais une priorité qu'on constatait et qu'on récompensait par un droit exclusif de jouissance temporaire. Ramené dans ces limites, le brevet d'invention était une institution juste.

A l'expiration du brevet, les procédés étaient rendus publics et l'usage en était permis à tous. Aussi la loi exigeait-elle, dans un double 'intérêt, une description complète et sincère sous peine de déchéance; car si le procédé breveté était déjà pratiqué ou connu auparavant, la patente était nulle et le patenté qui essayait d'en faire valoir le privilège contre un prétendu contrefacteur devant le juge, était condamné à l'aide de sa description même. D'autre part, si le procédé était réellement nouveau, la description le faisait connaître; le secret utile ne risquait plus de rester enfoui et de s'éteindre avec l'inventeur; en échange du monopole temporaire qu'elle conférait à un de ses membres, la société acquérait la certitude d'une jouissance perpétuelle pour tous.

La loi sur les brevets d'invention excita plus de mécontentements que celle du 2-17 mars 1791. Des savants se plaignirent d'avoir perdu l'autorité que leur donnait l'examen préalable; les bureaux regrettèrent la dispensation préalable des faveurs; les agents de l'industrie s'effrayèrent d'une loi qui allait multiplier les privilèges d'invention et leur susciter dans toutes les classes de la société de dangereux concurrents'.

Boufflers avait déjà dans son rapport réfuté la théorie des récompenses nationales, au nom des droits de la liberté. « Protégez l'inventeur et ne le payez point; en ne le protégeant pas, vous lui refuseriez ce qui lui est dû; en le payant, vous lui donneriez autre chose que ce qui lui est dù. » Dans un mémoire imprimé par ordre de l'Assemblée nationale, il répondit victorieusement à ses adversaires, au nom des mêmes droits, contre la théorie de l'examen préalable : « Où donc est le danger? Est-ce que les plus grandes inepties seraient admises sans examen? Oui; mais aussi elles seraient rejetées sans scrupule, et alors elles tourneraient au détriment de leur auteur. Mais, dira-t-on, pourquoi jamais de contradicteurs? Le contradicteur que vous me demandez est absolument contraire à l'esprit de la loi; l'esprit de la loi est d'abandonner l'homme à son propre examen et de ne point appeler le jugement d'autrui sur ce qui pourrait bien être impossible à juger. Souvent ce qui est inventé est seulement conçu et n'est point encore

1. Tous les ans et tous les mois, depuis 1858, le ministère du commerce publie la liste des brevets pris; de temps à autre, il publie un volume (in-4o) contenant la Description des machines et procédés pour lesquels des brevets d'invention ont été pris et dont le privilège est expiré. De plus, on peut consulter les brevets au Conservatoire des Arts et Métiers qui en a le dépôt.

né; laissez-le naître, laissez-le paraître, et puis vous le jugerez. Vous voulez un contradicteur, je vous en offre deux, dont l'un est plus éclairé que vous ne pensez, et l'autre est infaillible: l'intérêt et l'expérience. »>

La loi concédait au propriétaire de patente le droit de former des établissements dans toute l'étendue du royaume, de céder à d'autres particuliers le droit d'en former, de disposer de sa patente comme de toute propriété mobilière, de requérir la condamnation du contrefacteur à des dommages-intérêts et à une amende. Elle avait d'abord admis la saisie sous caution des objets contrefaits; mais dans la ré daction du 14-25 mai, elle effaça cette clause, comme attentatoire à la liberté. Elle reconnaissait trois ordres de brevets: pour invention, pour perfectionnement, pour importation, ne songeant pas que toute invention n'est qu'un perfectionnement et que l'importation ne mérite pas une telle faveur. Elle établissait, sans une raison peut-être suffisante, une taxe progressive de 300 francs pour cinq ans, 800 francs pour dix ans, et 1,500 francs pour quinze ans. Enfin, elle défendait,bien à tort, à l'inventeur de prendre une patente à l'étranger, et faisait même de cette infraction une cause de déchéance. Tels étaient les détails de la loi, défectueux sur plus d'un point et susceptibles d'être améliorés. Mais les deux principes sur lesquels elle reposait, la jouissance exclusive d'un privilège temporaire et l'absence de tout examen préalable', étaient en parfaite harmonie avec le reste de l'édifice de liberté que la Constituante élevait pour la société moderne. Ils sont restés les fondements de la législation française sur cette matière 2.

L'État, cependant, ne resta pas spectateur désintéressé des progrès de l'industrie. Une commission, composée de quinze membres de l'Académie des sciences et de quinze personnes versées dans différents genres d'industrie, fut instituée sous le nom de Bureau de consultation des arts et métiers, et chargée, d'une part, de faire des expériences pour l'avancement des arts utiles et de fournir des modèles ; d'autre part, de donner son avis sur les récompenses à décerner à ceux qui feraient des découvertes dans les arts utiles et renonceraient au bénéfice du brevet d'invention 3.

1. Sous le Consulat, à une époque où la jurisprudence du brevet d'invention n'était pas encore bien établie, le gouvernement eut à en définir le caractère. On lit dans une circulaire du ministre, nivòse an X (Arch. nationales, F2, 502): « Les journaux ont souvent annoncé que le gouvernement, après s'être assuré du mérite d'une découverte, avait accordé à son auteur un brevet d'invention. De pareilles assertions peuvent faire croire que la délivrance des brevets est le résultat d'un examen préalable; c'est une erreur qu'il importe de détruire... »

2. Le 20-25 décembre 1793, la Convention rendit un décret supprimant les brevets d'invention relatifs à des établissements de finance et défendant d'en accorder désormais pour ce motif. Voyant la détresse du Trésor, beaucoup de personnes avaient imaginé des plans financiers qu'elles s'empressaient de faire breveter. 3. Décret du 9-12 septembre 1791 sur les récompenses à accorder aux artistes, et du 27 septembre-16 octobre 1791 sur la composition provisoire du Bureau.

[ocr errors]
« PreviousContinue »